On finirait par croire que défiler dans la rue avec un gilet rouge de la CGT fait de nous des hors la loi.
Voici quelques images de la manif parisienne du jeudi 13 avril 2023, pour changer. De celles qu’ont vues de nombreux touristes collés aux fenêtres du Louvre sous lesquelles nous avons marché.
Je ne suis pas l’auteur de ce texte qui a été distribué dans plusieurs lycées par des professeurs en grève à des lycéens passant les épreuves du nouveau bac Blanquer, ces 20 et 21 mars 2023.
Mitry-Mory est une commune de Seine-et-Marne (77).
Pour laisser un commentaire, retournez à la page d’accueil, et cliquez sur le nom de l’article en bas de la page. N’hésitez pas : toutes vos réactions m’intéressent ! Merci.
Neuf heures lundi matin. Seule, je m’installe à la table du salon, face au prospectus ouvert des promos hebdomadaires du supermarché du coin. Il y a quelques mois, je l’aurais jeté, mais aujourd’hui, je prends le temps de décortiquer les petites lignes des torchons de communication de la grande distribution. Il me suffisait autrefois, de cuisiner en fin de mois des omelettes aux pommes de terre, des quiches aux restes et des tartes à l’oignon pour équilibrer les festins de bœuf et de saumon frais achetés avec libéralité aux premiers jours du salaire. Ces derniers temps je ne me permets plus aucun relâchement, et je guette, du premier au dernier jour de paie, les bonnes affaires.
Je n’ai jamais été à plaindre. Avec deux salaires de profs, on ne manque pas du nécessaire ni d’un très raisonnable superflu qui n’a pas les moyens de tomber dans l’excès. Si l’on est propriétaires de son logement dont la valeur ne cesse d’augmenter, et d’un collatéral et colossal emprunt immobilier, la vie en région parisienne nous a toujours laissés en fin de mois la bourse vide et les poches plates, assis pourtant sur un tas d’or qui s’estime à ce jour dans mon quartier à huit mille euros le mètre carré. À qui la faute si la dèche du trente et un s’est rapprochée du vingt ? Virtuellement riche d’un patrimoine que je ne peux ni vendre puisque j’habite dedans, ni mettre en gage pour un sac de pâtes, j’élabore ma stratégie pour nourrir cette semaine toute ma famille aussi délicieusement qu’avant une inflation qu’on me décrit à six pour cent quand je l’estime à trente.
De ma lecture, dépend le choix que je ferai d’aller dès ce matin dans le centre commercial dont la brochure publicitaire vante en couleurs criardes les réductions, ou d’attendre le lendemain qu’une autre grande surface ouvre son banc à poissons. Une sorte d’impatience me susurre de sortir immédiatement sans plus réfléchir. J’ai envie d’agir. Mon inquiétude budgétaire réclame des actes. Comme je ne peux ni fabriquer, ni gagner de l’argent, là tout de suite maintenant, elle me pousse au contraire à dépenser, me soufflant l’idée folle, mais presque irrésistible, que je dois acheter pour économiser.
Cette semaine, les grands gagnants contre l’inflation seront les utilisateurs de lave-vaisselle et les buveurs de café lyophilisé : soixante pourcents sur le deuxième paquet acheté ! Un cubi de vin d’Espagne cabernet sauvignon rouge à huit euros trente-neuf les cinq litres pourrait-il m’intéresser ? Feuille après feuille, je lis, déçue, toutes les réclames alimentaires sans repérer la moindre affaire sur des produits véritablement nécessaires. Quelque chose m’échappe. Je DOIS trouver un article utile bon marché. La raison me dit que le meilleur moyen d’économiser aujourd’hui serait de ne rien faire, de rester chez moi et de ne pas ouvrir mon porte-monnaie avant d’avoir vidé complètement les étagères du frigo. Je pourrais même faire du riz au lait quand les yaourts commenceront à manquer. Manger ses réserves et attendre serait la solution. Hélas cette passivité, pourtant avisée, m’est inacceptable car elle ressemble trop à de l’impuissance quand tant de promos ne demandent qu’à se faire prendre.
Les dernières pages sont consacrées au textile. Rien qui se mange, mais je remarque sans y croire un encart annonçant la reprise de nos anciens jeans à douze euros pièce pour l’achat d’un nouveau pantalon au prix minimum de vingt euros. Je cours récupérer dans la poubelle le jean taché de javel et déchiré à l’entrejambe que je viens de jeter. Je relis les petites lignes de cette promotion. Douze euros pour ce chiffon ? Je me promets de trouver à ce vêtement un successeur dans les rayons du supermarché.
Réconfortée par ce succès, je décide d’attendre le lendemain pour aller dans une autre grande surface dont je possède, de mes précédentes courses, un bon de réduction de quinze euros dès soixante euros d’achats. J’y achèterai, de l’épicerie pour laquelle cette enseigne, en partenariat avec un hard discounter, propose le troisième produit à trente pour cent et le quatrième à quarante pour cent. Atteignant soixante euros au plus juste, j’ajouterai, grâce au bon d’achat, un kilo de dos de cabillaud pour mes enfants qui adorent le poisson au beurre blanc, et qui ainsi ne verront pas la qualité de leur alimentation décrocher, suivant malheureusement une courbe inverse à celle des prix.
Je n’achèterai pas mardi les produits frais. La veille, au marché, j’ai pris des carottes. Je voulais une botte pour en donner les fanes à mon lapin nain, mais la botte, de six ou sept cents grammes à peine s’affichait à deux euros cinquante, tandis que les carottes en vrac étaient à un euro cinquante le kilo. Ça faisait cher les fanes à bobos ! J’ai expliqué mon dilemme au vendeur que je connais bien et j’ai pesé un kilo de carottes en vrac pendant qu’il allait me récupérer dans sa benne et pour rien, les fanes coupées à des clients précédents. Comme je me suis sentie fière d’être bonne ménagère !
Les fruits et légumes attendront vendredi, sauf peut-être pour un filet de pommes de terre dont un marchand, installé face à mon lycée, vend les cinq kilos à trois euros cinquante. C’est un peu lourd, et ça fait rigoler les élèves de me voir, déjà encombrée de mon cartable, charger le pesant filet de raphia jaune sur mon épaule. C’est que vendredi, le magasin du mardi fait une promotion ciblée, proposant tous les fruits et les légumes à un euro le kilo. C’est inespéré, il faut en profiter. Bien sûr, on doit d’abord payer le prix indiqué, mais la différence sera rendue sous forme d’un bon d’achat déductible deux semaines plus tard dès cinquante euros d’achats. Si je calcule bien, je devrais récupérer entre vingt et trente euros, ce qui, sur cinquante euros, fait une belle proportion.
Mon plan de bataille est acté, alourdissant ma charge mentale de la journée. Si je n’oublie rien, ne manque aucune date ni ne perds aucun coupon de réduction, tous les ventres seront pleins cette semaine sans faire d’agios.
Pour laisser un commentaire, retournez à la page d’accueil, et cliquez sur le nom de l’article en bas de la page. N’hésitez pas : toutes vos réactions m’intéressent ! Merci.
Les résultats du bac sont tombés et la classe politique se félicite. Que les résultats de l’an dernier aient été meilleurs que ceux des années passées était un signe de bonne santé. Que les résultats de cette année soient moins bons que ceux de l’an dernier est une preuve de sérieux. Le bac réformé est un diplôme qui a du poids : on ne le brade pas et on ne fait pas n’importe quoi.
C’est d’ailleurs sérieusement que j’ai été, moi professeur de mathématiques dramatiquement unilingue, convoquée en juin pour faire passer le Grand Oral dans la spécialité « Littérature anglaise ». Le lycée dans lequel j’avais été affectée pour une semaine d’examen était une école privée catholique d’une commune habitée par les plus grandes fortunes de France : un établissement trop chic pour qu’on y appelle poubelle une poubelle. Je m’inquiétais de la réaction qu’aurait, apprenant mon incompétence linguistique, le collègue avec lequel je devrais, dix heures par jour, former un jury. Je priais pour tomber sur un enseignant d’anglais, à condition que tous n’aient pas été affectés à des jurys de physique ou de mathématiques.
