Épilogue

Voici la fin du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.

Le raz-de-marée que Solange craignait, n’arriva pas. Du moins, pas un tsunami d’eau salée.

La vague qui étouffa brutalement Alexandre quand il apprit sur la plage, sous un soleil indifférent et magnifique, la mort de son ami, monta lentement dans le reste du pays.

Les premiers jours, on n’en parla pas. Un banal accident de la route lors d’une coupable mais rare entorse au confinement. À peine une brève aux informations pour le gouvernement qui pensait balayer cette poussière sous le tapis des incivilités juridiques et médicales du week-end pascal.

Tarek, Solange et le goémonier en firent un article qui, de leur propre et défaitiste aveu, aurait dû mourir dans le silence de quelques rares boîtes aux lettres. L’accident avait eu lieu à la campagne, sans témoins, au bout du continent, là où il ne pouvait toucher que quelques habitants isolés. La résignation aurait dû gagner.

La rumeur pourtant, portée sur la crête d’une vague naissante, gagna du terrain. Le pauvre article écrit pour le principe mais sans y croire, passa de main en main, fut photographié, envoyé, transféré, commenté, liké. Des amis et des parents parlèrent, cherchant le soulagement dans le partage au point d’en oublier le flicage des réseaux sociaux. Que pouvaient bien leur faire d’être surveillés quand le pire leur était déjà arrivé ?

L’histoire se propagea. Elle quitta le littoral et la campagne pour gagner la capitale et toutes les villes rencontrées sur le chemin. Les routiers et les livreurs la transportèrent d’une aire d’autoroute à l’autre, et bientôt elle toucha tout le pays.

La fin du jeune surfeur émut tous les âges et tous les milieux. Il était le fils des uns, le cousin des autres, un ami, un frère, un enfant. Il était le semblable des jeunes tant ruraux que citadins, une victime de l’autorité armée, sportif et plein de vie, tombé sans l’avoir mérité pour une blague qui n’appelait pas la condamnation à mort. Il avait bravé la loi sanitaire, mais aucune bonne âme n’avait réussi à le classer parmi la racaille des trafiquants drogués qui ne recevaient que ce qu’ils avaient bien cherché. Le jeune artisan était sérieux, utile et méritant. Dans tous les salons clos, dans toutes les cuisines, on soupirait, « misquine », « le pauvre ». La pitié exprimée au début du dîner ne s’évanouissait pas au dessert. Le jeune homme appelait toutes les sympathies, était membre de toutes les familles, riches ou pauvres, révolutionnaires ou conservatrices, musulmanes, athées ou catholiques. Il était mort, pour rien.

Des voix s’élevèrent alors pour compter les rares victimes récentes des covids et de ses variants. On les mit face aux témoignages qui sortaient, soudain nombreux, de parents d’adolescents déprimés, brisés, asociaux, phobiques et suicidaires qui vivaient reclus, allongés, pris en sandwich entre un matelas et un écran. Le surfeur tragiquement arrêté dans son survol de la vague par un véhicule de patrouille, devint le symbole de cette liberté perdue qui soudain commençait à manquer. On se souvint de l’air salin, du sable, des embruns, des promenades en forêt, de la marche et du sport en liberté.

Les consciences, brusquement déjavellisées, se réveillaient.

Quelques jours plus tard, les premières manifestations s’organisèrent. Elles n’explosèrent pas comme les émeutes de 2005 à Clichy-sous-bois, mais comme elles, elles gagnèrent tout le pays. Des collectifs se créèrent qui s’exprimèrent selon leur sensibilité en célébrant des messes ou en cassant des abribus. Dans un grand pas en avant, certains oublièrent l’interdiction des rassemblements pour appeler à des marches blanches qui durèrent plus d’une heure et rassemblèrent des gens sur plus d’un kilomètre.

Le verrou avait sauté. Les préfets, débordés, paniquaient. Trois semaines plus tard, des défilés non autorisés renaissaient dans toutes les villes. Les manifestants, aveuglés par la lumière du printemps, ne savaient plus vraiment contre qui, ni pour quoi ils manifestaient. Certains, simplement, se retrouvaient, amis, familles, perdus depuis longtemps, et se tombaient dans les bras au milieu des banderoles, des opportunistes vendeurs de merguez et des casseroles qu’on frappait en criant.

La violence s’invita, contenue depuis longtemps, elle explosa par endroits. Des nostalgiques s’habillèrent en jaune, se coiffèrent en rouge ou s’encagoulèrent en noir.

Le 1er mai 2024 devait frapper un grand coup. De partout le mot d’ordre fut lancé de gagner la côte et de se regrouper sur la plage qui avait vu naître la contestation, désormais légendaire, des surfeurs. Aucun barrage routier ne put contenir le flot des véhicules qui vint se garer en masse au pied des immeubles où vivait Armelle. En quelques heures une foule se pressa, comme au temps des 14 juillet d’avant les confinements, dans les parkings, sur le remblai et sur la plage qui étaient, la veille encore, déserts.

Armelle sortit, Alexandre était là aussi, incrédule, sonné devant les conséquences de la sortie en mer qu’avec ses amis ils avaient, un mois plus tôt, organisée. Son groupe d’adolescents était là également, sous la fenêtre où se tenaient Solange, Tarek et les garçons, hésitant entre l’envie de se faire connaître comme les précurseurs, et celle de rester en retrait, dépassés depuis longtemps par leur geste et par leur tristesse. Fallait-il être fiers ou regretter ?

La manifestation qui grossissait sans ordre ni mot d’ordre, avait fait tomber les barrières vers la mer, et les gens semblaient ne plus savoir s’ils devaient exprimer leur colère, ou leur bonheur d’être là, dans ce paysage que beaucoup pensaient ne plus jamais revoir. Des black blocs marchaient vite et droits, armés de gourdins mais oublieux de lancer les lourdes bouteilles en verre qu’ils avaient glissé dans leurs poches. Certains avaient retiré leurs doc martens et remonté leurs jeans pour courir baigner leurs mollets poilus et blancs. D’autres avançaient, avides d’aller loin, sans même bousculer une vieille qui avait maquillé de slogans son fauteuil roulant. La foule de ce jour avait délaissé les parasols et les cerfs volants d’autrefois pour promener des drapeaux rouges, des drapeaux français, des drapeaux basques, des drapeaux bretons, des drapeaux royalistes.  Un jardinier breton pauvre d’immeuble parisien riche, passait en discutant avec un ingénieur qui manifestait pour retrouver le droit d’aller rendre visite à son père. Un sociologue, docteur en casseurs et en mouvements sociaux humait l’air de la mer en faisant un cours – pas en visio enfin – à de calmes mères de famille qui disaient être là pour que la dictature n’y vienne pas. Une fanfare – saxos, sax ténors, trompettes et trombone – accompagnait les montures mécaniques rugissantes de motards à l’arrêt le long de la piste cyclable, tandis que des curés en soutane et sandales, le rosaire à la ceinture marquant le pas, côtoyaient des syndicalistes et des militants d’extrême gauche.

Les gendarmes postés sur la dune observaient la marée humaine qui déciderait peut-être, par sa mobilisation, de leur avenir et de nouvelles lois. Des journalistes filmaient les badauds, les touristes, les convaincus et les membres des services d’ordre de la CGT qui chantaient ensemble et s’échangeaient des tracts et des pancartes.

Armelle, tournant la tête pour guetter un signe d’approbation de ses parents, saisit la main d’Alexandre et l’entraîna dans le cortège. Viendrait peut-être le temps de la victoire ou de la répression. Peut-être ce mouvement serait-il le départ d’une libération ou d’une lutte difficile et d’autres restrictions. Ni le sociologue, ni la dame en fauteuil roulant, ni Columbo, ni les curés, ni même les gendarmes ne le savaient. Mais ce jour-là au moins, ils allaient marcher, s’exprimer, chanter et voir l’océan de près.

Après des mois, un mouvement naissait.

FIN

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Chapitre 23 : Libre !

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Au matin, Alexandre n’eut pas le temps de beaucoup s’interroger. Les ronflements tout proches de la débroussailleuse sans fil du voisin du numéro 13 le tirèrent de son sommeil. Coincé, courbaturé, Alexandre pestait contre cet habitant gênant dont la présence lui ôtait tout espoir de se glisser discrètement hors de son abri.

Il n’imaginait pas que le jardinier amateur, après avoir occupé sa nuit blanche à l’élaboration de mille dialogues et stratagèmes, s’apprêtait à jouer sa grande scène. Coupant son moteur il déclama, haut et clair comme il l’avait peut-être fait six décennies plus tôt au spectacle de fin d’année de l’école : « Le salut mon ami, comme il fait bon tailler. Avant l’heure de midi, j’aurai fini la haie. Et je vous le disais, tantôt par téléphone. J’aurais besoin vit’ fait, d’engrais pour géraniums. »

La voix qui répondit à la tirade de l’apprenti comédien exterminateur d’herbes folles, plus naturelle, était celle du goémonier. Dieu soit loué !!! Alexandre se détendit, brusquement soulagé, pour sursauter quelques secondes plus tard sous le fracas et les vibrations de coups frappés contre le coffre. Le voisin flattait la voiture de claques bien senties sur la lunette arrière. « Mais je vous vois distrait, compère goémonier. Par le curieux aspect, de cett’ voiture carrée. Sachez donc qu’un tel coffre, est utile aux parents. Ses dimensions leur offrent, à eux et aux enfants. De loger les bagages, et les trucs importants. Et c’est un avantage, d’y mettr’ un éléphant. Qui n’aurait pas déplu, à ALEXANDR’ le Grand. »

Le voisin avait craqué, ou il avait sniffé trop de graminées. Peu importait : le goémonier avait compris, et Alexandre qui pour l’instant souffrait d’être trop GRAND, aussi. Son père semblait guilleret et répondit qu’il lui enverrait son fils avec un sac d’algues pourries sur le parking avant qu’il ait fini. Pour le moment, il devait aller s’entretenir avec les gendarmes qu’il voyait non loin patrouiller, pour s’assurer de son droit d’aller sur la plage travailler. Il ne servait donc à rien de se presser, et le voisin annonça bien fort qu’il posait sa débroussailleuse pour aller s’entretenir avec une amie, distante bien sûr des mètres règlementaires. Il la voyait justement qui observait depuis sa cuisine une équipe de gendarmes aux aguets. N’était-ce pas rassurant de se sentir ainsi protégés par tant de représentants de l’ordre qui resteraient là, entre la mer, les immeubles et le parking, toute la journée ?

Résigné à ne pas bouger, Alexandre entama son tube de lait concentré sucré et déchira avec ses dents l’emballage d’une barre de céréales. Il n’entendait plus rien des manœuvres théâtrales du voisin d’habitude discret, qui là, semblait décidé à mener la revue.

