Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.
La feuille tenait dans le creux de sa main. En petites lettres tracées avec soin, Armelle lu :
« Chers Indiens,
Mon père et moi avons vu lundi la charge de cavalerie des tuniques bleues.
Depuis ce jour votre terrasse est fermée et on ne vous voit plus jouer. Allez-vous tous bien ?
Votre chatte vient me voir sur la plage. Elle fouine dans les algues échouées sur le sable à la recherche de coquillages. Vous pouvez la charger de me donner de vos nouvelles.
Alexandre (le goémonier)
PS : Bonne année ».
Incrédule, elle lisait et relisait le message maladroit du grand garçon un peu gauche qui passait quotidiennement sous sa fenêtre. Il n’y avait là rien d’interdit. Ni le papier ni le courrier n’avaient été prohibés par les autorités. On avait bien sûr donné la préférence aux voies électroniques de communication, rapides, efficaces, hygiéniques. Qui savait quels agents pathogènes une enveloppe passée de mains en mains pouvait véhiculer ? Pour limiter les risques, tout courrier arrivant dans un centre de tri devait rester 48 heures en chambre stérile, et les facteurs ne distribuaient qu’une fois par semaine les lettres stockées dans leur bureau de poste. Celles-ci étaient, préalablement à chaque tournée, passées par lots, dans une brume désinfectante de gel hydroalcoolique pulvérisé. Les timbres étaient rares, et toutes ces mesures les avaient rendus chers. Tarek s’acharnait par principe à s’abonner à quelques journaux par voie postale. Pour peu que son hebdomadaire passe par plusieurs centres de tri, et soit un peu trop généreusement désinfecté par le dernier postier, il arrivait humide, froissé, tout corné, et avec un mois de retard. Les nouvelles n’étaient plus fraîches, mais le papier journal sentait bon la résistance pour la survie du monde d’avant.
En cet instant, Armelle ne pensait pas à son père dont elle avait tant moqué les manies de vieux lecteur démodé, mais elle succombait elle aussi au charme désuet de la feuille de papier qu’elle pouvait toucher, plier, rouler, froisser et cacher. Elle n’était pas sortie, elle n’avait enfreint aucune loi, mais elle sentait que ce billet roulé et scotché sur le collier de Bonbon était une porte ouverte vers une forme de liberté oubliée. Elle ne douta pas un instant que dans la famille « goémonier », Alexandre était le fils ne s’adressant qu’à elle, et pas le père offrant ses vœux à toute la famille. Elle décida donc qu’elle n’en parlerait pas. Pour la première fois depuis des mois, cette vie à huis clos lui offrait une aventure et un secret.
En essayant d’arracher le message enroulé autour de son collier, Bonbon s’était griffée. La lanière de cuir irritait maintenant sa blessure au niveau de l’encolure. Il fallait l’enlever. Mais délivrer la chatte de son collier lui faisait courir le risque d’être prise par les autorités pour un animal errant et d’être abattue. En outre, c’était supprimer la voie de communication ingénieusement inaugurée par Alexandre.
Armelle n’entendait aucun bruit venant du salon en dehors de la bande son d’un dessin animé de Tchoupi, un des personnages préférés de Malo. Le temps gris appelait à la sieste. Ses parents et ses frères devaient se reposer de leur mauvaise nuit passée sous la tyrannie de deux nez bouchés. Sans doute son père dormait-il, et Hélias devait-il lire Le Club des Cinq en roulotte, un truc qui fait rêver pour qui aime les chevaux et les cabanes. Armelle n’avait pas envie de dormir, et elle était seule comme rarement. Personne ne viendrait la déranger avant l’heure du dîner. Même Columbo, à qui d’habitude rien échappait, n’avait rien vu passer. Armelle avait sa propre aventure à présent ! Il était temps d’avoir un plan.
Tout d’abord il fallait soigner Bonbon. Armelle trouva dans la salle de bains un spray désinfectant et une crème cicatrisante qui avait été achetée pour Hélias quand il avait souffert de profondes griffures infligées par Malo en représailles à un vilain croche-patte. La fraternité en lieu clos n’était pas sans danger. Ensuite, elle sortit la boîte à couture et choisit dans le « sac à bricoles » une chute de coton imprimé vert. Voilà qui irait bien avec la couleur des yeux de la chatte. Armelle découpa un ruban de tissu qu’elle plia en quatre dans le sens de la largeur pour en former un fin collier. Il ne lui restait plus qu’à faire la couture en prenant garde de ne pas coudre sur toute la longueur et de laisser au milieu du ruban une ouverture qui, tournée vers l’intérieur contre le poil de Bonbon, permettrait de glisser de petits mots dans le collier, entre deux épaisseurs de tissu, sans irriter le cou de l’animal.