Alors que j’entrai dans la cour du lycée ornée de monumentales statues saintes, un Christ en pierre m’ouvrit les bras, et un proviseur en chair m’offrit un pain au chocolat. La collation nous attendrait tous les matins, et le déjeuner nous serait offert à la cantine, une attention qui n’aurait jamais existé dans un lycée public. Un café dans une main, un jus d’orange dans l’autre et deux mini-croissants fourrés à la hâte dans la bouche, je fus guidée par une charmante quincagénaire en jupe longue et talons plats vers mon binôme, une anglophile anglophone, Dieu soit loué !
Le Grand Oral, l’épreuve reine de la réforme, le joyau de nos deux ministres, ancien et nouveau, qui se congratulent de l’avoir, pour l’un inventé, pour l’autre conservé, pouvait commencer. Chaque oral de vingt minutes était calibré, selon les directives ministérielles, pour se découper en trois parties : tout d’abord un exposé de cinq minutes sur un sujet choisi par le candidat et préparé chez lui et en classe depuis des mois, ensuite dix minutes de questions posées par le jury, et enfin un entretien de cinq minutes portant sur l’orientation du candidat et sur ses projets d’études. Ma mission, que j’avais été contrainte d’accepter, était de rester attentive, tout en n’y comprenant goutte, à l’élocution et à la gestuelle du candidat pendant les deux premières parties du Grand Oral qui pouvaient être faites en anglais ou en français au choix, et de poser des questions sur l’orientation de l’élève dans les dernières minutes de l’épreuve, occasion de sortir de ma torpeur et de montrer au futur bachelier que je n’étais ni une potiche, ni la statue ratée d’une Vierge Marie qui aurait grossi.
Certainement protégées par le dieu de l’Éducation Nationale, ma collègue et moi survécûmes aux cinquante heures d’exposés niveau début de collège, appelé Grand Oral. Concentrée, les yeux fixes, la bouche crispée et le front plissé, je découvrais avec surprise que je pouvais suivre les exposés en anglais fluently de nos candidats aisés qui avaient tous bu Shakespeare dans leurs biberons réchauffés par des nurses anglaises ou par des jeunes filles au pair, et qui avaient tous eu l’occasion d’élargir leur vocabulaire en voyageant à New York ou à Miami. Mon incompétence franco-française ne m’empêchait pas de constater que la quasi-totalité des exposés n’étaient pas le fruit de recherches personnelles des candidats, mais des plagiats bâclés de parties du programme de spécialité anglais rabâchés en classe. Pourquoi sinon des brochettes d’élèves issus des mêmes classes et convoqués à la queue leu leu, avaient-ils tous choisi librement et sans contrainte, de parler de Rambo et de Jane Eyre ? Dès la fin de la première journée d’oral, Jane Eyre, militante féministe, était amoureuse de Rambo qui combattait au Vietnam dans une guerre de religions. Que l’élève, un futur commando de marine n’ait pas su dire à ma collègue de quelles religions il s’agissait, n’avait pas une grande importance puisque l’esprit de cet examen était de noter l’éloquence et la prestance plus que le fond.
Une drôle d’épreuve que de valoriser coefficient dix l’esbroufe sans presque noter la substance qui pouvait être vide, copiée, volée, ignare ou mensongère. Quelles valeurs sociales et quelle moralité étions-nous supposées évaluer ? Préparions-nous les futures élites de la nation à nous diriger par le vide ? L’institution scolaire en était-elle arrivée à légitimer, comme point d’orgue d’un parcours de quinze ans d’école, l’art de l’éloquence creuse ?
Peu importait, dès lors, que je comprenne ou non ce qui se racontait pour noter la prestation. J’étais bien assez compétente pour juger des tenues proprettes, de la politesse, de l’aisance au discours parfois trop décontractée de la jeune fille renversée sur sa chaise, les jambes croisées qui se croyait au café, ou émouvante d’une frêle créature aux yeux limpides, en chemisier et jupe plissée, dont les projets étaient d’écrire un livre et d’ouvrir une école en Afrique.
Tous étaient acceptés à la rentrée dans des écoles de commerce international, de mode, d’art ou de cinéma dont les droits d’inscription et de scolarité approchaient les cinq chiffres. Tous ont eu leur bac et j’ai retraversé la cour du lycée encore peuplée des derniers élèves de l’année vêtus de polos blancs et de bermudas bleus. En une semaine, le Christ en pierre et moi étions devenus familiers. Je le saluai. Pour le meilleur ou pour le pire j’avais rempli ma mission et j’étais en vacances.
Pour laisser un commentaire, retournez à la page d’accueil, et cliquez sur le nom de l’article en bas de la page. N’hésitez pas : toutes vos réactions m’intéressent ! Merci.
Voici la fin du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.
Le raz-de-marée que Solange craignait, n’arriva pas. Du moins, pas un tsunami d’eau salée.
La vague qui étouffa brutalement Alexandre quand il apprit sur la plage, sous un soleil indifférent et magnifique, la mort de son ami, monta lentement dans le reste du pays.
Les premiers jours, on n’en parla pas. Un banal accident de la route lors d’une coupable mais rare entorse au confinement. À peine une brève aux informations pour le gouvernement qui pensait balayer cette poussière sous le tapis des incivilités juridiques et médicales du week-end pascal.
Tarek, Solange et le goémonier en firent un article qui, de leur propre et défaitiste aveu, aurait dû mourir dans le silence de quelques rares boîtes aux lettres. L’accident avait eu lieu à la campagne, sans témoins, au bout du continent, là où il ne pouvait toucher que quelques habitants isolés. La résignation aurait dû gagner.
La rumeur pourtant, portée sur la crête d’une vague naissante, gagna du terrain. Le pauvre article écrit pour le principe mais sans y croire, passa de main en main, fut photographié, envoyé, transféré, commenté, liké. Des amis et des parents parlèrent, cherchant le soulagement dans le partage au point d’en oublier le flicage des réseaux sociaux. Que pouvaient bien leur faire d’être surveillés quand le pire leur était déjà arrivé ?
L’histoire se propagea. Elle quitta le littoral et la campagne pour gagner la capitale et toutes les villes rencontrées sur le chemin. Les routiers et les livreurs la transportèrent d’une aire d’autoroute à l’autre, et bientôt elle toucha tout le pays.
La fin du jeune surfeur émut tous les âges et tous les milieux. Il était le fils des uns, le cousin des autres, un ami, un frère, un enfant. Il était le semblable des jeunes tant ruraux que citadins, une victime de l’autorité armée, sportif et plein de vie, tombé sans l’avoir mérité pour une blague qui n’appelait pas la condamnation à mort. Il avait bravé la loi sanitaire, mais aucune bonne âme n’avait réussi à le classer parmi la racaille des trafiquants drogués qui ne recevaient que ce qu’ils avaient bien cherché. Le jeune artisan était sérieux, utile et méritant. Dans tous les salons clos, dans toutes les cuisines, on soupirait, « misquine », « le pauvre ». La pitié exprimée au début du dîner ne s’évanouissait pas au dessert. Le jeune homme appelait toutes les sympathies, était membre de toutes les familles, riches ou pauvres, révolutionnaires ou conservatrices, musulmanes, athées ou catholiques. Il était mort, pour rien.
Des voix s’élevèrent alors pour compter les rares victimes récentes des covids et de ses variants. On les mit face aux témoignages qui sortaient, soudain nombreux, de parents d’adolescents déprimés, brisés, asociaux, phobiques et suicidaires qui vivaient reclus, allongés, pris en sandwich entre un matelas et un écran. Le surfeur tragiquement arrêté dans son survol de la vague par un véhicule de patrouille, devint le symbole de cette liberté perdue qui soudain commençait à manquer. On se souvint de l’air salin, du sable, des embruns, des promenades en forêt, de la marche et du sport en liberté.
Les consciences, brusquement déjavellisées, se réveillaient.
Quelques jours plus tard, les premières manifestations s’organisèrent. Elles n’explosèrent pas comme les émeutes de 2005 à Clichy-sous-bois, mais comme elles, elles gagnèrent tout le pays. Des collectifs se créèrent qui s’exprimèrent selon leur sensibilité en célébrant des messes ou en cassant des abribus. Dans un grand pas en avant, certains oublièrent l’interdiction des rassemblements pour appeler à des marches blanches qui durèrent plus d’une heure et rassemblèrent des gens sur plus d’un kilomètre.