Trottinant vers les logements, le petit vieux avait repéré Columbo qui fumait, penchée à sa fenêtre. Faussement inquiet, il l’interpela d’en bas pour lui demander si elle savait, elle qui était si bien informée, pourquoi une poubelle avait été renversée dans la rampe d’accès au garage souterrain de la résidence d’à côté. Croyait-elle qu’il pouvait s’agir de chats ? Fallait-il craindre pire ? Un squat ? Serait-il bienvenu d’en informer les autorités ?

Columbo cligna d’un œil, rejeta sa tête en arrière, et sa bouche fut agitée d’un tic qui pouvait passer pour un sourire. Qu’elle y crut ou non, la poubelle pouvait faire une bonne histoire. Mais bien sûr qu’il fallait s’en inquiéter, n’avait-elle d’ailleurs pas vu des lumières de lampes torches danser la nuit dernière au fond de cette rampe d’accès ?

La voisine du 11, à ces mots, sortit un visage masqué de derrière ses rideaux. Voilà qui ne pouvait que trahir encore la présence de filous. Les pires de la bandes des surfeurs et des véliplanchistes n’avaient pas encore été mis sous les verrous. Il était clair qu’un brave carreleur qui aurait dû refaire l’entourage de sa baignoire la semaine suivante, un garçon sérieux issu de la région, ne pouvait qu’avoir été mal influencé par de dangereux délinquants étrangers qu’il fallait absolument appréhender. Et où auraient-ils pu aller, ces fourbes, ailleurs que dans les sous-sols du quartier ? Voilà qui devait bien leur rappeler les caves et les égouts de leurs cités. Ils s’étaient même certainement nourris dans la poubelle et avaient, par les détritus répandus, forcément attiré des rats et autres nuisibles qu’il faudrait maintenant chasser pendant des mois.

Les deux commères qui, les autres jours, ne s’appréciaient guère, décidèrent donc de faire cause commune, et sortirent à la rencontre des gendarmes. Columbo avait pris le temps de s’étaler un peu de rouge à lèvres de travers, et un trait d’eye liner surlignait ses yeux dont les paupières palpitaient. Elles prirent à elles deux, en tenailles, le groupe de gendarmes le plus proche.

La réaction chimique avait démarré : il suffisait de la laisser évoluer. Le voisin du 11 revint à sa débroussailleuse tandis que les deux femmes rivalisaient d’adjectifs superlatifs pour décrire le danger qui les menaçait depuis le garage souterrain. De loin, il ne comprenait pas tout, mais il les voyait agiter les mains, et il se marrait un peu en coin. L’air de rien, il appuya son dos contre la voiture de Solange, alluma une cigarette, et, enfin tranquille, parla tout doucement, comme s’il s’adressait aux arbres : « J’ai tout vu hier. Je sais que tu es dans le coffre mon garçon. Ton père est au courant. On va te sortir de là. Sois encore un peu patient. » Et d’ajouter sur le ton de l’espionnage : « Si tu as compris, frappe deux coups. » Ce que fit Alexandre avec son pied, question de s’étirer.

Satisfait, aspirant une bouffée, le voisin remarqua tout haut : « Pour une fois que ces deux peaux de vaches vont être utiles à quelque chose… »

Là-bas, c’était maintenant le branle-bas de combat. Toutes les patrouilles des environs avaient été appelées par radio. Elles s’équipaient de gilets par balles, lustraient leurs matraques et se préparaient à l’assaut de la poubelle renversée. Au signal, elles se dirigèrent toutes vers le parking, forcèrent sans peine la porte que l’abandon avait déjà bien déglinguée, et s’engouffrèrent dans le sous-sol, attirant tous les regards et vidant du même coup de tous les militaires les abords des résidences et des parkings.

« Sors vite de là », ordonna le vieux. Alexandre, utilisant la trappe entre le coffre et l’habitacle, rampa vite sur la banquette arrière, déverrouilla le véhicule, et sortit comme si de rien n’était. Il était bien un peu décoiffé et un peu mal fringué, mais le voisin lui colla immédiatement dans les bras une grande poubelle de jardin en plastique noir, remplie d’algues en décomposition. Pas de quoi trouver étrange qu’Alexandre ne porte pas un costume de bal.

Rassemblés à la fenêtre, les membres de la famille d’Armelle virent donc sortir bredouilles mais poussiéreux, une armée de gendarmes dépités, et Tarek pu apprécier la vision d’un Alexandre vêtu de son plus beau T-shirt « Super papa ». Armelle était rassurée et Alexandre souriait en se dirigeant vers la plage pour travailler, ou pour buller devant la mer après sa mauvaise nuit. Il avait le sentiment que la belle vague ourlée d’écume lui avait coûté cher, mais il ne regrettait rien.

Il marchait vers son père, ignorant des mauvaises nouvelles qui l’attendaient. Leur manifestation, pourtant bien inoffensive, de liberté avait très mal tourné.

Suite et fin le 14 juin 2022…

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Chapitre 22 : Le coffre

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Recroquevillé, mal à l’aise dans sa combinaison mouillée, Alexandre n’osait plus bouger. Un mouvement trop brusque risquait de faire osciller la voiture et d’alerter les gendarmes. Le chahut avait cessé, mais il ignorait quels observateurs, naïfs ou prédateurs, pouvaient le repérer et le trahir.

Alexandre aurait donné beaucoup pour être moins grand. Ou moins trempé. Le néoprène lui collait à la peau. L’enlever lui demanderait trop d’efforts, trop de contorsions. Le carton sur lequel il était couché en chien de fusil, absorbait l’eau salée qui s’écoulait de ses chaussons de surf. Les choses n’auraient pas dû se passer comme ça. Tout était prévu. Son VTT l’attendait appuyé contre un muret, dans le dédale des ruelles du village de vacances en arrière des immeubles, à cent mètres à peine du front de mer. C’était le meilleur endroit : abandonné de ses habitants, le fouillis de maisonnettes basses et blanches, de terrasses, de cours et d’allées, regorgeait de cachettes et d’issues vers de multiples sentiers de randonnée. Ce quartier ne pouvait pas être bouclé par quelques véhicules de police. Seulement voilà, grisé par les vagues, il s’était enfui trop tard. « Encore une », s’était-il dit, voyant au loin se former une crête qui s’ourlait déjà d’écume. Le temps de se laisser glisser jusqu’au rivage et de courir à travers la dune en direction du village balnéaire, trois cavaliers de la gendarmerie montée lui barraient déjà la route.

Il avait bifurqué vers la droite, filant derrière le bâtiment d’Armelle et s’engageant dans les parkings. Seul, Alexandre ce serait fait prendre, mais les forces de l’ordre, pourtant réactives, étaient dépassées par le nombre des fuyards. Il n’eut que quelques secondes pour saisir sa chance. Passant une haie qui le rendit un instant invisible des autorités à pied, à cheval, en voiture et en hélicoptère qui chassaient du surfeur dans toutes les directions, il se trouva devant le monospace de Solange. Alexandre savait par Armelle qui en riait, que Solange laissait désormais son véhicule ouvert avec les clés dans la boîte à gants : au cas où il faudrait se tirer vite fait – sans prendre le temps de se chamailler pour savoir qui avait mal rangé les clés – à l’annonce d’un raz de marée. Et personne dans leur communauté de réfugiés du bout de la terre, n’aurait songé à voler une voiture quand tous les déplacements étaient strictement encadrés, limités et contrôlés. Surtout une voiture verte. Sans réfléchir ni aux conséquences, ni à la faisabilité immédiate d’un tel acte, Alexandre ouvrit le coffre, s’y engouffra la tête la première et, de l’intérieur, le referma.

Les genoux dans le nez, concentré sur les battements ralentis de son cœur qui se calmait, Alexandre réfléchissait. Il n’avait pas été pris et, à l’exception d’un petit carton qui le gênait à ses pieds, le coffre était vide. Dans l’immédiat il pouvait rester là. Hélas le véhicule n’était pas verrouillé. À tâtons dans l’obscurité, le garçon chercha un truc, n’importe quoi. Sa main droite rencontra un long étui en plastique rigide : la boîte du triangle fluorescent à utiliser en cas de panne ou d’accident. Repérant le dossier central de la banquette arrière qui basculait et faisait communiquer sa cachette avec l’habitacle, Alexandre déplia lentement, en bougeant le moins possible, l’équipement réglementaire de sécurité. Priant pour que personne ne se tienne assez près du véhicule pour voir quelque chose à ce qu’il faisait, il glissa progressivement dans l’interstice du siège, le triangle de signalisation dont il avait aligné les trois côtés articulés en forme de longue règle métallique. L’œil collé au dossier légèrement incliné vers l’avant, profitant de la fente pour observer et guider l’avancée de la tige de fer vers le tableau de bord, Alexandre manœuvra assez habilement pour que le bout du triangle déplié appuie sur le bouton de verrouillage intérieur de la voiture. Un clac lui apprit qu’il avait réussi. Il se détendit : Solange ne devait pas refaire de courses avant le lundi suivant et son abri était fermé à clé.

Alexandre commençait à s’habituer à la moiteur de son vêtement, quand sa vessie lui rappela qu’il n’était pas au bout de ses ennuis. Il avait chaud et baignait déjà dans une culture tiède de sueur et d’eau de mer, mais se pisser dessus le révoltait. Il devait bien être capable d’oublier et de se retenir. Garée contre un arbre, la voiture restait heureusement, malgré l’ombre réduite du milieu de journée, un peu protégée du pire cagnard. Voilà qui lui laissait une chance de ne pas étouffer dans le coffre à plus de cinquante degrés. Le mieux était de dormir. En position fœtale, Alexandre se cala de la manière la plus confortable possible, ferma les yeux et attendit.

Des éclats de voix le tirèrent de sa somnolence. Plusieurs personnes. Assez lointaines. De l’autre côté de la haie peut-être. Venant de la route ou d’un autre parking. Une femme semblait protester. La vieille du 11 sans doute. Alexandre était sensible aux intonations, mais ne parvenait pas à deviner les mots. Dommage, il aurait aimé saisir quelques informations. La gendarmerie était-elle toujours présente ? Ses compagnons d’action avaient-ils tous pu s’enfuir ? Un ou deux cris d’enfants. Les petits frères sûrement. Il regarda le cadrant lumineux de sa montre : dix-huit heures. L’heure de sortie. La vie avait donc repris son cours. La famille ne serait certainement pas allée jouer dehors si des hommes armés continuaient à patrouiller. Il avait faim. Plus tard. On y penserait plus tard.