Le temps d’achever tout ça par la fixation d’un bouton pression, et la nuit était tombée. La porte du salon s’ouvrit un bref instant sur Solange qui cria à sa fille de ne pas oublier qu’elle devait lire un livre pour son cours de français. Armelle détestait cette prof de lettres qui avait choisi de leur faire étudier le Journal d’Anne Franck. C’était un livre important, certes, mais elle ne supportait pas le contenu de ces cours dans lesquels on leur répétait mille fois par heure comme ils devaient être heureux de ne pas être confinés dans le grenier d’Anne Franck. Comme s’ils avaient besoin de cette idiote de prof pour savoir que leur situation n’était pas comparable à celle de la fillette juive qui y avait laissé la vie. Inutile de réciter les mantras de bonheur pondus par le ministère et diffusés par les enseignants les mieux notés et les plus zélés pour reconnaître que d’autres avaient été plus malheureux qu’eux. Les élèves reconnaissaient sans difficulté que la police et la gendarmerie ne voulaient ni les déporter dans des camps ni les tuer. Les forces de l’ordre veillaient au respect de la distanciation et du confinement, pour leur bien, certainement. Était-ce leur faute si cette distanciation et ce confinement perdaient leur sens au fur et à mesure que s’éloignait l’époque de leur mise en place ? Était-ce leur faute si leurs missions décidées en haut lieu et si l’encouragement de la délation, poussaient des gendarmes à enquêter sur des guirlandes et sur des manches à balai ?
Les plus jeunes enfants avaient oublié la crise de 2020 qui avait déclenché les premières mesures d’isolement. Que pouvaient-ils comprendre aux raisons qui les tenaient enfermés ? Rien sans doute, mais il était probable qu’ils ne se souvenaient pas non plus de ce qu’ils avaient perdu. Armelle voyait parfois son plus jeune frère comme ses animaux de zoo nés en captivité. Malo ne savait pas ce qu’il pouvait regretter. Elle, à treize ans, devait trop souvent étouffer dans son ventre des envies de rébellion. Les programmes scolaires, les journaux et les publicités le répétaient pourtant : le monde extérieur n’était plus sain. Sortir et avoir des contacts physiques avec des amis nous rendait vulnérables aux nouvelles maladies, ou pire, favorisait l’émergence de terribles pathologies. Heureusement, par son intelligence, par la recherche scientifique et par la création incessante de nouvelles technologies, l’humanité pouvait gagner la guerre menée depuis quelques années contre la malignité des virus et des bactéries. La dématérialisation de notre mode de vie n’était que le chemin qu’empruntait maintenant notre évolution. Après le feu, l’agriculture, la sédentarisation et l’industrialisation, nous inventions une autre forme de civilisation.
La nuit, seule encore éveillée dans la chambre des enfants, elle tournait dans son esprit échauffé cette question : « Que lui manquait-il ? » Ils avaient tous un toit et la nourriture était abondante. L’obligation de se confiner avait même contraint les politiques à trouver enfin des solutions de logement pour tous les SDF. Plus personne ne vivait dans la rue et la mendicité appartenait au passé. La pauvreté existait encore, mais au moins était-elle à l’abri des regards et des intempéries. On pouvait rire et parler sans crainte, on sortait une heure par jour, on communiquait, on vivait.
Personne – pas même des adolescents en pleine rébellion hormonale – n’aurait songé à se comparer à des victimes de génocides, mais tous en avaient marre de s’entendre dire qu’ils n’avaient pas le droit de se plaindre. Armelle voulait de plus en plus se plaindre : se plaindre de ne pas voir ses anciennes amies en vrai et de ne pas pouvoir s’en faire de nouvelles, se plaindre de voir la mer sans la toucher (et encore, la voyait-elle !), se plaindre de ne plus être montée dans un bateau depuis plusieurs années et de ne plus avoir le droit de rêver au jour où elle recommencerait, se plaindre de vivre chaque minute avec ses frères, se plaindre de ne pas pouvoir se plaindre de sa famille avec d’autres filles qui auraient partagé ses griefs et rigolé de broutilles, se plaindre de ne plus jamais manger de barbes à papa dans le parc, se plaindre de ne plus courir les poches pleines de centimes à la boulangerie en sortant du collège pour acheter des bonbons à partager sur le chemin avec les copains, se plaindre de ne pas pouvoir voyager, se plaindre d’avoir peur du métier qu’elle ferait s’il devait encore la tenir cloisonnée, se plaindre de devoir cacher son visage à chaque sortie, se plaindre de ne plus aller au club de boxe avec les gosses du quartier, se plaindre de ne plus être retournée au cinéma depuis ses derniers dessins animés de bébé, se plaindre de se voir grandir dans un monde figé, se plaindre d’être contrainte par des murs, maintenue de force en enfance alors que ses pantalons, ses soutifs et son besoin de voir le large explosaient.
Ce n’était pas la Gestapo, mais n’avait-elle vraiment pas le droit de hurler ?
À suivre le 29 janvier 2022…
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