Le verrou avait sauté. Les préfets, débordés, paniquaient. Trois semaines plus tard, des défilés non autorisés renaissaient dans toutes les villes. Les manifestants, aveuglés par la lumière du printemps, ne savaient plus vraiment contre qui, ni pour quoi ils manifestaient. Certains, simplement, se retrouvaient, amis, familles, perdus depuis longtemps, et se tombaient dans les bras au milieu des banderoles, des opportunistes vendeurs de merguez et des casseroles qu’on frappait en criant.
La violence s’invita, contenue depuis longtemps, elle explosa par endroits. Des nostalgiques s’habillèrent en jaune, se coiffèrent en rouge ou s’encagoulèrent en noir.
Le 1er mai 2024 devait frapper un grand coup. De partout le mot d’ordre fut lancé de gagner la côte et de se regrouper sur la plage qui avait vu naître la contestation, désormais légendaire, des surfeurs. Aucun barrage routier ne put contenir le flot des véhicules qui vint se garer en masse au pied des immeubles où vivait Armelle. En quelques heures une foule se pressa, comme au temps des 14 juillet d’avant les confinements, dans les parkings, sur le remblai et sur la plage qui étaient, la veille encore, déserts.
Armelle sortit, Alexandre était là aussi, incrédule, sonné devant les conséquences de la sortie en mer qu’avec ses amis ils avaient, un mois plus tôt, organisée. Son groupe d’adolescents était là également, sous la fenêtre où se tenaient Solange, Tarek et les garçons, hésitant entre l’envie de se faire connaître comme les précurseurs, et celle de rester en retrait, dépassés depuis longtemps par leur geste et par leur tristesse. Fallait-il être fiers ou regretter ?
La manifestation qui grossissait sans ordre ni mot d’ordre, avait fait tomber les barrières vers la mer, et les gens semblaient ne plus savoir s’ils devaient exprimer leur colère, ou leur bonheur d’être là, dans ce paysage que beaucoup pensaient ne plus jamais revoir. Des black blocs marchaient vite et droits, armés de gourdins mais oublieux de lancer les lourdes bouteilles en verre qu’ils avaient glissé dans leurs poches. Certains avaient retiré leurs doc martens et remonté leurs jeans pour courir baigner leurs mollets poilus et blancs. D’autres avançaient, avides d’aller loin, sans même bousculer une vieille qui avait maquillé de slogans son fauteuil roulant. La foule de ce jour avait délaissé les parasols et les cerfs volants d’autrefois pour promener des drapeaux rouges, des drapeaux français, des drapeaux basques, des drapeaux bretons, des drapeaux royalistes. Un jardinier breton pauvre d’immeuble parisien riche, passait en discutant avec un ingénieur qui manifestait pour retrouver le droit d’aller rendre visite à son père. Un sociologue, docteur en casseurs et en mouvements sociaux humait l’air de la mer en faisant un cours – pas en visio enfin – à de calmes mères de famille qui disaient être là pour que la dictature n’y vienne pas. Une fanfare – saxos, sax ténors, trompettes et trombone – accompagnait les montures mécaniques rugissantes de motards à l’arrêt le long de la piste cyclable, tandis que des curés en soutane et sandales, le rosaire à la ceinture marquant le pas, côtoyaient des syndicalistes et des militants d’extrême gauche.
Les gendarmes postés sur la dune observaient la marée humaine qui déciderait peut-être, par sa mobilisation, de leur avenir et de nouvelles lois. Des journalistes filmaient les badauds, les touristes, les convaincus et les membres des services d’ordre de la CGT qui chantaient ensemble et s’échangeaient des tracts et des pancartes.
Armelle, tournant la tête pour guetter un signe d’approbation de ses parents, saisit la main d’Alexandre et l’entraîna dans le cortège. Viendrait peut-être le temps de la victoire ou de la répression. Peut-être ce mouvement serait-il le départ d’une libération ou d’une lutte difficile et d’autres restrictions. Ni le sociologue, ni la dame en fauteuil roulant, ni Columbo, ni les curés, ni même les gendarmes ne le savaient. Mais ce jour-là au moins, ils allaient marcher, s’exprimer, chanter et voir l’océan de près.
Après des mois, un mouvement naissait.
FIN
Pour laisser un commentaire, retournez à la page d’accueil, et cliquez sur le nom de l’article en bas de la page. N’hésitez pas : toutes vos réactions m’intéressent ! Merci.
Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.
Au matin, Alexandre n’eut pas le temps de beaucoup s’interroger. Les ronflements tout proches de la débroussailleuse sans fil du voisin du numéro 13 le tirèrent de son sommeil. Coincé, courbaturé, Alexandre pestait contre cet habitant gênant dont la présence lui ôtait tout espoir de se glisser discrètement hors de son abri.
Il n’imaginait pas que le jardinier amateur, après avoir occupé sa nuit blanche à l’élaboration de mille dialogues et stratagèmes, s’apprêtait à jouer sa grande scène. Coupant son moteur il déclama, haut et clair comme il l’avait peut-être fait six décennies plus tôt au spectacle de fin d’année de l’école : « Le salut mon ami, comme il fait bon tailler. Avant l’heure de midi, j’aurai fini la haie. Et je vous le disais, tantôt par téléphone. J’aurais besoin vit’ fait, d’engrais pour géraniums. »
La voix qui répondit à la tirade de l’apprenti comédien exterminateur d’herbes folles, plus naturelle, était celle du goémonier. Dieu soit loué !!! Alexandre se détendit, brusquement soulagé, pour sursauter quelques secondes plus tard sous le fracas et les vibrations de coups frappés contre le coffre. Le voisin flattait la voiture de claques bien senties sur la lunette arrière. « Mais je vous vois distrait, compère goémonier. Par le curieux aspect, de cett’ voiture carrée. Sachez donc qu’un tel coffre, est utile aux parents. Ses dimensions leur offrent, à eux et aux enfants. De loger les bagages, et les trucs importants. Et c’est un avantage, d’y mettr’ un éléphant. Qui n’aurait pas déplu, à ALEXANDR’ le Grand. »
Le voisin avait craqué, ou il avait sniffé trop de graminées. Peu importait : le goémonier avait compris, et Alexandre qui pour l’instant souffrait d’être trop GRAND, aussi. Son père semblait guilleret et répondit qu’il lui enverrait son fils avec un sac d’algues pourries sur le parking avant qu’il ait fini. Pour le moment, il devait aller s’entretenir avec les gendarmes qu’il voyait non loin patrouiller, pour s’assurer de son droit d’aller sur la plage travailler. Il ne servait donc à rien de se presser, et le voisin annonça bien fort qu’il posait sa débroussailleuse pour aller s’entretenir avec une amie, distante bien sûr des mètres règlementaires. Il la voyait justement qui observait depuis sa cuisine une équipe de gendarmes aux aguets. N’était-ce pas rassurant de se sentir ainsi protégés par tant de représentants de l’ordre qui resteraient là, entre la mer, les immeubles et le parking, toute la journée ?
Résigné à ne pas bouger, Alexandre entama son tube de lait concentré sucré et déchira avec ses dents l’emballage d’une barre de céréales. Il n’entendait plus rien des manœuvres théâtrales du voisin d’habitude discret, qui là, semblait décidé à mener la revue.
Trottinant vers les logements, le petit vieux avait repéré Columbo qui fumait, penchée à sa fenêtre. Faussement inquiet, il l’interpela d’en bas pour lui demander si elle savait, elle qui était si bien informée, pourquoi une poubelle avait été renversée dans la rampe d’accès au garage souterrain de la résidence d’à côté. Croyait-elle qu’il pouvait s’agir de chats ? Fallait-il craindre pire ? Un squat ? Serait-il bienvenu d’en informer les autorités ?
Columbo cligna d’un œil, rejeta sa tête en arrière, et sa bouche fut agitée d’un tic qui pouvait passer pour un sourire. Qu’elle y crut ou non, la poubelle pouvait faire une bonne histoire. Mais bien sûr qu’il fallait s’en inquiéter, n’avait-elle d’ailleurs pas vu des lumières de lampes torches danser la nuit dernière au fond de cette rampe d’accès ?