Quand il se réveilla vraiment, tout était silencieux et la chaleur avait un peu diminué. Aucune lumière ne filtrait de la fente au milieu de la banquette arrière. Vingt-trois heures. Alexandre avait terriblement envie d’uriner, horriblement faim, et très mal aux jambes. Cette fois, il devait bouger. Il se contorsionna en grimaçant pour se placer de manière à faire basculer complètement le siège mobile de la banquette arrière. Il rampa jusqu’aux places passagers et s’assis, avec douleur mais soulagement. Sans nuages, la nuit était sombre. Tout paraissait calme. Derrière la place du conducteur, Solange avait laissé deux packs de bouteilles d’eau de 1,5L. Alexandre déchira le plastique d’emballage, pris une bouteille et en répandit le contenu sur le tapis de sol. Il avait l’impression de vivre un florilège de scènes de séries d’espionnage : après s’être planqué dans une malle, le voilà qui pissait en planque dans une bouteille. Il faudrait faire disparaître tout ça avant que la mère d’Armelle ne découvre ce qu’il avait fait de sa précieuse réserve d’eau potable. Il songea que dans sa folie survivaliste, elle avait peut-être prévu d’autres provisions. Regardant sous la banquette, il découvrit deux sacs en plastique dont le contenu n’avait pas été touché par l’eau qu’il avait gaspillée. Ils contenaient deux serviettes de toilette ultrafines en microfibre, ainsi que cinq tenues complètes de sport légères de tailles échelonnées : une pour chaque membre de la famille. Il choisit le tas de fringues destinées vraisemblablement à Tarek, se sécha et se changea enfin. Une couverture était pliée sous le fauteuil avant droit, à côté de quelques petites boîtes de pâtées pour chat. Il n’était pas encore assez désespéré pour avaler les provisions de Bonbon, mais la couverture et les serviettes absorbantes pourraient améliorer la fin de sa nuit dans le coffre. Pas question de rester beaucoup plus longtemps à découvert dans l’habitacle. Il roula et cacha sa combinaison humide là où il avait trouvé les étoffes, et il s’installa une couchette propre. Il en profita aussi pour examiner à la lueur du cadrant de sa montre, l’intérieur du carton qui lui était rentré toute la journée dans les mollets. Joie : il venait de trouver les rations de survie. On n’était plus à un quart d’heure près. Il choisit deux salades de thon en conserve et un paquet de galettes de riz pour manger confortablement assis à l’avant. Un moment il fut tenté : il avait les clés dans la boîte à gants. Il aurait pu démarrer et partir, abandonner la voiture dans les marais, rentrer chez lui à pied. Il pouvait aussi mettre le contact pour écouter la radio. Parlait-on d’eux aux informations ? Il n’osait pas. Les phares pouvaient s’allumer. On le verrait. Il y aurait une enquête, sur la voiture, sur ses propriétaires, sur Armelle. On les ennuierait, on remonterait jusqu’à lui, et pire, jusqu’à leurs pères, leurs articles, le journal, leur réseau. Il se contenta d’ouvrir très doucement, puis de refermer et de reverrouiller, la portière avant, celle opposée aux regards des immeubles, pour renouveler l’air et faire entrer la fraîcheur nocturne.

Il était à l’abri et sa situation, au sec, sa vessie vide et son ventre plein, s’était considérablement améliorée. Il ne pouvait pas prendre de risques sur un coup de tête. Ses parents devaient s’inquiéter. Le mieux était de trouver un moyen de rejoindre son père comme si de rien n’était sur la plage le lendemain. Il ferait semblant d’arriver avec lui pour travailler. Hélas la marée ne serait basse que l’après-midi. Comment sortir de la voiture en plein jour ? Et s’il sortait maintenant, où être sûr d’attendre sans être vu ?

A mesure qu’il dévorait, pourtant, son optimisme revenait. La nuit venait de lui donner de la nourriture, un survêtement et des couvertures. Le matin lui offrirait peut-être d’autres opportunités. Rassemblant ses déchets hors de la vue de possibles passants, Alexandre retourna dans le coffre et s’installa aussi confortablement qu’il le pu, gardant à portée de main une bouteille vide, une bouteille pleine, deux paquets de galettes bretonnes, une boîte de barres de céréales aux fruits et un tube de lait concentré sucré.

Rassasié, rassuré par le silence, il se rendormit.

À suivre le 04 juin 2022…

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Chapitre 21 : Mauvais souvenirs

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Toute la famille reçut un choc. Malo, tournant dans les jambes des grands, le nez en l’air pour accrocher le visage des adultes, répétait de sa petite voix aigüe : « Qui est mort ? Qui c’est qu’est mort ? »

Si Armelle avait vécu au temps du Lys dans la vallée*, elle se serait pâmée. Là, elle se contenta de faire une sale tronche. Solange qui la voyait se décomposer – tout en ayant elle-même du mal à encaisser qu’un des agiles diablotins dont l’audace les avait fascinés le matin, ne sauterait plus jamais, ni sur la dune, ni sur les vagues – demanda à Columbo : « Quelqu’un qu’on connaît dans le quartier ? ».

« Non, répondit la voisine, un jeune du centre ville : le fils d’un artisan carreleur. Il travaillait avec son père et devait reprendre l’entreprise. Faudra trouver quelqu’un d’autre pour refaire le sol de la pharmacie. Par contre je vous parie que le curé en profitera pour rénover la sacristie. Il paiera le père en messes pour le salut du petit. »

Armelle avala sa salive. Désolée de la mort du garçon, elle devait bien s’avouer, malgré sa mauvaise conscience, qu’elle était soulagée. Mais où était Alexandre ?

Plus personne n’avait envie de jouer. Mais personne ne voulait rentrer non plus. Les enfants allèrent s’asseoir à l’ombre des arbres en bordure de parking, sur les plots en béton qui barraient aux véhicules l’accès à un chemin piétonnier. Tarek, faussement gai, proposa de jouer à un, deux, trois, soleil, et puis laissa tomber. Au bout de l’heure, les garçons rentrèrent se doucher sans protester, et Armelle mit le couvert sans qu’on le lui demande. Solange accommoda des restes en salades accompagnées de fromage et de pain. Malo ne comprenait pas trop. Il ne réalisait pas bien le sens des mots. Il savait juste que l’ambiance n’y était pas ce soir-là pour faire des caprices ni réclamer un dessin animé.

Solange mangea peu. Rien ne passait. Elle fit bonne figure et accomplit avec naturel et calme ses corvées du soir, jusqu’à ce que les enfants soient couchés. Après elle s’assit. Elle se sentait épuisée. Depuis le salon, elle entendait Armelle, Hélias et Malo qui chuchotaient. Contrairement à ses habitudes, elle ne les gronda pas. Parler les aiderait à évacuer. Bonbon s’installa sur ses genoux. Tarek, cherchait sur Internet des traces de l’accident mortel. Les différents moteurs de recherche et les sites des grands journaux en ligne étaient muets sur le sujet. Rien. Columbo n’avait pourtant pas menti. La voisine du 11 l’avait confirmé à sa manière en criant sa déception de ne plus avoir personne sur qui compter pour recarreler autour de sa baignoire. Ils l’avait entendue qui pestait contre ces jeunes imbéciles qui faisaient les cons et mourraient sans honorer leurs engagements, prenant à témoin, de fenêtre ouverte à fenêtre ouverte, le petit monsieur chauve du numéro 13.

Solange se sentait revenue cinq ou dix ans en arrière, quand elle enseignait pour de vrai dans les quartiers délaissés. Combien d’enfants blessés ou morts durant ces années ? La plupart du temps heureusement, ils s’en sortaient. Solange avec ses enfants s’inquiétait de tout : des rues à traverser, des fenêtres ouvertes, des prises électriques, des coins de table, de la baignoire, des couteaux, des casseroles, du vélo, des trottinettes, des tobogans et des ballons lancés trop fort. Elle les imaginait se fendant le crâne en tombant du lit la nuit et s’étouffant avec une sucette au goûter ou avec une cacahuète avant de dîner. Le cocon dans lequel ils vivaient prenait dans ses cauchemars des allures de jungle sauvage dans laquelle mille dangers planqués au milieu des jouets guettait sa vulnérable progéniture qu’un rien pouvait détruire. Ses élèves par contre semblaient faits d’une autre étoffe. Régulièrement un mail du proviseur l’informait qu’un adolescent dans une de ses classes avait reçu un coup de marteau sur la tête, ou un coup de couteau dans le ventre, ou qu’il avait été battu et laissé pour mort sur un trottoir, ou trouvé inconscient dans une poubelle. Invariablement le mail se terminait en faisant état de légères blessures, de prompt retour à la maison et de demandes pour que les profs photocopient les cours et les envoient à la famille le temps de l’absence de l’enfant à l’école. Solange les imaginait dans leur lit, la tête et le ventre bandés, le visage tuméfié, résolvant leurs exercices de maths, comme si de rien n’était, sur un plateau télé. Pouvait-on les casser et les recoller sans séquelles ? Rien pour eux n’était-il jamais grave ? Se poignardait-ils comme d’autres se donnaient des coups de pieds en cour de récré ? Quelques uns étaient morts. Pas toujours des élèves : des amis, des frères, dont les drames avaient nourri d’infinies représailles que les adolescents taisaient à leurs parents pour ne pas les inquiéter. Des enfants qui avaient été témoins de morts violentes dans la rue n’en parlaient pas pour protéger papa et maman : les vieux se feraient trop de souci et ne comprendraient pas. Solange n’avait jamais vu de personnes mortes. Solange craignait pour sa famille les piqures de guêpes et les steaks hachés mal cuits. En face d’elle, des lycéens avaient vu des blessures par balles, des passages à tabac, des blessés abandonnés là. Sur le parvis du lycée, parfois en fin de journée, les règlements de comptes prenaient la forme d’affrontements éclairs entre bandes ennemies, organisées, se déplaçant avec célérité, encapuchonnées, armées de battes et de marteaux. Tout allait vite, avant l’arrivée des flics. Les élèves qui avaient la chance d’être neutres ne s’enfuyaient pas : ils restaient au spectacle. Il était inutile d’en parler : ces bagarres anodines d’où le meurtre n’était jamais bien loin, ne faisaient couler ni larmes ni encre. Ces adolescents n’étaient-ils pas, à leurs risques et périls – ainsi qu’à ceux des passants innocents – laissés sans surveillance dans la rue par leurs parents ? On ne se demandaient pas pourquoi les parents étaient absents, travailleurs aux horaires décalés, ou adultes pauvres dépossédés de leur autorité sur des enfants dans un monde où l’argent décidait du respect et de la légitimité. On oubliait l’influence du quartier sur les familles, ou on préférait ne pas la voir : les racailles s’entretuaient chez eux et c’était bien fait.

