Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.
Deux semaines s’étaient écoulées dans la torpeur des rhumes qui traînaient en longueur. Tarek avait fini par tomber malade, et l’anniversaire de Malo, le lundi 15 janvier, était passé à la trappe, enseveli sous la grisaille et sous des montagnes de mouchoirs sales.
Armelle se croyait très forte quand elle avait imaginé puis cousu le nouveau collier de Bonbon, mais elle fut étonnée de constater que le plus difficile serait d’écrire à son tour un billet. Le ton du message d’Alexandre – car elle l’appelait par son prénom et le tutoyait déjà en pensée – lui paraissait assez nunuche, mais elle découvrait qu’elle ne pouvait guère faire mieux. Comment paraître contente mais pas trop impatiente, intelligente mais pas intello ni pédante, empressée mais pas trop désœuvrée ni trop assoiffée d’amitié ? Elle lui faisait certainement pitié, enfermée comme elle l’était. Il voyait en elle une gamine avec ses plumes et ses jeux. Voilà pourquoi son message était si gamin ! Il pensait s’adresser à une enfant. À trois enfants d’ailleurs. Comment avait-elle pu se croire son unique destinataire ? Ou alors était-il un espion, comme Columbo et comme la voisine du 11 ? Était-ce lui qui les avait dénoncés aux gendarmes ? Il semblait inquiet, mais ne cherchait-il pas juste à vérifier qu’ils avaient bien été mis en prison ? Ou qu’ils avaient payé une lourde amende les obligeant à rester cachés, honteux de leur pauvreté, vêtus de pantalons sales et troués, épuisés par la malnutrition ? Pire, attendait-il d’elle un faux pas ?
Quoi qu’il en soit, Armelle se coiffait maintenant avec soin pour faire ses devoirs sur la terrasse. Solange avait remarqué ce changement et s’interrogeait en silence sur ses raisons. Le lot de barrettes, colifichets et perles de bain qu’elle avait offert à sa fille pour Noël expliquait-il à lui seul ce sursaut de coquetterie ? Un nouvel élève lors des classes virtuelles ? Il fallait bien constater qu’Armelle soignait plus l’aspect de son visage et de ses cheveux que celui de ses pieds qu’elle n’avait pas honte d’emmitoufler de plusieurs paires de chaussettes dépareillées pour garder ses orteils au chaud quand elle travaillait.
Pendant une semaine, Armelle avait continué à voir passer Alexandre et son père qui travaillaient sur la plage. Elle n’osait pas lui faire signe. Elle se forçait au contraire parfois à détourner la tête. Elle n’arrivait pas, dans ces moments, à le croire malhonnête. Espérait-il de sa part un geste de connivence ? Il devenait évident pour Armelle, que tant qu’elle n’aurait pas répondu, elle ne pourrait se concentrer sur rien. Elle écrivit puis déchira plusieurs messages. Les indiens, c’était du réchauffé, mais la bonne année restait d’actualité. Pouvait-elle parler des gendarmes ? Ce serait trahir et mettre en danger sa famille. Dans un : « Et puis merde ! » sonore, elle ratura une dernière phrase, et écrivit sur un coin de feuille déchirée son numéro de téléphone. À quoi bon ces cachoteries débiles ! Et pourquoi ne pas lui crier son numéro du balcon ? Quelle perte de temps de mêler à ça Bonbon ! On vivait à distance, oui ou non ?
Oui, mais elle sentait bien que pour l’un comme pour l’autre, opter pour le téléphone, les appels, les messages instantanés et les visios serait une déception. Alexandre avait choisi Bonbon, et s’il était facile de communiquer d’un bout à l’autre de la planète par Internet, seule une grande proximité géographique permettait de confier ses mots au bon vouloir aléatoire d’un chat. Le papier fragile et froissé, l’encre qui pouvait se mouiller, les lettres imparfaites et trop serrées tracées à la main, et cet être vivant, imprévisible, joueur, gourmand et capricieux qui devenait leur émissaire, tout contrecarrait le tour numérique qu’avaient pris leurs existences, et rendait unique la phrase la plus anodine. Armelle s’était donc décidée pour une réponse des plus simples. Si Alexandre était un ami, il saurait s’en contenter. S’il était un délateur, il en serait pour ses frais.
Le mardi 23 janvier, tard le soir, Armelle avait ainsi écrit : « Merci Alexandre. Nous allons tous bien. C’est la pluie qui nous a gardés à l’intérieur. Les gendarmes ont été courtois, il s’agissait d’une erreur. Bonne année également à toute ta famille. » Mais ni le jeudi 24 ni les jours suivants n’apportèrent la réponse espérée. Bonbon entrait et sortait, portant toujours autour du cou le message qu’aucune main n’avait retiré. Une averse le trempa. Armelle le sécha, puis le récrivit, le déchira, changea pour un vouvoiement, recommença, revint au « tu », s’impatienta, s’énerva, se fâcha.
C’est ainsi que l’adolescente s’éveilla le lundi 29 janvier 2024 d’une humeur exécrable. Par chance, aucune classe virtuelle n’était programmée ce jour-là, et elle avait, pour seul travail à faire, une liste d’exercices de grammaire sur les propositions subordonnées qu’elle bâclait en mâchant sa contrariété, indifférente au soleil qui, enfin, brillait.
