Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.
Solange était fatiguée. La fin de semaine approchait, triste et molle. Encore deux jours et ils seraient en vacances. Il était temps. Dans la nuit, Hélias avait fait une terreur nocturne. Les yeux ouverts sur le néant, ne reconnaissant personne, il avait hurlé et frappé pendant quinze minutes. Une éternité. Malo ne s’était pas réveillé. Il dormait profondément, en bébé. Armelle, cachée sous la couette, s’était plaqué le traversin plié sur les oreilles. Solange avait eu l’impression que sa fille ne s’était pas assoupie depuis son coucher jusqu’au moment où les cris de son frère avaient fait débouler ses parents dans la chambre. À quoi pouvait-elle bien s’occuper, fraîche et lucide, au milieu de la nuit ? Très perturbée par le comportement de son fils, Solange avait vite oublié de s’inquiéter pour sa fille. Mal positionnée à essayer d’étreindre Hélias de face quand il aurait fallu le ceinturer par derrière, elle s’était pris, en voulant le protéger de lui-même, des coups de pieds dans la poitrine et des coups de griffes sur le nez.
Ces terreurs nocturnes auraient dû cesser depuis des années. Quelles visions infernales, oubliées au réveil, pouvaient à ce point terrifier un enfant épargné par la faim et par les mauvais traitements ? Un toit sur la tête, des repas variés dans les assiettes, la sécurité, des jouets et de l’instruction : tous les besoins humains étaient comblés. Certains proclamaient même qu’un âge d’or avait été atteint grâce au confinement. Alors d’où venaient ces cris qui lui déchiraient l’âme ?
Solange avait eu du mal, cette nuit-là, à retrouver le sommeil. Tarek ronflait. À peine la paix revenue, il s’était allongé pour reprendre sans difficulté le cours de sa nuit. Pragmatique, il croyait, pour le quotidien, aux règles simples : à l’heure de dormir on dormait, à l’heure de manger on mangeait, et tant que Dieu nous donnait la force de tenir sur nos jambes, on se levait le matin. Il fallait bien avouer qu’il s’était réveillé en meilleure forme que sa femme. Enchaînée à son écran, elle se concentrait difficilement sur son travail malgré deux tasses de café dont elle détestait l’amertume mais qu’elle avait adouci d’un peu de lait et de beaucoup de sucre. Il devait être dix heures. Ses paupières clignaient. Elle cliquait.
Depuis deux heures elle cliquait. Elle avait demandé à ses élèves de lui rendre un devoir pour la veille, le mercredi 21 février, en espérant pouvoir corriger tous leurs travaux avant le vendredi soir, début des vacances. Hélas, les retardataires étaient nombreux, qu’ils aient été fainéants ou sincèrement victimes d’un problème informatique.
Sur les cent-vingt lycéens qui devaient lui rendre un devoir d’arithmétique traitant de congruences, une petite trentaine seulement avaient, dans les temps, envoyé un mail contenant le travail demandé sous forme d’une pièce jointe au format reconnaissable. Solange savait qu’elle n’en récupèrerait en tout pas plus de soixante, même après de multiples relances. Elle s’en disait désolée, et l’était sans doute un peu, mais pour être honnête, sans l’abandon temporaire ou définitif de certains élèves, elle n’aurait pas pu s’en sortir.
Chaque devoir donnait lieu à plusieurs échanges de mails. Le monde parfait du numérique comptait, dans la promotion qu’il faisait de ses qualités, sans l’imperfection des élèves qui ne comprenaient pas toujours les énoncés, effaçaient ou échouaient à ouvrir les pièces jointes, oubliaient les dates, ou ne pouvaient que difficilement s’organiser avec un ordinateur dans une famille de cinq. Pour chaque devoir reçu, trois ou quatre échanges de messages étaient nécessaires. Certains appelaient au secours au milieu d’une nuit ou d’un jour férié, perdus dans une temporalité qui exigeait l’immédiateté. Solange envoyait des mails. Solange recevait des mails. Solange téléchargeait des pièces jointes. Elle les archivait. Elle créait des dossiers et des sous-dossiers. Au nom et à la photo – parfois à l’avatar – de l’élève, au nom du groupe, du chapitre, du diplôme, de la date. Elle recherchait le vrai patronyme d’inscription du « bo gosse du 93 », de « blakpanter », de « The Demon » et de « frb2008 ». Quand elle échouait à mettre un nom officiel sur un pseudo vantard ou provocateur qu’un adolescent avait choisi pour ses copains en oubliant qu’il l’utiliserait pour ses profs, elle cliquait sur « répondre » et demandait : « J’ai bien reçu votre message, mais vous êtes qui ? ». S’ensuivait un autre va-et-vient sur les chemins magiques de l’Internet dont Solange avait renoncé à calculer l’empreinte carbone. Certains élèves qui écrivaient trop mal ou avec trop d’efforts, préféraient enregistrer un message vocal VMS en MP3, WAVE ou PCM depuis une API. Tout ceci sauvait-il plus les arbres de la planète que les anciennes copies doubles, grand format perforées des vieilles listes de fournitures scolaires que les parents promenaient, pliées, froissées, annotées et barrées, dans les rayons surpeuplés des supermarchés les jours de rentrée ?