Pendant un moment, on avait entendu parler aux informations nationales des mécanismes d’agressions entre bandes rivales dans les banlieues : des jeunes s’étaient assassinés ou suicidés dans des quartiers tranquilles où se croyaient à l’abri de paisibles classes moyennes bien intégrées et actives. L’opinion s’était émue de toutes ces jeunes vies foutues : morts et meurtriers avaient tout perdu. On plaignait les parents, on cherchait des explications : réseaux sociaux, films violents, désœuvrement. On apprenait que pour certaines générations une adresse postale était une condamnation : cité contre cité, rue contre rue, sans autres raisons que le lieu du domicile, des guerres se déclenchaient. Solange avait crié à sa radio en tranchant ses patates pour un gratin dauphinois : «  Mais ça fait des années que ça existe ! Où étiez-vous connards de journalistes ? Où étiez-vous pour Fouad en 2004 et pour Mohammed en 2011 ? Et pour Sirine ? Et pour Sofiane en 2016 ? » L’émotion coulait plus volontiers quand le fléau s’étendait en dehors des ghettos.

Solange, assise dans son canapé, avait la nausée.

Se rappelait-elle de jeunes arrêtés ou blessés par des policiers ? Oui bien sûr, mais aussi pourquoi cet idiot d’élève de Seconde dont elle avait oublié le nom mais qu’elle revoyait qui s’asseyait toujours au premier rang pour sucer son pouce à 14 ans, avait-il décidé de s’orienter dans le cambriolage de maisons ? À un étudiant de BTS chaussés d’escarpins Louboutins qui revenait en cours après deux semaines d’absence pour « voyage d’affaires », elle avait demandé si l’espérance de vie était longue dans la carrière qu’il avait choisie. Et bien sûr les convoyeurs d’argent ne savaient pas, quand ils avaient tiré, que les pistolets des deux crétins de potaches du fond de sa classe étaient des jouets en plastique.

Tarek s’énervait contre le silence des informations. Rien sur le site de la Mairie, ni sur celui de la presse locale. Pouvait-on espérer en apprendre plus le lendemain ? Les rédactions attendaient-elles un feu vert du préfet pour choisir entre une brève relatant un banal accident de la circulation, et un article sur l’efficace répression de hordes de jeunes anarchistes jouant avec la santé des populations ?

Rien n’était pire que le silence. Quel que soit l’angle éditorial Solange se demandait comment le récit pourrait présenter comme méritée la mort d’un jeune artisan, issu d’une famille respectée, connu dans la région et travailleur, qui n’avait à se reprocher que d’avoir surfé ? Quoi qu’on dise, un symbole de bonne santé, d’insouciance et de liberté venait de s’écraser contre le pare-brise d’un véhicule de la gendarmerie.

Épuisée mais incapable de s’endormir, Solange caressait Bonbon derrière les oreilles. Sa main passait et repassait sur le collier de l’animal, vide.

* Roman de Balzac

À suivre le 28 mai 2022

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Chapitre 20 : Rébellion

Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.

La chasse aux œufs eut lieu dans l’appartement. Tout le monde s’était surpassé : le samedi, la soirée avait été consacrée à la fabrication d’une vingtaine de bouquets en papier crépon qui ornaient, le dimanche venu, la baie vitrée fermée de la terrasse. Une pluie fine s’était mise à tomber dans la nuit. Ce temps gris rendait moins décevant l’enfermement. Tandis que les tristes uniformes patrouillaient sous la bruine, le printemps fleurissait dans l’appartement. Les roses en crépon jaune, rouge et orange déployaient leurs pétales de couleurs vives comme un rideau à l’épreuve des balles. Les coquilles d’œufs décorées pendaient des branches du ficus tels des fruits gorgés de gaîté. Tout dans le salon était chaud et douillet. Pas étonnant que des doudous lapins aient choisi de se glisser au petit matin dans le logement pour se cacher sous les coussins. Une fratrie de deux agneaux blancs et d’un agneau noir en peluche s’étaient endormis dans l’armoire parmi les pulls des enfants. Des œufs en chocolat de toutes les tailles, enveloppés d’emballages chatoyants, jonchaient le sol au réveil. Bonbon retrouva sa bonne humeur en les faisant rouler dans les coins et sous les meubles. Il y eut de la brioche au petit-déjeuner, et du pâté de Pâques au déjeuner. Le dimanche fut joyeux. Le lundi paresseux.

Mardi au lever, on ne voyait plus trace des forces armées.

Solange délivra Bonbon et reprit la correction de ses copies en écoutant sur une chaîne radio d’information continue, le président se féliciter du respect du confinement pendant ce week-end à haut risque. Quelques familles avaient été arrêtées en flagrant délit de départ en vacances. Elles avaient été lourdement sanctionnées et serviraient d’exemples. De petits malins avaient choisi des routes secondaires et des itinéraires farfelus, mais s’étaient fait coincer à deux rues des plages, quand ils ne s’étaient pas embourbés dans les ornières d’improbables chemins vicinaux. Irresponsables, égoïstes vecteurs de virus, ils avaient joué, et ils avaient perdu. Il fallait féliciter la police et l’armée qui avaient sacrifié famille et congés pour veiller à la santé du pays. Peu de bavures étaient à déplorer. La nation laïque sortait grandie de ces trois jours de célébration catholique.

Ce mardi matin, le beau temps était revenu. On devinait derrière la dune que la mer était haute. Peut-être Alexandre et son père attendaient-ils qu’elle se retire pour revenir travailler et profiter des algues que la marée aurait déposées. Bonbon, privée de sorties depuis trop longtemps, ne rentrait pas. Armelle s’impatientait. Heureusement, un message d’Alexandre, la veille, avait apaisé son inquiétude. Il avait trouvé dans la date, un prétexte pour lui envoyer par téléphone, sans risquer de les compromettre, une image de poussin piaillant des vœux de circonstance. Il allait bien. Hier au moins.

La vie semblait reprendre son cours quand Tarek, qui fixait l’horizon appuyé contre la rambarde de la terrasse, appela toute la famille à le rejoindre. Au-dessus de la mer, jaillissant de derrière les dunes, dansaient une dizaine de voiles de kite-surf. Tous les sports nautiques avaient été bannis depuis le début du confinement permanent. En mars 2020, quand l’épidémie avait entraîné les premières restrictions, on avait eu du mal à accepter l’interdiction de se baigner et de naviguer. On voyait mal quel virus un kite-surfeur lancé à toute allure sur les vagues, pouvait rencontrer et transmettre. Malgré tout, on s’était résigné : ça allait avec le reste, avec la cage d’un kilomètre et avec les accès interdits aux plages, à l’océan, aux lacs et aux forêts. Mais en cette lumineuse matinée, les voiles qu’on avait cru disparues du littoral étaient bien là.

Au lieu de s’étonner ou de se réjouir du spectacle, Armelle sentit son cœur se serrer. Alexandre, avec sa passion de la mer, devait être quelque part là-dedans. Il était évidemment illusoire de croire que le président, dont le discours passait en ce moment sur toutes les chaînes d’information et se commentait en direct sur tous les réseaux sociaux, accepterait de se laisser provoquer par quelques bonshommes attachés à des cerfs-volants au-dessus de l’océan.

Elle ne s’était pas plus tôt formulé cette crainte, que les premières sirènes se firent entendre. Deux peugeots 5008 de la gendarmerie débouchaient l’une par la gauche depuis le sentier côtier, l’autre par la droite de derrière l’appartement, pour se rejoindre et s’arrêter violemment à l’entrée du sentier dunaire. Les huit militaires qui en descendirent au pas de course étaient armés. Martelant le sable, ils disparurent derrière la dune. La famille retint son souffle. Combien étaient-ils à regarder, impuissants, la catastrophe se produire sous leurs balcons ? Columbo devait tout voir depuis son perchoir au dernier étage de l’immeuble. Pour une fois, son bavardage serait utile. Tout alla très vite. Un coup de feu retentit, bien plus semblable à un pétard qu’à une fusillade de série américaine. Presque simultanément, Armelle entendit plusieurs moteurs démarrer. Aussitôt, surgirent, escaladant la dune, trois motocross aux allures de grands insectes chevauchés par des silhouettes noires vêtues de combinaisons de plongée. Surpris, les gendarmes à pied firent demi-tour pour se précipiter vers leurs véhicules. Les 5008 s’engagèrent dans une course-poursuite avec les motos, laissant le champ libre pour s’enfuir à des VTT, qui s’égaillèrent, les uns vers la forêt, les autres par la route. Une patrouille à cheval chargea trop tard pour avoir une chance de les intercepter, mais les cavaliers, poussant jusqu’au bout leur mission, s’élancèrent au galop à leur poursuite et disparurent, avalés par les plus proches sentiers boisés. Ils espéraient sans doute un renfort aérien imminent pour les guider dans leur chasse. Et de fait, depuis la terrasse on distingua bientôt le bruit d’un hélicoptère, qui alla croissant jusqu’à devenir étourdissant. En vol stationnaire au-dessus de la plage, l’hélicoptère hésita trop longtemps. Dans toutes les directions s’échappaient des silhouettes agiles, sombres, moulées dans des combinaisons en néoprène, masquées par des cagoules et des lunettes de surf. Tarek montra du doigt deux canots gonflables à moteur au loin qui embarquaient les derniers kite-surfeurs et disparaissaient en trombe à l’horizon. Les voiles abandonnées flottèrent un moment sur l’eau puis s’abîmèrent en mer. L’hélicoptère finit par choisir les fuyards les plus à découvert qui couraient sur la plage et la dune à la végétation rase. Mais de nouveaux vrombissements de moteurs de moto apprirent aux spectateurs que même les coureurs qui paraissaient les plus vulnérables avaient rejoint des véhicules qui les attendaient tout près, et s’étaient évanouis dans les sapins.

En quelques minutes tout était redevenu silencieux. Depuis le poste de radio sur la table du salon, leur parvenait encore la voix du président.

Solange et Tarek étaient secoués, ne sachant que penser de cette rébellion qui, à en juger par la rapidité de l’évacuation des surfeurs aux premières sirènes, avait été soigneusement orchestrée. Hélias et Malo avaient le sentiment d’avoir assisté à un braquage de banque ou à une attaque de diligence sans butin. Ils étaient surexcités, et rejouaient maintenant bruyamment la scène dont ils avaient été témoins. Armelle sentait qu’Alexandre avait participé à ce commando qui avait tout risqué pour n’en retirer qu’un peu d’écume. Il ne lui avait parlé de rien, mais elle savait. Elle s’inquiétait. Bonbon, qui avait sans doute laissé passer l’attaque cachée sous un buisson, venait de rentrer. Son collier était vide.