La voisine du 11, à ces mots, sortit un visage masqué de derrière ses rideaux. Voilà qui ne pouvait que trahir encore la présence de filous. Les pires de la bandes des surfeurs et des véliplanchistes n’avaient pas encore été mis sous les verrous. Il était clair qu’un brave carreleur qui aurait dû refaire l’entourage de sa baignoire la semaine suivante, un garçon sérieux issu de la région, ne pouvait qu’avoir été mal influencé par de dangereux délinquants étrangers qu’il fallait absolument appréhender. Et où auraient-ils pu aller, ces fourbes, ailleurs que dans les sous-sols du quartier ? Voilà qui devait bien leur rappeler les caves et les égouts de leurs cités. Ils s’étaient même certainement nourris dans la poubelle et avaient, par les détritus répandus, forcément attiré des rats et autres nuisibles qu’il faudrait maintenant chasser pendant des mois.
Les deux commères qui, les autres jours, ne s’appréciaient guère, décidèrent donc de faire cause commune, et sortirent à la rencontre des gendarmes. Columbo avait pris le temps de s’étaler un peu de rouge à lèvres de travers, et un trait d’eye liner surlignait ses yeux dont les paupières palpitaient. Elles prirent à elles deux, en tenailles, le groupe de gendarmes le plus proche.
La réaction chimique avait démarré : il suffisait de la laisser évoluer. Le voisin du 11 revint à sa débroussailleuse tandis que les deux femmes rivalisaient d’adjectifs superlatifs pour décrire le danger qui les menaçait depuis le garage souterrain. De loin, il ne comprenait pas tout, mais il les voyait agiter les mains, et il se marrait un peu en coin. L’air de rien, il appuya son dos contre la voiture de Solange, alluma une cigarette, et, enfin tranquille, parla tout doucement, comme s’il s’adressait aux arbres : « J’ai tout vu hier. Je sais que tu es dans le coffre mon garçon. Ton père est au courant. On va te sortir de là. Sois encore un peu patient. » Et d’ajouter sur le ton de l’espionnage : « Si tu as compris, frappe deux coups. » Ce que fit Alexandre avec son pied, question de s’étirer.
Satisfait, aspirant une bouffée, le voisin remarqua tout haut : « Pour une fois que ces deux peaux de vaches vont être utiles à quelque chose… »
Là-bas, c’était maintenant le branle-bas de combat. Toutes les patrouilles des environs avaient été appelées par radio. Elles s’équipaient de gilets par balles, lustraient leurs matraques et se préparaient à l’assaut de la poubelle renversée. Au signal, elles se dirigèrent toutes vers le parking, forcèrent sans peine la porte que l’abandon avait déjà bien déglinguée, et s’engouffrèrent dans le sous-sol, attirant tous les regards et vidant du même coup de tous les militaires les abords des résidences et des parkings.
« Sors vite de là », ordonna le vieux. Alexandre, utilisant la trappe entre le coffre et l’habitacle, rampa vite sur la banquette arrière, déverrouilla le véhicule, et sortit comme si de rien n’était. Il était bien un peu décoiffé et un peu mal fringué, mais le voisin lui colla immédiatement dans les bras une grande poubelle de jardin en plastique noir, remplie d’algues en décomposition. Pas de quoi trouver étrange qu’Alexandre ne porte pas un costume de bal.
Rassemblés à la fenêtre, les membres de la famille d’Armelle virent donc sortir bredouilles mais poussiéreux, une armée de gendarmes dépités, et Tarek pu apprécier la vision d’un Alexandre vêtu de son plus beau T-shirt « Super papa ». Armelle était rassurée et Alexandre souriait en se dirigeant vers la plage pour travailler, ou pour buller devant la mer après sa mauvaise nuit. Il avait le sentiment que la belle vague ourlée d’écume lui avait coûté cher, mais il ne regrettait rien.
Il marchait vers son père, ignorant des mauvaises nouvelles qui l’attendaient. Leur manifestation, pourtant bien inoffensive, de liberté avait très mal tourné.
Suite et fin le14 juin 2022…
Pour laisser un commentaire, retournez à la page d’accueil, et cliquez sur le nom de l’article en bas de la page. N’hésitez pas : toutes vos réactions m’intéressent ! Merci.
Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.
Recroquevillé, mal à l’aise dans sa combinaison mouillée, Alexandre n’osait plus bouger. Un mouvement trop brusque risquait de faire osciller la voiture et d’alerter les gendarmes. Le chahut avait cessé, mais il ignorait quels observateurs, naïfs ou prédateurs, pouvaient le repérer et le trahir.
Alexandre aurait donné beaucoup pour être moins grand. Ou moins trempé. Le néoprène lui collait à la peau. L’enlever lui demanderait trop d’efforts, trop de contorsions. Le carton sur lequel il était couché en chien de fusil, absorbait l’eau salée qui s’écoulait de ses chaussons de surf. Les choses n’auraient pas dû se passer comme ça. Tout était prévu. Son VTT l’attendait appuyé contre un muret, dans le dédale des ruelles du village de vacances en arrière des immeubles, à cent mètres à peine du front de mer. C’était le meilleur endroit : abandonné de ses habitants, le fouillis de maisonnettes basses et blanches, de terrasses, de cours et d’allées, regorgeait de cachettes et d’issues vers de multiples sentiers de randonnée. Ce quartier ne pouvait pas être bouclé par quelques véhicules de police. Seulement voilà, grisé par les vagues, il s’était enfui trop tard. « Encore une », s’était-il dit, voyant au loin se former une crête qui s’ourlait déjà d’écume. Le temps de se laisser glisser jusqu’au rivage et de courir à travers la dune en direction du village balnéaire, trois cavaliers de la gendarmerie montée lui barraient déjà la route.
Il avait bifurqué vers la droite, filant derrière le bâtiment d’Armelle et s’engageant dans les parkings. Seul, Alexandre ce serait fait prendre, mais les forces de l’ordre, pourtant réactives, étaient dépassées par le nombre des fuyards. Il n’eut que quelques secondes pour saisir sa chance. Passant une haie qui le rendit un instant invisible des autorités à pied, à cheval, en voiture et en hélicoptère qui chassaient du surfeur dans toutes les directions, il se trouva devant le monospace de Solange. Alexandre savait par Armelle qui en riait, que Solange laissait désormais son véhicule ouvert avec les clés dans la boîte à gants : au cas où il faudrait se tirer vite fait – sans prendre le temps de se chamailler pour savoir qui avait mal rangé les clés – à l’annonce d’un raz de marée. Et personne dans leur communauté de réfugiés du bout de la terre, n’aurait songé à voler une voiture quand tous les déplacements étaient strictement encadrés, limités et contrôlés. Surtout une voiture verte. Sans réfléchir ni aux conséquences, ni à la faisabilité immédiate d’un tel acte, Alexandre ouvrit le coffre, s’y engouffra la tête la première et, de l’intérieur, le referma.
Les genoux dans le nez, concentré sur les battements ralentis de son cœur qui se calmait, Alexandre réfléchissait. Il n’avait pas été pris et, à l’exception d’un petit carton qui le gênait à ses pieds, le coffre était vide. Dans l’immédiat il pouvait rester là. Hélas le véhicule n’était pas verrouillé. À tâtons dans l’obscurité, le garçon chercha un truc, n’importe quoi. Sa main droite rencontra un long étui en plastique rigide : la boîte du triangle fluorescent à utiliser en cas de panne ou d’accident. Repérant le dossier central de la banquette arrière qui basculait et faisait communiquer sa cachette avec l’habitacle, Alexandre déplia lentement, en bougeant le moins possible, l’équipement réglementaire de sécurité. Priant pour que personne ne se tienne assez près du véhicule pour voir quelque chose à ce qu’il faisait, il glissa progressivement dans l’interstice du siège, le triangle de signalisation dont il avait aligné les trois côtés articulés en forme de longue règle métallique. L’œil collé au dossier légèrement incliné vers l’avant, profitant de la fente pour observer et guider l’avancée de la tige de fer vers le tableau de bord, Alexandre manœuvra assez habilement pour que le bout du triangle déplié appuie sur le bouton de verrouillage intérieur de la voiture. Un clac lui apprit qu’il avait réussi. Il se détendit : Solange ne devait pas refaire de courses avant le lundi suivant et son abri était fermé à clé.