La connexion WI-FI venait de sauter. Il fallait tout recommencer : ouvrir de nouveau l’Environnement Numérique de Travail (ENT) de la plateforme de cours virtuels du ministère, entrer les codes, attendre, cliquer. Ouvrir la messagerie de l’ENT. Cliquer. Cliquer sur la pièce jointe et choisir de l’enregistrer, autre clic. Cliquer sur l’explorateur de fichiers et ouvrir le dossier téléchargements : deux clics. Cliquer droit sur le document téléchargé pour le renommer du nom de l’élève, de son groupe et du sujet de l’exercice. Certains élèves, pour un devoir, envoyaient plusieurs messages : un pour chaque exercice, au fur et à mesure de leur avancement. Pour ceux-là, créer un sous-dossier. Double-cliquer gauche pour vérifier la lisibilité du document envoyé. Cliquer pour le retourner. Les élèves les mieux organisés envoyaient un scan propre. Les autres, les plus nombreux, prenaient une photo. Certaines photos étaient floues, illisibles, trop petites. Sur d’autres on voyait en partie la copie, mais surtout le bureau, la trousse, le canapé, et sous la feuille, le cours d’anglais qui dépassait. Dans certains mails il y avait plein de bonjours, de souhaits de santé et de formules de politesse, mais pas de pièce jointe. Alors Solange répondait, retournant formules de politesse et souhaits de bonne santé, pour signaler que la pièce jointe avait été oubliée. Ou mal téléchargée. Ou volatilisée dans les caprices du réseau. Certains formats étaient inadaptés. D’autres carrément inconnus. Jpeg, jpg, pdf, doc, odt OK, mais heic ? Heic ne passait pas. L’ordinateur de Solange digérait toujours mal ce format. Solange trouvait donc des astuces et des contournements, qui fonctionnaient un jour, mais pas le lendemain. Elle cliquait droit, copiait, collait, capturait, imprimait écran. Elle recollait sous word. Elle sauvegardait. Classait. Rangeait. Clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic. Parfois Solange reconnaissait l’élève mais se trompait de groupe. Elle devait alors cliquer sur un autre onglet et vérifier ses listes de groupes sur l’ENT.
À 11h30 la boîte mail de l’ENT afficha une mise à jour système et planta.
Solange s’arma de son téléphone et ouvrit sa boîte mail professionnelle qui était différente et sécurisée autrement que sa boîte mail de l’ENT. Celle-ci devait servir exclusivement aux messages du ministère et aux bons vœux des inspecteurs, aux consignes officielles, aux offres de formations virtuelles sur EXCEL et sur PYTHON, aux informations syndicales sur les salaires et aux propositions de manifestations en ligne par des hashtags de contestation. Pour se syndiquer et pour protester contre le ministre de l’Éducation, alternative aux rassemblements physiques interdits par son ami le ministre de la Santé, il fallait aussi cliquer.
Par prudence, Solange avait donné l’adresse de cette messagerie à ses élèves. Elle avait aussi fini par donner son numéro de téléphone personnel. Peut-être un jour serait-elle victime d’un harceleur ou d’un troll, mais la saturation fréquente des réseaux pédagogiques imposait presque de les doubler par des moyens de communication personnels, au mépris de la prudence et du cloisonnement entre métier et vie privée.
De chaque côté on galérait. Une élève avait déjà envoyé, sur la boîte professionnelle presque saturée de messages automatiques alertant de la saturation prochaine de la messagerie, un mail pour signaler que dix autres n’arrivaient pas à se connecter. Et déjà le téléphone sonnait : deux autres élèves perdus sur les chemins, momentanément barrés, de l’ENT avaient bifurqué par le réseau mobile. Des dizaines de photos s’enregistraient sur le WhatsApp de Solange.