Ils entendirent encore quelques lointaines sirènes au cours de la journée. Plusieurs patrouilles passèrent devant leur fenêtre, et firent des rondes désormais inutiles. Les environs restèrent tranquilles. Un calme qui rendait plus insupportables encore l’ignorance et les tourments d’Armelle.

En fin d’après-midi, à l’heure de la sortie, ils croisèrent Columbo qui fumait sur le parking. Rejetant sa tête en arrière, l’œil de travers, la clope à la main, elle leur annonça : « Un gosse est mort. Sa moto est allée s’écraser contre un camion de livraison qui sortait du supermarché. Il allait trop vite pour essayer de semer les flics. »

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À suivre le 21 mai 2022…

Chapitre 19 : Pâques

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Le dimanche de Pâques tombait très tôt cette année-là. Solange n’avait pas vu les mois passer. Assise seule à la table du salon ce samedi 30 mars, elle déballait avec perplexité un coffret récréatif destiné à fabriquer des œufs en chocolat qu’elle avait acheté au supermarché. Elle venait d’assembler un socle épais de plastique rose moulé en cœur, avec un arc-en-ciel bon marché en papier, pour découvrir que l’ensemble ne servait à rien, sinon à poser les deux seuls moules contenus dans l’emballage : deux petits œufs en polyéthylène téréphtalate transparent de deux centimètres de hauteur. Chaque œuf, une fois rempli de chocolat fondu (non fourni) devait être placé quarante minutes au réfrigérateur avant d’être démoulé (en admettant que ça marche) et décoré avec des étoiles en sucre (non fournies) et des vermicelles de couleur (non fournis) qu’on pouvait coller à l’aide de gouttes de confiture (non fournie) déposées sur le chocolat durci. À raison de deux œufs de deux centimètres toutes les quarante minutes pour trois enfants, l’activité prendrait certainement toute la journée et le résultat serait décevant. Un attrape-couillon que Solange remit dans son carton, direction le 7e continent des déchets flottants. Les législateurs étaient sans doute trop soucieux de contenir les virus et de réprimer les déplacements, pour s’intéresser à l’impact environnemental des petites arnaques d’industriels occupés à tromper, par la production à la chaîne de rêves en plastique rose, des citoyens confinés tout juste bons à être plumés. L’échéance d’irréversibilité climatique prononcée par le GIEC deux ans plus tôt approchait, et qu’avions-nous fait ?

Heureusement, Solange avait également prévu des travaux manuels plus traditionnels pour marquer le jour de Pâques. Les deux semaines précédentes, elle avait gardé entières et rincé les coquilles de tous les œufs qu’elle cuisinait, perçant deux petits trous aux deux extrémités pour faire sortir par l’un en soufflant par l’autre, le blanc gluant et le jaune qui était expulsé brusquement dans un bruit de pet et tombait. En ce moment, les enfants les peignaient sur la terrasse avec pour objectif de les suspendre par des fils et de transformer le vieux ficus en arbre de Pâques. Malo avait de la peinture plein les mains, le T-shirt et la figure. Armelle préférait les feutres et s’appliquait. Hélias transformait chaque coquille en voiture qui, toutes, rappelaient la forme du monospace familial.

Acheter des surprises de Pâques avait été plus aisé que de dénicher des cadeaux de Noël. Le chocolat, en tant que denrée alimentaire, n’était pas censuré. Solange avait pu le trouver dans les rayons et même sur le Drive, conditionné avec des peluches, dans des bols, des tirelires, des trousses, des coffrets, des seaux, des arrosoirs et des accessoires de beauté. De gros œufs s’annonçaient fourrés de miniatures automobiles, de billes, de crayons de couleurs, de bijoux en toc, de dinosaures, de Lego et de Playmobils. On fourrait de bouchées pralinées aux noisettes, des chaussettes fantaisie et des marionnettes. Solange avait même acheté, quand les dates de péremption le permettaient, du nougat et des œufs en sucre pour l’année suivante, diversifiant ainsi son stock de nourriture en cas de coup dur. Encore fallait-il décider où se passerait la chasse aux œufs du lendemain matin. Le terreplein central du parking était envahi d’herbes hautes, de pissenlits, de boutons d’or, de trèfles en fleurs, et de longues tiges terminées en délicats plumeaux blancs, appelées queues-de-lièvres, qui s’agitaient au moindre vent. Voilà qui pouvait fournir de nombreuses cachettes et remplir l’heure quotidienne de sortie de cris de joie. Hélas, ce n’était pas le lapin de Pâques qui, depuis deux jours, foulait les graminées, mais des gendarmes lourdement bottés, accompagnés de militaires de l’ancien corps des vigipirates dont ils recevaient le récent renfort.

Un week-end de tensions s’annonçait. Le lundi férié tombait le 1er avril, mais l’afflux sur le littoral, de forces armées, qu’on voulait bien visibles, ne donnait pas envie de rire. Devant la fenêtre et aux alentours, des uniformes bleu marine côtoyaient des treillis verts et beiges. Les cloches de Pâques apeurées n’oseraient certainement pas survoler le parking et les dunes pour larguer leurs friandises multicolores. Elles pouvaient devenir les cibles de concours de tirs organisés par des groupes d’assaut armés de fusils qui s’ennuyaient ferme d’attendre l’ennemi tant promis. Par prudence, Solange avait d’ailleurs enfermé Bonbon qui s’était vu interdire l’accès au balcon. Boudeuse, elle dormait dans la chambre du fond.

De qui les autorités avaient-elles peur ? Pas d’un dictateur ni d’un envahisseur. Les gendarmes, tournant le dos à la mer, faisaient face aux chemins piétonniers d’où pouvaient à tout moment sortir de pauvres types désireux de bronzer ou de se baigner. Le danger que les soldats s’apprêtaient à repousser s’annonçait porteur de tongs et de slips de bain. Curieusement, malgré la menace, le quartier, ce samedi, restait désert. Les barrages routiers dressés sur tous les itinéraires menant aux côtes avaient sans doute découragé plus d’un candidat à la délinquance balnéaire. Aucun convoi de vacanciers n’était arrivé dans la nuit. Les fenêtres des immeubles du front de mer étaient restées fermées. Pire, les quelques travailleurs de la plage s’étaient mis en congé, et les rares habitants n’osaient plus utiliser leur droit de sortir tourner en rond, refroidis qu’ils étaient par la perspective de croiser quantité de rangers et d’armes à feu dans leur périmètre de deux fois Pi un kilomètre.

Les garçons ne réclamaient rien. Concentrés sur les couleurs acidulées des coquilles qu’ils peignaient, ils avaient compris que l’ambiance extérieure n’autoriserait ni les vélos ni les pistolets à eau. Leurs vitres fragiles suffiraient-elles à les protéger d’une éventuelle balle perdue ? Même s’ils y avaient pensé, Solange et Tarek avaient renoncé à imposer aux enfants de rester cloîtrés trois jours dans le salon aux volets fermés. Se serrer tous les cinq dans une pièce hors du temps avec pour compagnie des kilos de chocolats et les onze épisodes de Star Wars aurait permis d’attendre en sécurité le départ des forces de l’ordre, mais était-il possible d’imposer une nuit de 72 heures à Malo qui, depuis des semaines, imaginait des lapins roses et blancs chargés de bonbons et d’œufs rigolos ? Il aimait les fleurs, la lumière et le printemps. Quelle funeste conséquence pourrait avoir le remplacement, par de sombres combats interstellaires, des images aux tons pastels de son imaginaire d’enfant ?

Armelle se concentrait sur ses dessins, des motifs mi-géométriques mi-floraux, qu’elle avait pris l’habitude de dessiner sur ses cahiers, ses mains, les murs et certains meubles quand elle avait besoin de se calmer. Cette fois, elle les entortillait sur les coquilles d’œufs. Par sa méticulosité, elle pansait son inquiétude, elle s’enfermait, elle essayait d’oublier ce qui la torturait en canalisant ses pensées. Comme Bonbon, elle était prisonnière. La nuit précédente, sa mère avait mis la chaîne, qu’elle n’utilisait jamais d’habitude, à la porte d’entrée en plus de l’avoir verrouillée. Elle recommencerait certainement ce soir, et qui savait pour combien de temps. Solange avait-elle remarqué les fugues nocturnes de sa fille ? Voulait-elle y mettre un terme, ou cette mesure de sureté supplémentaire n’était-elle liée qu’à la présence temporaire de patrouilles armées ? Avec cette chaîne, Armelle ne pouvait plus dissimuler les traces de ses escapades : une fois dehors, elle pouvait refermer le verrou tout doucement avec sa clé, mais certainement pas raccrocher la chaîne. Que n’importe quel membre de la famille voie la chaîne pendouiller en allant pisser, et ce serait l’alerte assurée. Quant aux messages papier, avec Bonbon consignée, il ne fallait plus y compter. Que devenait Alexandre ? Comme les pêcheurs, le goémonier avait quitté la plage. Armelle voulait s’empêcher de céder à la panique. Elle avait éteint son téléphone pour ne plus le regarder. Elle l’avait enfermé dans son armoire pour ne plus être tentée de le rallumer. Un message pouvait les trahir. Elle devait résister. Laissant sa main aller à des motifs toujours plus compliqués, elle dessinait.

À suivre le 07 mai 2022…

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Chapitre 18 : L’omnimère

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Armelle était née le 26 mars 2010.

Ce mardi 26 mars 2024, elle fêtait ses 14 ans. Le printemps était déjà doux, et il leur arrivait de plus en plus fréquemment de porter des lunettes de soleil sur la terrasse quand ils travaillaient à leurs devoirs scolaires. Bonbon s’allongeait au milieu de la table, et faisait sa toilette ou s’étirait, dérangeant les cahiers, posant sa patte ou sa queue justement sur l’exercice de maths ou de grammaire qu’il aurait fallu terminer au plus vite pour passer à la suite. Quand elle était bien réveillée, Bonbon chassait le crayon. Elle suivait de sa tête, dans un mouvement de gauche à droite, la main d’Armelle, remuait son arrière-train, et sautait sur le stylo qui dérapait et faisait une rature ou un pâté sur le devoir d’anglais.

Les herbes grandissaient sur les parterres délaissés le long de la piste cyclable entre l’appartement et la dune. En dehors des heures de basse mer, quand passaient les quelques pêcheurs à pied autorisés par la préfecture, les alentours de l’immeuble étaient déserts. Un vent léger soufflait, la mer au loin brillait, on n’entendait que le ressac et les cris des oiseaux marins. Parfois Armelle levait la tête de ses cours. Elle regardait au loin. Elle ne regrettait même pas de ne pas pouvoir aller marcher sur la plage, ni même se baigner. L’atmosphère, la vue du large, les sons assourdis de la nature, la chaleur sur son visage et sur ses mains, la douceur du poil de Bonbon qui exposait son ventre à la lumière et aux caresses, tout lui donnait une impression de paix et même de bonheur.

