Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.
En se réveillant le matin après sa sortie nocturne illicite, Armelle avait senti tout contre elle, la chaleur de Bonbon. Sa première pensée au contact de la petite chatte avait été qu’elles partageaient maintenant la même expérience de bien-être et de paresse matinale : comme le lit semblait bon, comme les muscles appréciaient la chaleur et le repos, comme le sommeil était doux et profond, après une marche dans la nuit froide ! En caressant le cou du jeune animal assoupi, Armelle avait senti la feuille de papier pliée, roulée dans son collier. La réponse d’Alexandre, enfin ! Alors même qu’elle avait cessé d’espérer, et qu’elle commençait à oublier combien elle l’avait attendue…
Alexandre n’avait tout simplement pas compris tout de suite la fonction ni les propriétés du collier d’agent secret qu’Armelle avait fabriqué. Il avait joué avec la chatte sur la plage plusieurs jours de suite avant de découvrir le message d’Armelle glissé dans la doublure du tissu.
Ainsi furent posées, ce vendredi 2 février, les prémices d’une correspondance qui ne tarda pas à s’épanouir. Les jours qui suivirent, Bonbon s’acquitta à merveille de sa tâche de messagère, bondissant de l’appartement à la plage, et de la plage à l’appartement en quête de jeux, de caresses et d’appétissantes récompenses généreusement distribuées des deux côtés.
Une semaine passa sans que ni Armelle, ni Alexandre ne cède à la facilité de glisser son numéro de téléphone dans le collier. Très vite, le contenu des messages avait changé. De polis et d’enfantins, ils étaient devenus, au fil des allers-retours de part et d’autre du chemin côtier, personnels et sérieux. En cette période de délation, les deux adolescents à qui l’innocence d’une amitié naissante aurait été dangereuse, se testaient. Armelle appréciait l’usage désuet du papier. Alexandre se méfiait de la surveillance des réseaux sociaux. Armelle avait-elle choisi de faire implanter sous la peau de son poignet une de ces micropuces RFID qui facilitent diverses actions du quotidien comme les commandes et les paiements en ligne, ou le suivi de sa santé, mais qui vous pistent sans fin à moins de vous mutiler la main ? Savait-elle échapper à la surveillance de son I phone et au traçage des informations fournies par l’examen de l’historique de ses recherches Internet ? Que pensait Alexandre de ce confinement qui le rendait maître de la plage et enrichissait son père par la récolte, sans culture ingrate ni concurrence, de la matière première, gracieux cadeau de l’océan, d’un précieux engrais bio ? Remerciaient-ils chaque jour à l’heure du bénédicité, le gouvernement ?
Au fil de leurs échanges, Armelle et Alexandre prirent le risque de se faire confiance. Au soir du 9 février, alors qu’Armelle rangeait ses affaires scolaires avant le repos hebdomadaire dûment inscrit sur le planning punaisé au mur de Solange, elle sortit du collier une citation d’un vieil article de 2007 du journal le Monde qu’Alexandre avait trouvée inspirante et qu’il lui offrait, comme une meilleure preuve de respect et de complicité que ne l’aurait été un bouquet : « Les populations des contrées industrialisées sont si obsédées par la sécurité, la santé et le bonheur consumériste, qu’elles ont renoncé à tout idéal de liberté, y compris au sens rudimentaire de protection de la vie privée contre les grandes puissances de la société moderne. »(1)
Armelle admirait le travailleur manuel qu’elle ne s’attendait pas – avec ses préjugés de fille de prof – à trouver si curieux, si cultivé. Sans doute un tantinet trop sérieux. Il avait trois ans de plus qu’elle, et sa réflexion sur le confinement dépassait et nourrissait la haine intuitive qu’Armelle en avait. Elle écoutait maintenant plus attentivement les conversations de ses parents qui accusaient, non pas des systèmes politiques autoritaires, mais bien la population entière, pas seulement de l’acceptation, mais de la recherche d’une vie cloîtrée, comme le feraient des animaux sans instinct qui idéaliseraient la sécurité d’une cage. Tarek savait bien que si les quelques journaux papier qu’il commandait n’étaient pas censurés, c’était parce qu’aucun dirigeant ne prenait au sérieux les protestations de groupuscules épars de la gauche libertaire qui publiaient quelques articles si peu lus et si peu crus, qu’ils ne représentaient aucune menace pour les pouvoirs en place. C’était un peu comme si des parents compréhensifs laissaient jouer avec un pistolet en plastique un enfant turbulent qui aurait voulu se démarquer d’une fratrie plus sage et plus âgée. Ce n’était pas sérieux et il rentrerait vite dans le rang.
Tarek pourtant ne se décourageait pas et gardait foi en l’action de ces publications marginales que le pouvoir traitait avec condescendance. Un jour elles aideraient au réveil de la conscience collective.
Il avait d’ailleurs prévu de consacrer son après-midi du samedi 10 février à la lecture du dernier mensuel contestataire reçu par la Poste le jeudi précédent, mais les facécieux dieux du week-end en avaient décidé autrement. Il n’avait pas trouvé son journal dans le salon, et, loin d’imaginer que c’était Armelle qui, dans sa nouvelle passion pour la politique, le lui avait piqué, il avait commencé à pester contre le désordre de l’appartement et contre la manie que sa femme avait de tout ranger n’importe comment.
