Neuf heures lundi matin. Seule, je m’installe à la table du salon, face au prospectus ouvert des promos hebdomadaires du supermarché du coin. Il y a quelques mois, je l’aurais jeté, mais aujourd’hui, je prends le temps de décortiquer les petites lignes des torchons de communication de la grande distribution. Il me suffisait autrefois, de cuisiner en fin de mois des omelettes aux pommes de terre, des quiches aux restes et des tartes à l’oignon pour équilibrer les festins de bœuf et de saumon frais achetés avec libéralité aux premiers jours du salaire. Ces derniers temps je ne me permets plus aucun relâchement, et je guette, du premier au dernier jour de paie, les bonnes affaires.
Je n’ai jamais été à plaindre. Avec deux salaires de profs, on ne manque pas du nécessaire ni d’un très raisonnable superflu qui n’a pas les moyens de tomber dans l’excès. Si l’on est propriétaires de son logement dont la valeur ne cesse d’augmenter, et d’un collatéral et colossal emprunt immobilier, la vie en région parisienne nous a toujours laissés en fin de mois la bourse vide et les poches plates, assis pourtant sur un tas d’or qui s’estime à ce jour dans mon quartier à huit mille euros le mètre carré. À qui la faute si la dèche du trente et un s’est rapprochée du vingt ? Virtuellement riche d’un patrimoine que je ne peux ni vendre puisque j’habite dedans, ni mettre en gage pour un sac de pâtes, j’élabore ma stratégie pour nourrir cette semaine toute ma famille aussi délicieusement qu’avant une inflation qu’on me décrit à six pour cent quand je l’estime à trente.
De ma lecture, dépend le choix que je ferai d’aller dès ce matin dans le centre commercial dont la brochure publicitaire vante en couleurs criardes les réductions, ou d’attendre le lendemain qu’une autre grande surface ouvre son banc à poissons. Une sorte d’impatience me susurre de sortir immédiatement sans plus réfléchir. J’ai envie d’agir. Mon inquiétude budgétaire réclame des actes. Comme je ne peux ni fabriquer, ni gagner de l’argent, là tout de suite maintenant, elle me pousse au contraire à dépenser, me soufflant l’idée folle, mais presque irrésistible, que je dois acheter pour économiser.
Cette semaine, les grands gagnants contre l’inflation seront les utilisateurs de lave-vaisselle et les buveurs de café lyophilisé : soixante pourcents sur le deuxième paquet acheté ! Un cubi de vin d’Espagne cabernet sauvignon rouge à huit euros trente-neuf les cinq litres pourrait-il m’intéresser ? Feuille après feuille, je lis, déçue, toutes les réclames alimentaires sans repérer la moindre affaire sur des produits véritablement nécessaires. Quelque chose m’échappe. Je DOIS trouver un article utile bon marché. La raison me dit que le meilleur moyen d’économiser aujourd’hui serait de ne rien faire, de rester chez moi et de ne pas ouvrir mon porte-monnaie avant d’avoir vidé complètement les étagères du frigo. Je pourrais même faire du riz au lait quand les yaourts commenceront à manquer. Manger ses réserves et attendre serait la solution. Hélas cette passivité, pourtant avisée, m’est inacceptable car elle ressemble trop à de l’impuissance quand tant de promos ne demandent qu’à se faire prendre.
Les dernières pages sont consacrées au textile. Rien qui se mange, mais je remarque sans y croire un encart annonçant la reprise de nos anciens jeans à douze euros pièce pour l’achat d’un nouveau pantalon au prix minimum de vingt euros. Je cours récupérer dans la poubelle le jean taché de javel et déchiré à l’entrejambe que je viens de jeter. Je relis les petites lignes de cette promotion. Douze euros pour ce chiffon ? Je me promets de trouver à ce vêtement un successeur dans les rayons du supermarché.
Réconfortée par ce succès, je décide d’attendre le lendemain pour aller dans une autre grande surface dont je possède, de mes précédentes courses, un bon de réduction de quinze euros dès soixante euros d’achats. J’y achèterai, de l’épicerie pour laquelle cette enseigne, en partenariat avec un hard discounter, propose le troisième produit à trente pour cent et le quatrième à quarante pour cent. Atteignant soixante euros au plus juste, j’ajouterai, grâce au bon d’achat, un kilo de dos de cabillaud pour mes enfants qui adorent le poisson au beurre blanc, et qui ainsi ne verront pas la qualité de leur alimentation décrocher, suivant malheureusement une courbe inverse à celle des prix.
Je n’achèterai pas mardi les produits frais. La veille, au marché, j’ai pris des carottes. Je voulais une botte pour en donner les fanes à mon lapin nain, mais la botte, de six ou sept cents grammes à peine s’affichait à deux euros cinquante, tandis que les carottes en vrac étaient à un euro cinquante le kilo. Ça faisait cher les fanes à bobos ! J’ai expliqué mon dilemme au vendeur que je connais bien et j’ai pesé un kilo de carottes en vrac pendant qu’il allait me récupérer dans sa benne et pour rien, les fanes coupées à des clients précédents. Comme je me suis sentie fière d’être bonne ménagère !
Les fruits et légumes attendront vendredi, sauf peut-être pour un filet de pommes de terre dont un marchand, installé face à mon lycée, vend les cinq kilos à trois euros cinquante. C’est un peu lourd, et ça fait rigoler les élèves de me voir, déjà encombrée de mon cartable, charger le pesant filet de raphia jaune sur mon épaule. C’est que vendredi, le magasin du mardi fait une promotion ciblée, proposant tous les fruits et les légumes à un euro le kilo. C’est inespéré, il faut en profiter. Bien sûr, on doit d’abord payer le prix indiqué, mais la différence sera rendue sous forme d’un bon d’achat déductible deux semaines plus tard dès cinquante euros d’achats. Si je calcule bien, je devrais récupérer entre vingt et trente euros, ce qui, sur cinquante euros, fait une belle proportion.
Mon plan de bataille est acté, alourdissant ma charge mentale de la journée. Si je n’oublie rien, ne manque aucune date ni ne perds aucun coupon de réduction, tous les ventres seront pleins cette semaine sans faire d’agios.
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