Malo s’appliquait à la réalisation d’un coloriage magique. Hélias lisait les Contes de la rue Broca. Miraculeusement, ils se taisaient. Sans doute était-ce là son cadeau d’anniversaire : quelques instants de sérénité dans un milieu qui lui paraissait soudain protégé et empreint de sérénité. La plupart du temps, Armelle étouffait dans son logement. Elle voulait sortir, voyager. Elle commençait à faire siens les rêves d’Alexandre. Deviendrait-elle marin ? Marine ? Matelote ? Décidément, la langue française n’acceptait la féminisation de certains noms que pour en faire des ragoûts de poissons. Peu importe, à l’enfermement physique, elle ne pouvait pas envisager comme obstacle supplémentaire l’enfermement moral d’un sexisme linguistique d’un autre âge. Elle serait capitaine, marchande, trafiquante, aventurière, pirate ou corsaire. Elle traverserait l’Atlantique en cargo. Elle tremblerait de rencontrer une vague scélérate et naviguerait jusqu’à Buenos Aires.

En cet instant pourtant, Armelle était bien. Comblée. L’horizon ne la tentait pas. Elle regardait le large sans songer à mettre un pied dehors. Plus tard, à dix-huit heures, elle irait faire une heure de roller sur les parkings. Sans blouson, elle se sentirait légère. Elle détendrait ses muscles. Elle se maintenait en forme, roulait de plus en plus vite et osait des figures.

Le bruit d’un moteur attira son attention. Le petit monsieur rond et chauve habitant au numéro 13 de la résidence, passait le rotofil sur les herbes folles qui envahissaient les platebandes sous leurs fenêtres côté océan. Cette partie du chemin était privative, et le voisin habituellement discret, profitait avec un plaisir évident, de ce que les lois régissant les sorties ne s’appliquent pas sur ce petit bout de planète qui était en partie à lui. La voisine du 11 avait bien raison de s’inquiéter : une coupable détente commençait à s’insinuer dans les habitudes des citoyens les moins portés à la rébellion. Apercevant Armelle, il lui adressa un signe de tête et un petit sourire mi-honteux mi-complice : savourant le vent léger et l’air marin, il portait, malgré les pollens, les brins d’herbes et les virus mortels qui volaient, son masque sous le menton.

Loin de rompre le charme de la matinée, cette présence et ce bruit humain, renforcèrent le sentiment de plénitude que ressentait Armelle. Ils vivaient ici au bout des terres, au bout du monde. Leur communauté devait présenter quelques similitudes avec celles d’équipages perdus en mer, ou de naufragés isolés. Soumis aux restrictions et à la distanciation, ils n’osaient pas se parler, ils ne se fréquentaient pas, mais ils se connaissaient. Oubliés de tous, sauf des gendarmes, ils partageaient le privilège immense de voir le large. Même les habitants du centre-ville, à quelques deux kilomètres de là, n’avaient aucun droit de s’approcher de la plage. Beaucoup trouvaient, pour sortir de leur périmètre, des prétextes liés à leur emploi : l’un livrait des courses alimentaires, certains soignaient à domicile les rares retraités restés vivre sur le front de mer, d’autres réparaient les réverbères, pêchaient, nettoyaient le sable des déchets de lointains continents déposés par les courants. Le printemps pousserait peut-être des clandestins venus de l’intérieur des terres à braver, par amour des vagues, les contrôles et à s’approcher de la côte, mais en ce moment, seuls Armelle, penchée à la fenêtre, et le vieux monsieur du 11, regardaient ensemble les flots et l’horizon scintillant.

Curieux, lassé de solitude et certainement d’un naturel sociable, l’homme avait remarqué ces derniers temps qu’une communication s’était établie entre les parents d’Armelle et le goémonier. Dans son désir frustré de communiquer, il y voyait sûrement un encouragement à se rapprocher de cette famille dont les enfants, seuls représentants de leur jeune espèce dans le cercle d’un kilomètre, jouaient le soir dehors et poussaient des cris stridents, comme au bon vieux temps des parcs et des squares bourrés de parents, de nounous et de gamins jouant à chat. Pour lui, les jeux et les querelles d’Hélias et de Malo, loin de le gêner dans sa tranquillité, étaient un rappel quotidien à la Vie. Chaque fin d’après-midi, il ouvrait sa fenêtre pour mieux écouter les enfants, en préparant son dîner.

Le goémonier, quant à lui, s’arrêtait maintenant régulièrement sous la fenêtre de la terrasse pour échanger quelques mots ou quelque paquet avec Solange et avec Tarek. Ce travailleur trouvait dans le troc et dans le commerce toutes sortes de prétextes. Il échangeait dans la campagne son goémon contre des denrées qu’il revendait. Il avait tout d’abord apporté à Solange une brouette de varech pourrissant pour son potager semé dans le hall de l’immeuble. Non seulement ils avaient pu ainsi parler tranquillement et se mettre d’accord sur un texte à publier, mais en plus les algues puantes avaient eu le double mérite de faire fuir de devant leur porte Columbo dont la curiosité n’avait pas résisté à l’inconfort de son nez, et d’attirer des mouches que Malo adorait chasser avec une tapette quand il avait besoin de se dégourdir les jambes sans être vu des autorités et des voisins.

Pour ne pas attirer les soupçons, le goémonier se vantait à qui voulait l’entendre sur la plage, d’arnaquer les parisiens en leur vendant très cher du miel qu’il avait eu pour rien, ou des œufs pas très frais dont il leur disait qu’ils étaient bios et encore chauds du cul de la poule. Les pécheurs riaient. Ils serviraient à quelque chose ces intrus, ces citadins qui n’avaient rien à faire là, si on pouvait au moins les plumer et se faire un peu de blé. Sûrement même que s’ils étaient restés chez eux, dès le début de la pandémie, le virus n’aurait jamais atteint leur belle région. Avant l’arrivée des parisiens, l’air de la mer était sain. Leur responsabilité valait bien quelques ronds en compensation. L’ancienne vendeuse de barbe à papa, jalouse, envieuse et aigrie d’avoir été dépossédée du magasin saisonnier qui autrefois faisait sa fierté, doubla les prix des coquillages qu’elle vendait à Tarek, formulant parfois dans sa tête, le souhait qu’il s’étouffe avec. Tarek comprit et accepta, tout en mangeant de moins bon cœur ses coques et ses crevettes. Ce prix n’était pas exorbitant s’il permettait de continuer à lutter. Sale parisien il était, étranger, trop fortuné, privilégié. Ce n’était pas la première fois qu’il vivait de telles insultes, mais cette fois ce rôle d’indésirable lui servait de couverture pour une bonne cause. Les articles de Tarek étaient clairs, efficaces, et pédagogiques. Le goémonier les appréciait et les imprimait. Ils auraient pu rendre compte au plus grand nombre, s’ils avaient été mieux diffusés, des mensonges d’un enseignement dématérialisé qui laissait volontairement de côté les deux tiers au moins des enfants.

Solange apportait aux articles sa relecture, mais aussi des idées, des anecdotes, son expérience. Soudés autour de ce nouveau projet, Solange et Tarek s’enthousiasmaient, travaillaient souvent tard, et se laissaient accaparer comme par un nouveau né. Sans toutefois relâcher complètement sa veille de volatile en couvaison, Solange se trouvait contrainte à laisser un peu plus de liberté et d’autonomie aux trois enfants. Ils avaient d’abord été déstabilisés de voir que pour la première fois depuis leur installation dans cet appartement, leur mère n’avait plus le temps de tout maîtriser, puis ils s’en étaient trouvés enchantés. Armelle soufflait, osait rêvasser sur ses leçons, et remplaçait parfois ses parents pour aider son plus petit frère à s’habiller ou à préparer son goûter. Solange, avec ses listes, avec ses tâches journalières scotchées aux murs, avec ses conserves de haricots verts qu’elle stockait jusqu’au plafond pour parer à toutes situations, Solange, l’omnimère, n’arrivait plus à tout faire.

À suivre le 23 avril 2022…

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Chapitre 17 : Pénurie

Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.

Quand Armelle était rentrée de sa promenade au lac au petit matin du vendredi 23 février, elle avait retrouvée la maisonnée calme et endormie, telle qu’elle l’avait laissée quelques heures plus tôt. Elle n’avait pourtant la tête ni à s’en féliciter, ni à s’endormir à son tour. Elle retournait la question d’Alexandre : se joindrait-elle à eux ? Parlerait-elle à sa famille du journal clandestin diffusé par le goémonier ? Devrait-elle avouer, entre un « passe-moi le sel », et « de l’eau s’il-te-plaît », son amitié, et pire, ses escapades dans la nuit ? Cette histoire risquait de bien mal tourner. Elle sentait qu’elle pouvait faire confiance à Alexandre et aurait aimé convaincre son père dont elle connaissait l’intérêt pour la politique, la jeunesse militante et le passé syndicaliste. Écrire des articles témoignant d’une réalité alternative à celle des grands médias, lui irait comme un gant. Sa mère ? Aucune idée. Elle ne lisait pas de journaux, mais formulait les mêmes critiques et partageait les mêmes opinions. C’est comme ça que ses parents s’étaient rapprochés, presque huit ans avant sa naissance : en animant les mêmes réunions syndicales et en se relayant pour porter la banderole aux mêmes manifestations. Rien ne laissait penser qu’ils l’écouteraient. Ils l’accuseraient de naïveté et d’avoir mis les siens en danger, sans compter que son père paniquerait de l’avoir su dehors, que sa mère lui demanderait si elle était enceinte et que ses frères hurleraient à l’injustice de s’amuser sans eux. Tous se méfieraient du goémonier, et crieraient à la trahison, à la perversion, à la confiance perdue et au drame impardonnable.

Au lac, la question était restée sans réponse. Ils avaient ensuite parlé d’autres choses : de leur vie d’avant, de leurs loisirs, de leurs goûts, de leurs amis, de ce qu’ils espéraient dans un avenir bien sûr déconfiné. Alexandre avait été un élève brillant, mais les cours en visio, l’enfermement, rien de tout ça n’était pour lui. Il avait profité d’avoir seize ans et le droit de travailler avec son père, un ancien ouvrier du bâtiment dont la vie et la famille avaient toujours été ancrées ici, pour travailler au grand air et participer à la diffusion du journal. Plus tard, quand ils seraient de nouveau libres, il voulait faire du droit ou des sciences politiques. Et surtout ne jamais quitter l’océan. Il aimait le surf, le catamaran, et regrettait particulièrement de devoir rester sur la plage sans espoir proche de prendre la mer. Si aucune révolution ne pouvait briser le confinement, il entrerait dans la marine marchande. Les marchandises et leurs transporteurs étaient tout ce qui voyageait encore.