Solange avait perdu son métier. Elle n’enseignait plus, elle archivait. Quelle proportion de sa matinée aurait-elle, ce jour-là, consacré à expliquer des mathématiques ? On se rapprochait de zéro. Tout n’était que clics et parades techniques. Quelle partie du cerveau – du sien mais aussi de celui de ses élèves – avait-elle fait travailler ? Quelle nourriture intellectuelle avait-elle servi aux jeunes dont elle avait, pour quelques heures, la charge ? Elle se faisait l’effet d’un vendeur de barbe à papa. Que restait-il donc dans la bouche et dans l’estomac de cette friandise gonflée d’air qu’on avalait sans mal mais qui ne ferait jamais un repas ?
Peu de gens comprenaient son aversion pour l’informatique que tous jugeaient proche des mathématiques. Ne fallait-il pas être rigoureux et avoir l’esprit scientifique pour apprécier ces deux disciplines ? L’informatique avait des règles et la programmation quelques vertus logiques, mais elles étaient trop souvent soumises aux caprices d’une surcharge de fréquentation, aux variations de tension, à des mises à jour, à des fluctuations inexpliquées et à des changements de codages insoupçonnés. Un peu de poussière dans les rouages pouvait aussi tout changer.
L’informatique agaçait Solange, l’énervait. Il ne réagissait pas assez vite à une commande correcte et lui effaçait tout immédiatement pour une erreur de frappe. Trop souvent, au moment où elle allait finir un travail et enfin reposer ses nerfs et ses yeux, un message sur l’écran lui indiquait que son programme ne répondait plus. Elle perdait parfois une demi-heure, ou une heure de travail. Pas un drame, mais des contrariétés.
Les mathématiques ne la contrariaient pas. Les méthodes de résolution d’une équation ne changeaient pas selon d’obscures variantes sur des versions 2.0 ou 3.5. Les problèmes avaient une stabilité temporelle qui la ravissait. Solange n’était pas brillante. Elle n’avait aucun instinct ni aucune spontanéité. Jamais une ampoule ne s’était allumée dans sa tête au moment de démontrer un théorème ni même un lemme*. Solange s’était simplement rendu compte de son apaisement étonnant lorsqu’elle planchait sur des devoirs de quatre heures pendant ses études. Ces moments de stress pour la majorité des étudiants étaient pour elle des moments de sérénité. Dans le silence de la chapelle du lycée aménagée en salle de devoirs, plus rien n’existait en dehors des questions de l’énoncé. Les résultats à démontrer étaient si complexes qu’ils accaparaient son cerveau intégralement sans laisser aucune place ni pour des soucis, ni pour des états d’âme. Aucune antithèse n’existait à ses démonstrations. Il n’y avait pas de contradicteurs, pas de débats, pas d’arguments. Il n’y avait pas de logiciels qui plantent, ni d’orage dans l’air et aucune envie ne la prenait de donner un bon coup de pied dans l’unité centrale pour défoncer la carte mère. Soit elle échouait à démontrer, soit elle réussissait. Soit une faille rendait son raisonnement faux, soit il était vrai de la seule vérité vraie qui puisse exister : le vrai mathématique démontré par des générations qui s’étaient transmis le flambeau d’un absolu fondé sur des postulats millénaires.
Solange comprenait lentement. Quand elle ne comprenait pas tout, elle ne comprenait rien. Sa lente recherche de la clarté absolue avait fait d’elle une étudiante sans génie, mais elle était devenue une bonne prof, très appréciée des élèves en difficulté. Comme elle devait elle-même travailler au fond des choses pour comprendre, comme une seule zone d’ombre lui gâchait tout, elle découpait chaque exercice et chaque propriété en petites briquettes élémentaires d’une grande simplicité qu’elle assemblait ensuite comme une figurine de lego, de la simple maisonnette carrée au plus grand vaisseau Star Wars. Elle savait ainsi décomposer toutes les difficultés de ses élèves et répondre à leurs questions par des chaînes d’affirmations simples qui paraissaient compréhensibles et en devenaient rassurantes pour les cancres.
Avait-elle répondu à des questions ce jour-là ? Avait-elle utilisé ses qualités ? Elle avait cliqué. Et le pire était à venir puisque les programmes scolaires remplaçaient de plus en plus les notions mathématiques par des cours d’utilisation de tableurs ou de logiciels de calculs formels. Il n’était plus nécessaire de savoir ce qu’était une moyenne pour en calculer une, et l’obtention des résultats ne venait plus par l’application de raisonnements intelligents, mais pas l’exécution aveugle et disciplinée d’un protocole appris par cœur ou d’une chaîne de commandements. On ne faisait même plus semblant de vouloir former des êtres pensants. On formait des exécutants.
Solange attendait l’heure du déjeuner. Elle était épuisée. Épuisée par sa nuit, et épuisée par le vide.
* Résultat mineur, préalable à la démonstration d’un théorème.
À suivre le 05 mars 2022…
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