Solange à ce moment là touillait une sauce béchamel. Depuis quelques minutes déjà son agacement croissait. Elle se savait injuste, mais supportait mal de se battre avec ses casseroles pendant que son mari s’asseyait dans le canapé. Bien sûr, après le dîner, quand il ferait la vaisselle, la situation s’inverserait, mais là maintenant, ça l’énervait. Elle était énervée d’être injuste, énervée d’être énervée, mais c’était plus fort qu’elle et c’était comme ça.
La main gauche occupée à tourner en rond inlassablement une grosse cuillère en bois dans la béchamel, Solange cherchait de la main droite, au-dessus de la gazinière, à l’aveugle dans un placard, la planche à découper les oignons. Hélas point de planche à découper sous cette main qui fouillait à tâtons, bientôt contrainte à l’abandon. Où Tarek avait-il pu ranger la planche après sa dernière vaisselle ? Inutile de l’interpeler alors qu’il explorait tous les recoins et soulevait tous les coussins à la poursuite de son mensuel. Solange se résigna donc à ouvrir les placards un par un, même les plus hauts, déplaçant pour cela plusieurs fois dans un épuisant mouvement de translation le tabouret sur lequel elle montait, puis descendait, puis montait encore, à seule fin de trifouiller dans tous les casiers perchés au plafond de la cuisine. Au moment où Solange retrouvait la planche à découper glissée avec les moules à gâteaux et les boîtes en plastiques qui, toutes, lui tombèrent sur la tête avant d’atterrir dans la poubelle ou d’aller rouler sous le four, Tarek commençait à récriminer.
La béchamel, laissée à elle-même quelques minutes, avait fait des grumeaux. Solange ne savait pas où était ce journal idiot écrit par des gauchistes pédants ramollos du cerveau ! Ils brassaient peut-être de grandes idées, mais en attendant la sauce était gâchée. Alors qui rangeait tout n’importe comment dans cet appartement ? Et par la faute de qui avait-elle trouvé le matin même la paire de chaussettes avec des papillons jaunes d’Armelle dans l’armoire d’Hélias ? Sans parler de son pantalon bleu qu’elle croyait disparu et sur lequel elle était tombée par hasard dans le placard de sa fille. Solange avait de plus petites jambes, et elle avait de plus grosses fesses, c’était facile à voir, non ?
Armelle avait posé le journal. Elle hésitait à le rendre alors qu’elle était au milieu de la lecture d’un article qui l’intéressait. Si son larcin avait lancé la dispute, elle savait que l’avouer ne pourrait rien apaiser. Mieux valait œuvrer pour garder l’équilibre entre ses parents en leur laissant penser qu’ils avaient chacun perdu un truc. Elle se remit donc à lire au moment où Tarek expliquait pour la millième fois qu’il ne pouvait pas savoir qui portait quoi de ces textiles chinois fabriqués à un centime qu’on leur vendait cent euros. Il n’aimait pas les chiffons et il ne pouvait pas savoir dans quelle armoire se rangeaient quelles chaussettes. C’était inimaginable, immuable, génétique !
Bonbon, qu’Armelle n’avait pas réussi à attraper depuis la veille, fit son apparition. La jeune fille l’appela, l’embrassa et examina son collier. Alexandre, contre toute attente, y avait glissé son numéro de téléphone, spécifiant de ne l’utiliser que pour écrire des messages anodins et sans intérêt, indignes d’être espionnés. Leurs véritables échanges devaient continuer à passer par Bonbon, mais si jamais leur relation venait à être soupçonnée, mieux valait une communication banale qu’une absence de communication suspecte.
Armelle immédiatement écrivit : « Bonjour, ça va ? ». Alexandre, quelques secondes plus tard répondit : « Super, et toi ? ». Puis bippa un deuxième message. C’était une vidéo. Sans parole, sans personnage, sans indication de temps, sans histoire, elle montrait la plage qu’Alexandre avait sans doute filmée la veille, un paradis inaccessible bien que situé à quelques dizaines de mètres de là. Pendant que Solange criait de l’autre côté de la cloison qu’à travail et niveau d’études égaux, il n’y avait aucune raison pour qu’elle ait, seule, reçu en héritage – maternel certainement – le gène de la chaussette, Alexandre offrait à Armelle une minute et quatorze secondes de soleil, d’algues et de bécasseaux sanderling(2) trottant sur les vagues.
(1) Michel Alberganti, journaliste, cité dans La liberté dans le coma, du groupe Marcuse aux éditions La Lenteur, 2012.
(2) Petits oiseaux de bord de mer… Je crois… mais je peux me tromper car je n’y connais rien en oiseaux.
À suivre le 25 février 2022…
Pour laisser un commentaire, retournez à la page d’accueil, et cliquez sur le nom de l’article en bas de la page. N’hésitez pas : toutes vos réactions m’intéressent ! Merci.