Les yeux ouverts dans son lit, à six heures du matin, Armelle avait entendu Bonbon qui grattait le papier peint sous sa fenêtre : elle voulait sortir, faire son tour au lever du jour pour mieux profiter, après, du petit déjeuner et des lits encore défaits. Armelle avait attrapé un stylo et un petit morceau de papier pour écrire : « D’accord, mais il faut trouver un moyen d’approcher mon père sans parler de nous. » Elle avait glissé le mot dans le collier de la chatte et lui avait ouvert la fenêtre, juste au moment où sa mère, échevelée, la démarche raide en raison de sa prise de poids qui malmenait ses chevilles, entrait dans sa chambre : « Déjà levée ? »

Bonbon avait apporté la réponse d’Alexandre dès le soir : « OK, super soirée ! » Puis plus rien, jusqu’à ce que le goémonier, passant sous leur fenêtre après son travail le jeudi de la semaine suivante, interpelle Tarek pour lui proposer un pot de miel, enveloppé du dernier numéro du journal et d’une proposition de collaboration. L’organisation de la famille en avait été bouleversée. Une fois que Tarek et Solange eurent décidé de tenter l’aventure de l’écriture, il commencèrent à passer plus de temps ensemble, ce qui eut pour heureuse conséquence de donner un peu d’air à leurs enfants. Tarek écrivait bien, mais laborieusement. Il échangeait des idées avec Solange qui, de son côté, était fort occupée par ce qu’elle appelait « une meilleure administration d’elle-même ». En dehors des semis très appréciés de quelques graines, les vacances furent livrées à la paresse. C’était nouveau et délicieux. Le goémonier, pour se rappeler à leur souvenir et se faire une idée des réactions suscitées par sa première approche, était repassé une fin d’après-midi de la deuxième semaine des vacances, pour offrir deux bouteilles de Volvic pleines d’eau de mer. « Faites récolter du sel aux enfants, ça les intéressera », avait-il dit.

En ce début du mois de mars, le soleil qui baignait la terrasse en milieu de journée, conjugué aux radiateurs qui continuaient à fonctionner fort en soirée, permirent aux jeunes vacanciers de faire s’évaporer très vite de petites quantités d’eau de mer dans des barquettes en plastique. Chaque fois que la fine couche d’eau disparaissait, laissant un dépôt blanc au fond du récipient, ils y versaient un peu du contenu des deux bouteilles, augmentant ainsi la concentration en sel de leur mélange. À la fin du processus, ils obtinrent de gros cristaux dont ils n’auraient pas imaginé avant de faire l’expérience qu’ils seraient si blancs et si nombreux. Ils purent remplir un gros pot et goûtèrent avec délices et fierté, leurs premières pâtes salées « maison ». C’était drôlement plus marrant que les cours de sciences en visio !

Hélias allait mieux. Ses angoisses diffuses avaient trouvé un point sur lequel se cristalliser : la radio et les journaux télé relayaient une nouvelle menace à laquelle il était difficile d’échapper. Un champignon s’attaquait aux cultures de blé et se répandait à travers l’Europe. Résistant à tous les fongicides connus, l’Ug23 menaçait non seulement notre baguette, mais tous les produits dérivés de la farine aussi bien que l’alimentation animale. Les cultures sortant de l’hiver, à peine levées, risquaient de pourrir sans faire le moindre épi. La population des pays riches qui s’était fait de la bouffe le dernier art de vivre autorisé, paniquait. La voisine du 11 avait raison : le relâchement des citoyens après quatre ans de confinement avait bien besoin d’une nouvelle peur pour remobiliser les volontés derrière des portes fermées. Hélias pouvait donc maintenant mettre les mots « famine » et « pénurie » sur ses peurs. Les identifier était le premier pas pour y trouver un remède. Dans une ancienne caisse à jouets sur la terrasse, il avait semé des radis dont les premières feuilles en cœur l’avaient ravi. Un enfant qui cultivait des radis et récoltait du sel, saurait se sortir de toutes les crises alimentaires.

Solange à la fois amusée et rassurée de pouvoir aider son fils à mieux dormir, avait acheté quelques paquets de farine et de levure de boulangerie au supermarché pour se lancer avec ses enfants dans la confection de pains. Des bâtards, des pains ronds, mais aussi des tresses, des pains escargots, des pains cœurs et des pains soleils ou des pains fleurs étaient sortis du four familial pour fournir l’accompagnement idéal aux radis à la croque au sel. Ils sentaient bon, et pétrir devenait une fête.

En mars 2020, au tout début de la crise sanitaire, les gens avaient eu peur de manquer de tout. Chaque semaine, un ami de Solange lui prédisait par SMS la fin des approvisionnements des magasins pour la semaine suivante, et chaque semaine Solange revenait des courses soulagée de pouvoir, encore quelques jours, nourrir ses enfants. L’abondance ne s’était pourtant jamais tarie et tous les confinés s’étaient au contraire passionnés pour les émissions culinaires : les gens les plus nuls en cuisine essayaient des recettes, et tout le monde MANGEAIT.

Solange n’avait jamais fait de stocks d’huile, de pâtes ni de papier toilette. Et là, pour la première fois, sous le prétexte de tranquilliser Hélias, elle se prenait au jeu. Avec son obsession habituelle de la perfection, elle se lança, vers la fin des vacances scolaires, dans la constitution d’une réserve alimentaire. Les trois kilos de farine et les deux litres d’huile de tournesol qu’elle avait tout d’abord achetés n’était qu’une entrée en matière d’amateur. Dès le lundi 11 mars, jour de rentrée et des commissions, elle passa à la vitesse supérieure. Armelle la vit décharger des paquets de sucre, des spaghetti, des patates appertisées et du café lyophilisé. Deux problèmes se posèrent alors : le rangement des denrées, et la gestion des dates de péremption. Solange tria sa vaisselle, empila les verres, emboîta les boîtes qui pouvaient s’emboîter, remplit de sucre et de café les autres, stocka les bouteilles d’huile dans la glacière qui ne partait plus jamais en pique-nique mais qu’on n’avait pas pu jeter, aligna des boîtes de conserves de fruits et de légumes sur le haut des placards. Quant aux dates limites de consommation, c’était un jeu d’enfant pour une femme qui scotchait chaque jour son emploi-du-temps et celui de tous les membres de sa famille au mur. Elle remplit de tableaux un cahier d’écolier, réservant pour chaque produit acheté une ligne avec sa dénomination et sa DLC ou sa DLUO, qui serait éventuellement rayée s’il était mangé puis remplacé par un produit équivalent mais plus frais dont la nouvelle date de péremption devrait s’écrire sur la même ligne à côté de la précédente raturée. Le cahier, dont Solange avait découpé les bords en répertoire, était parfaitement organisé en types et natures de denrées.

Solange avait un nouveau but, une nouvelle tâche dans laquelle s’absorber pour protéger ceux qu’elle aimait des incertitudes de l’avenir, et surtout pour se cacher sa propre impuissance. Elle était aux anges. Hélas, dès le lundi suivant, le 18 mars 2024, l’obstacle du manque d’argent faillit la couper dans son élan. La famille s’en sortait bien, mais pas au point d’acheter plus que ce qu’elle avalait. Solange accepta donc ce qu’elle avait toute sa carrière refusé : elle fit des cours particuliers. Le soir, au lieu de regarder le film à la télé, elle se plia aux demandes de cours en visio de riches bourgeois qui voulaient faire de leurs décevantes progénitures, des ingénieurs informaticiens, des financiers en télétravail et des décideurs. Les enveloppes de billets non déclarés ne pouvant pas transiter par les réseaux, elle donna à ses clients ses codes au drive du supermarché, et se fit payer en commandes comestibles longue conservation. Une heure de cours s’échangeait contre deux conserves de confit de canard ou contre six bocaux de fruits au sirop. Elle se fit livrer des œufs en poudre par sachets de dix depuis des sites de randonnées qui s’étaient convertis en pourvoyeurs de nourriture de survie maintenant que le trekking se limitait à marcher de ses chiottes à son canapé. On la paya en miel, et comme il n’était pas interdit de prévoir sa survie sans déprimer, en maïs à pop corn, en confitures et en marrons glacés. Elle laissa dans le coffre de sa voiture un carton de sucreries de première nécessité s’il devaient fuir l’impact d’un astéroïde ou la vague d’un tsunami, et elle remplit de lait concentré et de conserves variées une valise qu’on pouvait descendre à la cave aux premières sirènes d’un bombardement aérien. Armelle était persuadée que la valise contenait aussi une perceuse pour pouvoir, du sous-sol, trouer le plafond sous le bac à poireaux afin de croquer, en cas de fin du monde et de chaos, les légumes par la racine.

À suivre le 09 avril 2022…

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Chapitre 16 : Le vélo

Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.

Solange pédalait. Tout tournait : le compteur, les pédales, la minuterie de la lumière de la cave, ses pensées. Tout sauf les roues puisque le vélo d’appartement n’en avait pas.

Dans six jours, on fêterait le quatrième anniversaire du premier confinement. Les journalistes en parleraient beaucoup. On interrogerait les survivants des premières formes graves du covid et les soignants vétérans, ceux qui étaient montés au front, armés de blouses en sacs poubelle. La première vague fondait la mythologie d’une nouvelle époque.

Solange se promenait dans ses souvenirs à défaut d’avancer vraiment. La lumière s’éteignit dans un clac. Le bouton de la minuterie avait fini son tour. Solange aurait pu continuer à pédaler dans le noir. Ce n’était pas pour le paysage qu’elle avait à voir : l’étroit local en béton, des tuyauteries en plastique gris, quelques vélos oubliés appuyés contre les murs. Tout valait pourtant mieux que l’obscurité qui transformait la cave en tombeau. Dans un soupir, Solange arrêta son effort et descendit de sa selle. L’écran du vélo, alimenté par une dynamo, se mit à clignoter faiblement, émettant un éclairage tout juste suffisant pour la guider vers l’interrupteur. Dans quarante-cinq secondes, l’écran s’arrêterait et le noir serait complet. Toutes les trois minutes et douze secondes, la lumière du sous-sol s’éteignait. Un imbécile avait installé la minuterie dans un recoin du mur derrière l’escalier, trop exigu pour que le vélo puisse se loger à proximité. Toutes les trois minutes et douze secondes, Solange descendait donc de son vélo pour tourner, dans le sens des aiguilles d’une montre, le bouton de la minuterie qui reprenait en grinçant sa course dans le sens trigonométrique à la vitesse de 1,875 degrés par seconde, soit de 1,9625 radians par minute.