Le contraste entre les dispositions de la fille et celles de sa mère était, ce jour-là, saisissant. La journée était belle et Solange sortait de ses trois semaines de lutte contre la morve et l’humidité glaciale avec une énergie régénérée. Le matin, le supermarché débordait d’un arrivage inespéré de livres jeunesse. Sans doute le rachat du fonds d’une librairie que ni le commerce en ligne ni les fêtes n’avaient sauvée de la faillite. Solange avait rempli ses sacs d’imagiers, de romans fantastiques, d’albums illustrés sur les sciences et les techniques, de contes et d’encyclopédies, d’atlas et de blocs de coloriages. Il y en aurait pour tous. C’était un deuxième Noël, ou plutôt une vraie fête d’anniversaire pour Malo, un peu en retard, et qui profiterait à tous. Ces achats étaient-ils de première nécessité ? Oui, mille fois oui, et qu’on ne lui dise pas qu’elle préparait une évasion avec pour guide un livre de géographie destiné aux 5-12 ans !
Tout comme l’anniversaire, l’Épiphanie avait été oubliée. On était encore en janvier et Solange avait décidé, le matin en faisant ses courses, que les rois pouvaient encore être tirés. Elle allait, le soir-même, forcer sa famille à renouer avec la gaité. Elle avait adopté depuis plusieurs années comme devise, la phrase au départ anodine et même un peu désabusée d’une de ses copines : « On fait des gâteaux aux anniversaires et des crêpes à la Chandeleur ». Depuis les premiers confinements, l’application de cette maxime était devenue pour elle un acte de résistance, une arme dans sa guerre contre les événements. Si nos vies et nos actes pouvaient sembler absurdes, minuscules et perdus dans l’histoire de notre planète flottant parmi l’infini désertique de l’Univers, ils étaient d’autant plus vidés de tout but et de toute substance par l’absence de perspectives inhérente à une vie cloîtrée. Le sens pourtant, croyait Solange, pouvait se retrouver dans l’accomplissement de rituels en apparence dérisoires et terre à terre. Autrefois, quand elle côtoyait en vrai des gens, la mise en pratique de cette conviction lui avait attiré mépris et moqueries. Elle était pour ses collègues une ménagère trop consciencieuse, une pondeuse d’enfants, un peu bêbête et bornée, malencontreusement née avec des œillères qui limitaient son champ d’expression aux tâches domestiques et lui rendaient inaccessibles les richesses philosophiques et métaphysiques du monde.
Le fait est que Solange avait admis depuis longtemps qu’aucune théorie, aucun concept, n’auraient pu l’aider autant que l’aidaient, comme en ce lundi après-midi, le pétrissage et le pliage d’une pâte feuilletée. Elle s’y investissait pleinement, et c’est avec la certitude de faire un choix politique et philosophique qu’elle avait exceptionnellement arrachés Hélias et Malo à leurs exercices scolaires pour les coller à la réalisation et à la décoration de couronnes en papier. La galette des rois, les crêpes, Mardi gras, les chocolats de Pâques, les bains moussants et les petits fours devant le film du samedi soir étaient autant de crampons qui ancraient sa vie au calendrier, structurant d’échéances un peu festives à court terme, le non-sens sans fin de leur enfermement. Elle ne pouvait pas dire à ses enfants quand ils seraient libérés ni s’ils le seraient un jour, mais ce soir elle leur annoncerait qu’on fêterait les rois et que ce plaisir n’arrivait qu’un mois par an. Espérer la fève, se cacher sous la table pour distribuer au sort les parts, complimenter Malo pour le coloriage des couronnes en papier, rendrait cette fin de mois de janvier différente et donnerait une raison de vivre jusqu’au mois de janvier suivant.
Armelle, pendant ce temps, s’agaçait de voir sa mère donner toutes les quinze minutes des « tours » à sa pâte, pliée et beurrée, comme si sa vie en dépendait. N’avait-elle donc rien de plus important à faire ? Le destin d’Armelle serait-il, comme celui de sa mère, de naviguer entre un ordinateur et le supermarché pour n’avoir enfin que la confection du dîner comme moyen d’exprimer son énergie et son talent ? Quel manque d’ambition et d’imagination ! Malgré son dégoût pour cette vie médiocre, Armelle craignait d’avoir déjà emprunté le chemin lâche et décevant qui y conduisait. Elle respectait toutes les règles et travaillait si sagement ! La résignation de sa mère la révoltait. Devrait-elle prendre exemple sur cette femme mal peignée qui pataugeait dans la farine inutilement ? Ne pouvait-on sortir de la passivité pour autre chose que pour bouffer ? Armelle en colère voulait agir et désobéir. Le respect des règles sanitaires n’avait pas épargné à ses parents d’être dénoncés, surveillés et intimidés. Elle se sentait bouillir. Elle voulait sortir. Elle en avait assez d’attendre. Attendre la fin de la pandémie. Attendre d’être grande. Attendre d’avoir un métier qui ne la satisferait pas. Attendre de changer de logement… pour aller où ? Et comble de l’idiotie, attendre un message porté par un chat.
Le soir au dîner, Malo était fier de ses coloriages et surtout fier de s’être rendu utile dans la préparation de la petite fête. Solange distribua les livres qui produisirent des exclamations de joie. La galette, gonflée, striée et dorée, occupait la moitié de la table de la cuisine. Le feuilletage était parfait, la crème d’amande fondait. Armelle n’eut pas la fève, mais après mille colères, elle avait retrouvé le sourire. Elle avait enfin pris une décision qui la libérait d’un grand poids : peu importait ses parents, ses voisins, les gendarmes et la lâcheté, avant la fin de cette semaine, elle sortirait.
À suivre le 05 février 2022…
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