Alexandre commençait à s’habituer à la moiteur de son vêtement, quand sa vessie lui rappela qu’il n’était pas au bout de ses ennuis. Il avait chaud et baignait déjà dans une culture tiède de sueur et d’eau de mer, mais se pisser dessus le révoltait. Il devait bien être capable d’oublier et de se retenir. Garée contre un arbre, la voiture restait heureusement, malgré l’ombre réduite du milieu de journée, un peu protégée du pire cagnard. Voilà qui lui laissait une chance de ne pas étouffer dans le coffre à plus de cinquante degrés. Le mieux était de dormir. En position fœtale, Alexandre se cala de la manière la plus confortable possible, ferma les yeux et attendit.
Des éclats de voix le tirèrent de sa somnolence. Plusieurs personnes. Assez lointaines. De l’autre côté de la haie peut-être. Venant de la route ou d’un autre parking. Une femme semblait protester. La vieille du 11 sans doute. Alexandre était sensible aux intonations, mais ne parvenait pas à deviner les mots. Dommage, il aurait aimé saisir quelques informations. La gendarmerie était-elle toujours présente ? Ses compagnons d’action avaient-ils tous pu s’enfuir ? Un ou deux cris d’enfants. Les petits frères sûrement. Il regarda le cadrant lumineux de sa montre : dix-huit heures. L’heure de sortie. La vie avait donc repris son cours. La famille ne serait certainement pas allée jouer dehors si des hommes armés continuaient à patrouiller. Il avait faim. Plus tard. On y penserait plus tard.
Quand il se réveilla vraiment, tout était silencieux et la chaleur avait un peu diminué. Aucune lumière ne filtrait de la fente au milieu de la banquette arrière. Vingt-trois heures. Alexandre avait terriblement envie d’uriner, horriblement faim, et très mal aux jambes. Cette fois, il devait bouger. Il se contorsionna en grimaçant pour se placer de manière à faire basculer complètement le siège mobile de la banquette arrière. Il rampa jusqu’aux places passagers et s’assis, avec douleur mais soulagement. Sans nuages, la nuit était sombre. Tout paraissait calme. Derrière la place du conducteur, Solange avait laissé deux packs de bouteilles d’eau de 1,5L. Alexandre déchira le plastique d’emballage, pris une bouteille et en répandit le contenu sur le tapis de sol. Il avait l’impression de vivre un florilège de scènes de séries d’espionnage : après s’être planqué dans une malle, le voilà qui pissait en planque dans une bouteille. Il faudrait faire disparaître tout ça avant que la mère d’Armelle ne découvre ce qu’il avait fait de sa précieuse réserve d’eau potable. Il songea que dans sa folie survivaliste, elle avait peut-être prévu d’autres provisions. Regardant sous la banquette, il découvrit deux sacs en plastique dont le contenu n’avait pas été touché par l’eau qu’il avait gaspillée. Ils contenaient deux serviettes de toilette ultrafines en microfibre, ainsi que cinq tenues complètes de sport légères de tailles échelonnées : une pour chaque membre de la famille. Il choisit le tas de fringues destinées vraisemblablement à Tarek, se sécha et se changea enfin. Une couverture était pliée sous le fauteuil avant droit, à côté de quelques petites boîtes de pâtées pour chat. Il n’était pas encore assez désespéré pour avaler les provisions de Bonbon, mais la couverture et les serviettes absorbantes pourraient améliorer la fin de sa nuit dans le coffre. Pas question de rester beaucoup plus longtemps à découvert dans l’habitacle. Il roula et cacha sa combinaison humide là où il avait trouvé les étoffes, et il s’installa une couchette propre. Il en profita aussi pour examiner à la lueur du cadrant de sa montre, l’intérieur du carton qui lui était rentré toute la journée dans les mollets. Joie : il venait de trouver les rations de survie. On n’était plus à un quart d’heure près. Il choisit deux salades de thon en conserve et un paquet de galettes de riz pour manger confortablement assis à l’avant. Un moment il fut tenté : il avait les clés dans la boîte à gants. Il aurait pu démarrer et partir, abandonner la voiture dans les marais, rentrer chez lui à pied. Il pouvait aussi mettre le contact pour écouter la radio. Parlait-on d’eux aux informations ? Il n’osait pas. Les phares pouvaient s’allumer. On le verrait. Il y aurait une enquête, sur la voiture, sur ses propriétaires, sur Armelle. On les ennuierait, on remonterait jusqu’à lui, et pire, jusqu’à leurs pères, leurs articles, le journal, leur réseau. Il se contenta d’ouvrir très doucement, puis de refermer et de reverrouiller, la portière avant, celle opposée aux regards des immeubles, pour renouveler l’air et faire entrer la fraîcheur nocturne.
Il était à l’abri et sa situation, au sec, sa vessie vide et son ventre plein, s’était considérablement améliorée. Il ne pouvait pas prendre de risques sur un coup de tête. Ses parents devaient s’inquiéter. Le mieux était de trouver un moyen de rejoindre son père comme si de rien n’était sur la plage le lendemain. Il ferait semblant d’arriver avec lui pour travailler. Hélas la marée ne serait basse que l’après-midi. Comment sortir de la voiture en plein jour ? Et s’il sortait maintenant, où être sûr d’attendre sans être vu ?
A mesure qu’il dévorait, pourtant, son optimisme revenait. La nuit venait de lui donner de la nourriture, un survêtement et des couvertures. Le matin lui offrirait peut-être d’autres opportunités. Rassemblant ses déchets hors de la vue de possibles passants, Alexandre retourna dans le coffre et s’installa aussi confortablement qu’il le pu, gardant à portée de main une bouteille vide, une bouteille pleine, deux paquets de galettes bretonnes, une boîte de barres de céréales aux fruits et un tube de lait concentré sucré.
Rassasié, rassuré par le silence, il se rendormit.
À suivre le 04 juin 2022…
Pour laisser un commentaire, retournez à la page d’accueil, et cliquez sur le nom de l’article en bas de la page. N’hésitez pas : toutes vos réactions m’intéressent ! Merci.
Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.
Toute la famille reçut un choc. Malo, tournant dans les jambes des grands, le nez en l’air pour accrocher le visage des adultes, répétait de sa petite voix aigüe : « Qui est mort ? Qui c’est qu’est mort ? »
Si Armelle avait vécu au temps du Lys dans la vallée*, elle se serait pâmée. Là, elle se contenta de faire une sale tronche. Solange qui la voyait se décomposer – tout en ayant elle-même du mal à encaisser qu’un des agiles diablotins dont l’audace les avait fascinés le matin, ne sauterait plus jamais, ni sur la dune, ni sur les vagues – demanda à Columbo : « Quelqu’un qu’on connaît dans le quartier ? ».
« Non, répondit la voisine, un jeune du centre ville : le fils d’un artisan carreleur. Il travaillait avec son père et devait reprendre l’entreprise. Faudra trouver quelqu’un d’autre pour refaire le sol de la pharmacie. Par contre je vous parie que le curé en profitera pour rénover la sacristie. Il paiera le père en messes pour le salut du petit. »
Armelle avala sa salive. Désolée de la mort du garçon, elle devait bien s’avouer, malgré sa mauvaise conscience, qu’elle était soulagée. Mais où était Alexandre ?
Plus personne n’avait envie de jouer. Mais personne ne voulait rentrer non plus. Les enfants allèrent s’asseoir à l’ombre des arbres en bordure de parking, sur les plots en béton qui barraient aux véhicules l’accès à un chemin piétonnier. Tarek, faussement gai, proposa de jouer à un, deux, trois, soleil, et puis laissa tomber. Au bout de l’heure, les garçons rentrèrent se doucher sans protester, et Armelle mit le couvert sans qu’on le lui demande. Solange accommoda des restes en salades accompagnées de fromage et de pain. Malo ne comprenait pas trop. Il ne réalisait pas bien le sens des mots. Il savait juste que l’ambiance n’y était pas ce soir-là pour faire des caprices ni réclamer un dessin animé.
Solange mangea peu. Rien ne passait. Elle fit bonne figure et accomplit avec naturel et calme ses corvées du soir, jusqu’à ce que les enfants soient couchés. Après elle s’assit. Elle se sentait épuisée. Depuis le salon, elle entendait Armelle, Hélias et Malo qui chuchotaient. Contrairement à ses habitudes, elle ne les gronda pas. Parler les aiderait à évacuer. Bonbon s’installa sur ses genoux. Tarek, cherchait sur Internet des traces de l’accident mortel. Les différents moteurs de recherche et les sites des grands journaux en ligne étaient muets sur le sujet. Rien. Columbo n’avait pourtant pas menti. La voisine du 11 l’avait confirmé à sa manière en criant sa déception de ne plus avoir personne sur qui compter pour recarreler autour de sa baignoire. Ils l’avait entendue qui pestait contre ces jeunes imbéciles qui faisaient les cons et mourraient sans honorer leurs engagements, prenant à témoin, de fenêtre ouverte à fenêtre ouverte, le petit monsieur chauve du numéro 13.
Solange se sentait revenue cinq ou dix ans en arrière, quand elle enseignait pour de vrai dans les quartiers délaissés. Combien d’enfants blessés ou morts durant ces années ? La plupart du temps heureusement, ils s’en sortaient. Solange avec ses enfants s’inquiétait de tout : des rues à traverser, des fenêtres ouvertes, des prises électriques, des coins de table, de la baignoire, des couteaux, des casseroles, du vélo, des trottinettes, des tobogans et des ballons lancés trop fort. Elle les imaginait se fendant le crâne en tombant du lit la nuit et s’étouffant avec une sucette au goûter ou avec une cacahuète avant de dîner. Le cocon dans lequel ils vivaient prenait dans ses cauchemars des allures de jungle sauvage dans laquelle mille dangers planqués au milieu des jouets guettait sa vulnérable progéniture qu’un rien pouvait détruire. Ses élèves par contre semblaient faits d’une autre étoffe. Régulièrement un mail du proviseur l’informait qu’un adolescent dans une de ses classes avait reçu un coup de marteau sur la tête, ou un coup de couteau dans le ventre, ou qu’il avait été battu et laissé pour mort sur un trottoir, ou trouvé inconscient dans une poubelle. Invariablement le mail se terminait en faisant état de légères blessures, de prompt retour à la maison et de demandes pour que les profs photocopient les cours et les envoient à la famille le temps de l’absence de l’enfant à l’école. Solange les imaginait dans leur lit, la tête et le ventre bandés, le visage tuméfié, résolvant leurs exercices de maths, comme si de rien n’était, sur un plateau télé. Pouvait-on les casser et les recoller sans séquelles ? Rien pour eux n’était-il jamais grave ? Se poignardait-ils comme d’autres se donnaient des coups de pieds en cour de récré ? Quelques uns étaient morts. Pas toujours des élèves : des amis, des frères, dont les drames avaient nourri d’infinies représailles que les adolescents taisaient à leurs parents pour ne pas les inquiéter. Des enfants qui avaient été témoins de morts violentes dans la rue n’en parlaient pas pour protéger papa et maman : les vieux se feraient trop de souci et ne comprendraient pas. Solange n’avait jamais vu de personnes mortes. Solange craignait pour sa famille les piqures de guêpes et les steaks hachés mal cuits. En face d’elle, des lycéens avaient vu des blessures par balles, des passages à tabac, des blessés abandonnés là. Sur le parvis du lycée, parfois en fin de journée, les règlements de comptes prenaient la forme d’affrontements éclairs entre bandes ennemies, organisées, se déplaçant avec célérité, encapuchonnées, armées de battes et de marteaux. Tout allait vite, avant l’arrivée des flics. Les élèves qui avaient la chance d’être neutres ne s’enfuyaient pas : ils restaient au spectacle. Il était inutile d’en parler : ces bagarres anodines d’où le meurtre n’était jamais bien loin, ne faisaient couler ni larmes ni encre. Ces adolescents n’étaient-ils pas, à leurs risques et périls – ainsi qu’à ceux des passants innocents – laissés sans surveillance dans la rue par leurs parents ? On ne se demandaient pas pourquoi les parents étaient absents, travailleurs aux horaires décalés, ou adultes pauvres dépossédés de leur autorité sur des enfants dans un monde où l’argent décidait du respect et de la légitimité. On oubliait l’influence du quartier sur les familles, ou on préférait ne pas la voir : les racailles s’entretuaient chez eux et c’était bien fait.
Pendant un moment, on avait entendu parler aux informations nationales des mécanismes d’agressions entre bandes rivales dans les banlieues : des jeunes s’étaient assassinés ou suicidés dans des quartiers tranquilles où se croyaient à l’abri de paisibles classes moyennes bien intégrées et actives. L’opinion s’était émue de toutes ces jeunes vies foutues : morts et meurtriers avaient tout perdu. On plaignait les parents, on cherchait des explications : réseaux sociaux, films violents, désœuvrement. On apprenait que pour certaines générations une adresse postale était une condamnation : cité contre cité, rue contre rue, sans autres raisons que le lieu du domicile, des guerres se déclenchaient. Solange avait crié à sa radio en tranchant ses patates pour un gratin dauphinois : « Mais ça fait des années que ça existe ! Où étiez-vous connards de journalistes ? Où étiez-vous pour Fouad en 2004 et pour Mohammed en 2011 ? Et pour Sirine ? Et pour Sofiane en 2016 ? » L’émotion coulait plus volontiers quand le fléau s’étendait en dehors des ghettos.
Solange, assise dans son canapé, avait la nausée.
Se rappelait-elle de jeunes arrêtés ou blessés par des policiers ? Oui bien sûr, mais aussi pourquoi cet idiot d’élève de Seconde dont elle avait oublié le nom mais qu’elle revoyait qui s’asseyait toujours au premier rang pour sucer son pouce à 14 ans, avait-il décidé de s’orienter dans le cambriolage de maisons ? À un étudiant de BTS chaussés d’escarpins Louboutins qui revenait en cours après deux semaines d’absence pour « voyage d’affaires », elle avait demandé si l’espérance de vie était longue dans la carrière qu’il avait choisie. Et bien sûr les convoyeurs d’argent ne savaient pas, quand ils avaient tiré, que les pistolets des deux crétins de potaches du fond de sa classe étaient des jouets en plastique.
Tarek s’énervait contre le silence des informations. Rien sur le site de la Mairie, ni sur celui de la presse locale. Pouvait-on espérer en apprendre plus le lendemain ? Les rédactions attendaient-elles un feu vert du préfet pour choisir entre une brève relatant un banal accident de la circulation, et un article sur l’efficace répression de hordes de jeunes anarchistes jouant avec la santé des populations ?
Rien n’était pire que le silence. Quel que soit l’angle éditorial Solange se demandait comment le récit pourrait présenter comme méritée la mort d’un jeune artisan, issu d’une famille respectée, connu dans la région et travailleur, qui n’avait à se reprocher que d’avoir surfé ? Quoi qu’on dise, un symbole de bonne santé, d’insouciance et de liberté venait de s’écraser contre le pare-brise d’un véhicule de la gendarmerie.
Épuisée mais incapable de s’endormir, Solange caressait Bonbon derrière les oreilles. Sa main passait et repassait sur le collier de l’animal, vide.
* Roman de Balzac
À suivre le28 mai 2022…
Pour laisser un commentaire, retournez à la page d’accueil, et cliquez sur le nom de l’article en bas de la page. N’hésitez pas : toutes vos réactions m’intéressent ! Merci.
Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.
La chasse aux œufs eut lieu dans l’appartement. Tout le monde s’était surpassé : le samedi, la soirée avait été consacrée à la fabrication d’une vingtaine de bouquets en papier crépon qui ornaient, le dimanche venu, la baie vitrée fermée de la terrasse. Une pluie fine s’était mise à tomber dans la nuit. Ce temps gris rendait moins décevant l’enfermement. Tandis que les tristes uniformes patrouillaient sous la bruine, le printemps fleurissait dans l’appartement. Les roses en crépon jaune, rouge et orange déployaient leurs pétales de couleurs vives comme un rideau à l’épreuve des balles. Les coquilles d’œufs décorées pendaient des branches du ficus tels des fruits gorgés de gaîté. Tout dans le salon était chaud et douillet. Pas étonnant que des doudous lapins aient choisi de se glisser au petit matin dans le logement pour se cacher sous les coussins. Une fratrie de deux agneaux blancs et d’un agneau noir en peluche s’étaient endormis dans l’armoire parmi les pulls des enfants. Des œufs en chocolat de toutes les tailles, enveloppés d’emballages chatoyants, jonchaient le sol au réveil. Bonbon retrouva sa bonne humeur en les faisant rouler dans les coins et sous les meubles. Il y eut de la brioche au petit-déjeuner, et du pâté de Pâques au déjeuner. Le dimanche fut joyeux. Le lundi paresseux.
Mardi au lever, on ne voyait plus trace des forces armées.
Solange délivra Bonbon et reprit la correction de ses copies en écoutant sur une chaîne radio d’information continue, le président se féliciter du respect du confinement pendant ce week-end à haut risque. Quelques familles avaient été arrêtées en flagrant délit de départ en vacances. Elles avaient été lourdement sanctionnées et serviraient d’exemples. De petits malins avaient choisi des routes secondaires et des itinéraires farfelus, mais s’étaient fait coincer à deux rues des plages, quand ils ne s’étaient pas embourbés dans les ornières d’improbables chemins vicinaux. Irresponsables, égoïstes vecteurs de virus, ils avaient joué, et ils avaient perdu. Il fallait féliciter la police et l’armée qui avaient sacrifié famille et congés pour veiller à la santé du pays. Peu de bavures étaient à déplorer. La nation laïque sortait grandie de ces trois jours de célébration catholique.
Ce mardi matin, le beau temps était revenu. On devinait derrière la dune que la mer était haute. Peut-être Alexandre et son père attendaient-ils qu’elle se retire pour revenir travailler et profiter des algues que la marée aurait déposées. Bonbon, privée de sorties depuis trop longtemps, ne rentrait pas. Armelle s’impatientait. Heureusement, un message d’Alexandre, la veille, avait apaisé son inquiétude. Il avait trouvé dans la date, un prétexte pour lui envoyer par téléphone, sans risquer de les compromettre, une image de poussin piaillant des vœux de circonstance. Il allait bien. Hier au moins.
La vie semblait reprendre son cours quand Tarek, qui fixait l’horizon appuyé contre la rambarde de la terrasse, appela toute la famille à le rejoindre. Au-dessus de la mer, jaillissant de derrière les dunes, dansaient une dizaine de voiles de kite-surf. Tous les sports nautiques avaient été bannis depuis le début du confinement permanent. En mars 2020, quand l’épidémie avait entraîné les premières restrictions, on avait eu du mal à accepter l’interdiction de se baigner et de naviguer. On voyait mal quel virus un kite-surfeur lancé à toute allure sur les vagues, pouvait rencontrer et transmettre. Malgré tout, on s’était résigné : ça allait avec le reste, avec la cage d’un kilomètre et avec les accès interdits aux plages, à l’océan, aux lacs et aux forêts. Mais en cette lumineuse matinée, les voiles qu’on avait cru disparues du littoral étaient bien là.
Au lieu de s’étonner ou de se réjouir du spectacle, Armelle sentit son cœur se serrer. Alexandre, avec sa passion de la mer, devait être quelque part là-dedans. Il était évidemment illusoire de croire que le président, dont le discours passait en ce moment sur toutes les chaînes d’information et se commentait en direct sur tous les réseaux sociaux, accepterait de se laisser provoquer par quelques bonshommes attachés à des cerfs-volants au-dessus de l’océan.
Elle ne s’était pas plus tôt formulé cette crainte, que les premières sirènes se firent entendre. Deux peugeots 5008 de la gendarmerie débouchaient l’une par la gauche depuis le sentier côtier, l’autre par la droite de derrière l’appartement, pour se rejoindre et s’arrêter violemment à l’entrée du sentier dunaire. Les huit militaires qui en descendirent au pas de course étaient armés. Martelant le sable, ils disparurent derrière la dune. La famille retint son souffle. Combien étaient-ils à regarder, impuissants, la catastrophe se produire sous leurs balcons ? Columbo devait tout voir depuis son perchoir au dernier étage de l’immeuble. Pour une fois, son bavardage serait utile. Tout alla très vite. Un coup de feu retentit, bien plus semblable à un pétard qu’à une fusillade de série américaine. Presque simultanément, Armelle entendit plusieurs moteurs démarrer. Aussitôt, surgirent, escaladant la dune, trois motocross aux allures de grands insectes chevauchés par des silhouettes noires vêtues de combinaisons de plongée. Surpris, les gendarmes à pied firent demi-tour pour se précipiter vers leurs véhicules. Les 5008 s’engagèrent dans une course-poursuite avec les motos, laissant le champ libre pour s’enfuir à des VTT, qui s’égaillèrent, les uns vers la forêt, les autres par la route. Une patrouille à cheval chargea trop tard pour avoir une chance de les intercepter, mais les cavaliers, poussant jusqu’au bout leur mission, s’élancèrent au galop à leur poursuite et disparurent, avalés par les plus proches sentiers boisés. Ils espéraient sans doute un renfort aérien imminent pour les guider dans leur chasse. Et de fait, depuis la terrasse on distingua bientôt le bruit d’un hélicoptère, qui alla croissant jusqu’à devenir étourdissant. En vol stationnaire au-dessus de la plage, l’hélicoptère hésita trop longtemps. Dans toutes les directions s’échappaient des silhouettes agiles, sombres, moulées dans des combinaisons en néoprène, masquées par des cagoules et des lunettes de surf. Tarek montra du doigt deux canots gonflables à moteur au loin qui embarquaient les derniers kite-surfeurs et disparaissaient en trombe à l’horizon. Les voiles abandonnées flottèrent un moment sur l’eau puis s’abîmèrent en mer. L’hélicoptère finit par choisir les fuyards les plus à découvert qui couraient sur la plage et la dune à la végétation rase. Mais de nouveaux vrombissements de moteurs de moto apprirent aux spectateurs que même les coureurs qui paraissaient les plus vulnérables avaient rejoint des véhicules qui les attendaient tout près, et s’étaient évanouis dans les sapins.
En quelques minutes tout était redevenu silencieux. Depuis le poste de radio sur la table du salon, leur parvenait encore la voix du président.
Solange et Tarek étaient secoués, ne sachant que penser de cette rébellion qui, à en juger par la rapidité de l’évacuation des surfeurs aux premières sirènes, avait été soigneusement orchestrée. Hélias et Malo avaient le sentiment d’avoir assisté à un braquage de banque ou à une attaque de diligence sans butin. Ils étaient surexcités, et rejouaient maintenant bruyamment la scène dont ils avaient été témoins. Armelle sentait qu’Alexandre avait participé à ce commando qui avait tout risqué pour n’en retirer qu’un peu d’écume. Il ne lui avait parlé de rien, mais elle savait. Elle s’inquiétait. Bonbon, qui avait sans doute laissé passer l’attaque cachée sous un buisson, venait de rentrer. Son collier était vide.
Ils entendirent encore quelques lointaines sirènes au cours de la journée. Plusieurs patrouilles passèrent devant leur fenêtre, et firent des rondes désormais inutiles. Les environs restèrent tranquilles. Un calme qui rendait plus insupportables encore l’ignorance et les tourments d’Armelle.
En fin d’après-midi, à l’heure de la sortie, ils croisèrent Columbo qui fumait sur le parking. Rejetant sa tête en arrière, l’œil de travers, la clope à la main, elle leur annonça : « Un gosse est mort. Sa moto est allée s’écraser contre un camion de livraison qui sortait du supermarché. Il allait trop vite pour essayer de semer les flics. »
Pour laisser un commentaire, retournez à la page d’accueil, et cliquez sur le nom de l’article en bas de la page. N’hésitez pas : toutes vos réactions m’intéressent ! Merci.
Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.
Le dimanche de Pâques tombait très tôt cette année-là. Solange n’avait pas vu les mois passer. Assise seule à la table du salon ce samedi 30 mars, elle déballait avec perplexité un coffret récréatif destiné à fabriquer des œufs en chocolat qu’elle avait acheté au supermarché. Elle venait d’assembler un socle épais de plastique rose moulé en cœur, avec un arc-en-ciel bon marché en papier, pour découvrir que l’ensemble ne servait à rien, sinon à poser les deux seuls moules contenus dans l’emballage : deux petits œufs en polyéthylène téréphtalate transparent de deux centimètres de hauteur. Chaque œuf, une fois rempli de chocolat fondu (non fourni) devait être placé quarante minutes au réfrigérateur avant d’être démoulé (en admettant que ça marche) et décoré avec des étoiles en sucre (non fournies) et des vermicelles de couleur (non fournis) qu’on pouvait coller à l’aide de gouttes de confiture (non fournie) déposées sur le chocolat durci. À raison de deux œufs de deux centimètres toutes les quarante minutes pour trois enfants, l’activité prendrait certainement toute la journée et le résultat serait décevant. Un attrape-couillon que Solange remit dans son carton, direction le 7e continent des déchets flottants. Les législateurs étaient sans doute trop soucieux de contenir les virus et de réprimer les déplacements, pour s’intéresser à l’impact environnemental des petites arnaques d’industriels occupés à tromper, par la production à la chaîne de rêves en plastique rose, des citoyens confinés tout juste bons à être plumés. L’échéance d’irréversibilité climatique prononcée par le GIEC deux ans plus tôt approchait, et qu’avions-nous fait ?
Heureusement, Solange avait également prévu des travaux manuels plus traditionnels pour marquer le jour de Pâques. Les deux semaines précédentes, elle avait gardé entières et rincé les coquilles de tous les œufs qu’elle cuisinait, perçant deux petits trous aux deux extrémités pour faire sortir par l’un en soufflant par l’autre, le blanc gluant et le jaune qui était expulsé brusquement dans un bruit de pet et tombait. En ce moment, les enfants les peignaient sur la terrasse avec pour objectif de les suspendre par des fils et de transformer le vieux ficus en arbre de Pâques. Malo avait de la peinture plein les mains, le T-shirt et la figure. Armelle préférait les feutres et s’appliquait. Hélias transformait chaque coquille en voiture qui, toutes, rappelaient la forme du monospace familial.
Acheter des surprises de Pâques avait été plus aisé que de dénicher des cadeaux de Noël. Le chocolat, en tant que denrée alimentaire, n’était pas censuré. Solange avait pu le trouver dans les rayons et même sur le Drive, conditionné avec des peluches, dans des bols, des tirelires, des trousses, des coffrets, des seaux, des arrosoirs et des accessoires de beauté. De gros œufs s’annonçaient fourrés de miniatures automobiles, de billes, de crayons de couleurs, de bijoux en toc, de dinosaures, de Lego et de Playmobils. On fourrait de bouchées pralinées aux noisettes, des chaussettes fantaisie et des marionnettes. Solange avait même acheté, quand les dates de péremption le permettaient, du nougat et des œufs en sucre pour l’année suivante, diversifiant ainsi son stock de nourriture en cas de coup dur. Encore fallait-il décider où se passerait la chasse aux œufs du lendemain matin. Le terreplein central du parking était envahi d’herbes hautes, de pissenlits, de boutons d’or, de trèfles en fleurs, et de longues tiges terminées en délicats plumeaux blancs, appelées queues-de-lièvres, qui s’agitaient au moindre vent. Voilà qui pouvait fournir de nombreuses cachettes et remplir l’heure quotidienne de sortie de cris de joie. Hélas, ce n’était pas le lapin de Pâques qui, depuis deux jours, foulait les graminées, mais des gendarmes lourdement bottés, accompagnés de militaires de l’ancien corps des vigipirates dont ils recevaient le récent renfort.
Un week-end de tensions s’annonçait. Le lundi férié tombait le 1er avril, mais l’afflux sur le littoral, de forces armées, qu’on voulait bien visibles, ne donnait pas envie de rire. Devant la fenêtre et aux alentours, des uniformes bleu marine côtoyaient des treillis verts et beiges. Les cloches de Pâques apeurées n’oseraient certainement pas survoler le parking et les dunes pour larguer leurs friandises multicolores. Elles pouvaient devenir les cibles de concours de tirs organisés par des groupes d’assaut armés de fusils qui s’ennuyaient ferme d’attendre l’ennemi tant promis. Par prudence, Solange avait d’ailleurs enfermé Bonbon qui s’était vu interdire l’accès au balcon. Boudeuse, elle dormait dans la chambre du fond.
De qui les autorités avaient-elles peur ? Pas d’un dictateur ni d’un envahisseur. Les gendarmes, tournant le dos à la mer, faisaient face aux chemins piétonniers d’où pouvaient à tout moment sortir de pauvres types désireux de bronzer ou de se baigner. Le danger que les soldats s’apprêtaient à repousser s’annonçait porteur de tongs et de slips de bain. Curieusement, malgré la menace, le quartier, ce samedi, restait désert. Les barrages routiers dressés sur tous les itinéraires menant aux côtes avaient sans doute découragé plus d’un candidat à la délinquance balnéaire. Aucun convoi de vacanciers n’était arrivé dans la nuit. Les fenêtres des immeubles du front de mer étaient restées fermées. Pire, les quelques travailleurs de la plage s’étaient mis en congé, et les rares habitants n’osaient plus utiliser leur droit de sortir tourner en rond, refroidis qu’ils étaient par la perspective de croiser quantité de rangers et d’armes à feu dans leur périmètre de deux fois Pi un kilomètre.
Les garçons ne réclamaient rien. Concentrés sur les couleurs acidulées des coquilles qu’ils peignaient, ils avaient compris que l’ambiance extérieure n’autoriserait ni les vélos ni les pistolets à eau. Leurs vitres fragiles suffiraient-elles à les protéger d’une éventuelle balle perdue ? Même s’ils y avaient pensé, Solange et Tarek avaient renoncé à imposer aux enfants de rester cloîtrés trois jours dans le salon aux volets fermés. Se serrer tous les cinq dans une pièce hors du temps avec pour compagnie des kilos de chocolats et les onze épisodes de Star Wars aurait permis d’attendre en sécurité le départ des forces de l’ordre, mais était-il possible d’imposer une nuit de 72 heures à Malo qui, depuis des semaines, imaginait des lapins roses et blancs chargés de bonbons et d’œufs rigolos ? Il aimait les fleurs, la lumière et le printemps. Quelle funeste conséquence pourrait avoir le remplacement, par de sombres combats interstellaires, des images aux tons pastels de son imaginaire d’enfant ?
Armelle se concentrait sur ses dessins, des motifs mi-géométriques mi-floraux, qu’elle avait pris l’habitude de dessiner sur ses cahiers, ses mains, les murs et certains meubles quand elle avait besoin de se calmer. Cette fois, elle les entortillait sur les coquilles d’œufs. Par sa méticulosité, elle pansait son inquiétude, elle s’enfermait, elle essayait d’oublier ce qui la torturait en canalisant ses pensées. Comme Bonbon, elle était prisonnière. La nuit précédente, sa mère avait mis la chaîne, qu’elle n’utilisait jamais d’habitude, à la porte d’entrée en plus de l’avoir verrouillée. Elle recommencerait certainement ce soir, et qui savait pour combien de temps. Solange avait-elle remarqué les fugues nocturnes de sa fille ? Voulait-elle y mettre un terme, ou cette mesure de sureté supplémentaire n’était-elle liée qu’à la présence temporaire de patrouilles armées ? Avec cette chaîne, Armelle ne pouvait plus dissimuler les traces de ses escapades : une fois dehors, elle pouvait refermer le verrou tout doucement avec sa clé, mais certainement pas raccrocher la chaîne. Que n’importe quel membre de la famille voie la chaîne pendouiller en allant pisser, et ce serait l’alerte assurée. Quant aux messages papier, avec Bonbon consignée, il ne fallait plus y compter. Que devenait Alexandre ? Comme les pêcheurs, le goémonier avait quitté la plage. Armelle voulait s’empêcher de céder à la panique. Elle avait éteint son téléphone pour ne plus le regarder. Elle l’avait enfermé dans son armoire pour ne plus être tentée de le rallumer. Un message pouvait les trahir. Elle devait résister. Laissant sa main aller à des motifs toujours plus compliqués, elle dessinait.
À suivre le 07 mai 2022…
Pour laisser un commentaire, retournez à la page d’accueil, et cliquez sur le nom de l’article en bas de la page. N’hésitez pas : toutes vos réactions m’intéressent ! Merci.