Moins de quarante-cinq secondes plus tard, Solange avait repris sa promenade imaginaire, accompagnée par le ploc ploc d’une fuite d’eau venue du plafond. Un grand bac à fleurs dans le hall, conçu dès l’origine par l’architecte du bâtiment pour souhaiter la bienvenue aux estivants avec des géraniums, était laissé à l’abandon et s’était fissuré depuis la désertion des touristes et des retraités aisés. Le premier printemps de leur arrivée dans la résidence, en mars 2023, Solange était restée timide. Elle voulait se faire accepter et œuvrait pour une installation discrète, ce qui n’était pas chose aisée avec trois enfants. La voisine du 11, présidente intransigeante d’un conseil syndical fantôme, avait glissé avec des gants et sans un sourire dans la boîte aux lettres, un livret sentant l’eau de javel qui détaillait toutes les règles de la copropriété. Il n’était pas question de s’étaler dans les parties communes, et malgré la petitesse de l’appartement, la porte de la famille était toujours restée hermétiquement close en dehors de l’heure règlementaire de sortie sur le parking et du déchargement des courses du lundi. Quelques jours doux et ensoleillés pendant ces dernières vacances d’hiver avaient pourtant sorti Solange de ses bonnes manières.

Elle s’était levée un dimanche matin de cette fin février avec l’étrange sensation de déboucher enfin d’un long tunnel. Une brise printanière était rentrée par la terrasse, redonnant des couleurs à son environnement. Solange s’était rendu compte que depuis des mois, elle vivait dans du gris. La dune lui semblait ce jour-là plus verte, le ciel plus bleu, la mer brillait, et sur son carrelage blanc, tranchaient les couleurs vives des legos et des petites voitures des enfants. Elle avait vécu les yeux voilés : jusqu’au visage de son mari s’était terni. Passant dans la salle de bains, elle avait soudain trouvé insupportables ses racines de cheveux blancs et ses longueurs défraîchies dont le châtain miel doré avait dégorgé au jaune paille délavé. Sortant la balance d’un repère de poussière sous le meuble du lavabo, elle avait constaté, pas vraiment surprise, qu’elle pesait maintenant quatre-vingt-deux kilos. Un bref calcul de son IMC pour son petit mètre cinquante-neuf lui confirmait qu’elle avait passé le cap de l’obésité. Dehors, la nature apportait l’espoir d’un renouveau, mais elle, dans sa boîte, vieillissait et grossissait. Tarek oubliait-il de la regarder, comme elle-même s’oubliait, quand le matin devant le miroir elle s’apercevait à peine en s’aspergeant d’eau la figure et en se brossant les dents ? Le manque d’espace, les angoisses, les cauchemars, le travail décalé des cours en visio pour l’un tandis que l’autre suivait la scolarité des enfants, rien n’aidait dans ce quotidien à se rappeler ce qu’avait pu être leur couple ou une quelconque intimité. Être parents les gardait soudés, mais ils vivaient à côté l’un de l’autre, absorbés par leurs tâches, luttant contre le désordre et le découragement, sans plus jamais se croiser.

Solange avait alors commandé sur un site d’équipement sportif, un vélo d’appartement livrable dès le lendemain au relais-colis du supermarché. À sa liste de courses au drive pour la semaine, elle avait également ajouté deux coffrets de teinture capillaire acajou pour redonner du peps au foin sec qui couvrait sa tête. Les courses du lundi 26 février devaient donc marquer une nouvelle prise en main de Solange sur sa santé, son apparence et son destin. Le robot livreur du drive tangua sous le poids du carton contenant les pièces détachées du vélo, mais dans l’ensemble, tout se passa au magasin vite et bien. L’affaire fut plus compliquée en arrivant à l’appartement. L’immense colis que Tarek vint aider à décharger attira la suspicion des voisins autant que la joie bruyante des enfants. La voisine du 11, dont on devinait l’expression sévère derrière son masque et sa visière, refusa tout net que l’encombrant équipement soit entreposé dans le hall. Elle notait que la trop grande bienveillance du gouvernement en cette période anniversaire du confinement, entraînait trop de relâchement. Elle saurait à qui s’en plaindre et ne doutait pas que de nouvelles mesures et déclarations viennent rappeler sous peu les citoyens à leurs obligations. En attendant il était certain qu’elle ne tolèrerait aucun débordement ni aucune entorse au règlement dans la copropriété qu’elle présidait. Qu’ils trouvent s’ils le souhaitaient une place pour le vélo entre leur machine à laver et leur bidet, mais qu’ils n’espèrent pas une autorisation à déborder des limites strictes de leur logement. Solange s’énerva contre la harpie qu’elle allait traiter de collabo et renvoyer à l’Histoire, quand Tarek suggéra habilement et avec amabilité, qu’un renforcement bienvenu des contrôles moraux et sanitaires sanctionnerait heureusement tous ces multi-propriétaires qui se croyaient autorisés à entretenir plusieurs résidences et à disperser leurs virus, fluides et bactéries dans plusieurs cages d’escaliers, au mépris de la santé de leurs voisins, sous prétexte que leurs possessions immobilières étaient dans un même quartier. Il fut ainsi convenu qu’un flou juridique pouvait autoriser autant la voisine du 11 à entretenir son pied-à-terre secondaire situé sur même pallier du bâtiment 17 que la famille, qu’il pouvait autoriser Solange à poser et à utiliser son vélo dans la cave du même 17, puisque la cave avait vocation de local à bicyclettes (dont on ne précisait pas dans le règlement si elles devaient effectivement avoir leurs deux cycles pour rouler) et n’était pas soumise, en tant que partie commune intérieure et privée, aux restrictions de nombre et de durée des sorties.

Ce point éclairci, Solange n’en avait pas fini, et souhaita dès ce lundi après-midi engager la conquête d’un autre espace. Faute d’un nombre suffisant de résidents, le syndic de copropriété avait renvoyé tout le personnel de la copropriété : gardien, employé de ménage, jardinier. Leurs tâches avaient donc échu aux habitants. La voisine du 11 gardait. Un discret retraité au numéro 13 passait parfois un coup de rotofil sur les bordures extérieures mais laissait les haies prospérer. Columbo avait jugé utile d’inventer et de s’octroyer le nouvel emploi d’espion, et tout le monde balayait devant sa porte. Plus personne par contre ne s’occupait des bacs de fleurs, ni intérieurs ni extérieurs, et Solange décida qu’il était non seulement de son droit mais de son devoir, de faire revivre celui de plus de trois mètres carrés qui agrémentait son hall, entre la porte vitrée de l’entrée de l’immeuble, et les boîtes aux lettres. Elle arracha donc les géraniums séchés, jeta les graviers d’ornement, et répandit en surface le contenu d’un sac de terreau qu’elle venait d’acheter. Les enfants furent bien heureux de plonger leurs mains dans la terre, de semer des graines – autre surprise des courses de la semaine – et d’arroser leur nouveau jardin en se mouillant les pieds. La voisine du 11 n’osa pas protester et gratifia même Solange d’un sourire forcé, la complimentant sur sa bonne idée de ramener des fleurs dans leurs vies. Peut-être déchanterait-elle quand elle constaterait que les semis donneraient des poireaux, des carottes et des tomates, ce qui n’avait pas été envisagé par les jardiniers salariés.

Au soir de ce lundi 26, Solange s’était assise au salon, acajou de cheveux et rouge de plaisir. La première journée des vacances d’hiver avait été un succès. Elle se sentait avancer. Le lendemain elle pédalerait. Et elle avait pédalé, tous les jours des deux semaines de vacances, comptant les tours, les calories dépensées et les secondes de la minuterie. Ce qu’elle n’avait pas prévu, c’est que remontant de la cave un soir de la première semaine, elle trouverait Tarek mi-perplexe mi-excité, devant un pot de miel à qui il parlait. Tarek avait l’habitude de parler à la télévision, à la radio, à sa vaisselle et même aux triangles de vache-qui-rit dont il détestait la texture qui, quand ils tombaient, s’écrasait sur le sol, mais il n’avait jamais parlé à un pot de miel. Le goémonier lui avait apporté un pot de miel par la fenêtre. Tarek l’avait remercié, étonné, et tout de suite comme ça l’homme lui avait glissé un journal inconnu, pauvrement imprimé, sans doute photocopié à répétition comme ces tracts distribués dans les manifestations par mille groupuscules politiques aux budgets serrés. Il lui avait dit : « Lisez-le, discrètement, et si vous ou votre femme voulez écrire des articles, dites-le nous ». Le journal parlait de tout. Un routier livrait son témoignage de ses cadences infernales, délivré des embouteillages, mais aussi des lois de protection des salariés et de repos maintenant que les grands axes vides permettaient de relâcher les mesures de sécurité routière. Un agriculteur regrettait les marchés, les amaps, les ventes aux particuliers, disparus avec la sédentarisation et les mesures de segmentation professionnelle qui autorisaient les paysans à produire, mais pas à livrer. Une infirmière à domicile faisait la part des appels pour dépressions par rapport aux appels pour contaminations virales. Les petits prenaient la parole, et à côté de chacun de leurs articles était citée une déclaration officielle qui leur correspondait mais qu’ils contredisaient. Le titre du journal, « La vraie vie », avait d’abord fait croire à Tarek à un journal bio, mais ce qu’il avait découvert finalement l’avait ravi. Pouvait-il y participer ? Des dizaines de sujets d’articles surgissait dans son esprit, sur les fausses maths, sur l’abandon des élèves, sur le simulacre de socialisation des jeunes et sur la réduction des échanges et des discussions. L’envie d’écrire le démangeait, mais pouvait-il prendre ce risque alors que la simple visite des gendarmes pour un faux motif avait affolé sa famille ? Quel était son devoir ? Envers ses enfants ? Envers la société ? Pouvait-il faire confiance au goémonier ? Pouvait-il imaginer un policier infiltré qui aurait accepté, depuis un an qu’il le connaissait, de soulever des pelletés d’algues pourries toute la journée ?

Tarek et Solange en avaient beaucoup discuté, tard le soir, le pot de miel ouvert et deux cuillères entre eux. C’était aussi une forme de retrouvailles, sans doute un bienfait. La transformation de leur métier, leur déception, leur fatigue, leur sentiment d’inutilité, tout ça demandait à sortir et ne pouvait quand même pas être un motif pour les envoyer en prison. Tarek commencerait par un article intéressant sans être violent. Ils y réfléchiraient ensemble et Solange le relirait. Tarek avait écrit, raturé, recommencé, et Solange avait pédalé pour éliminer le miel en comptant les secondes, les plocs plocs des gouttes d’eau provenant de la fuite du bac à poireaux, et en listant des arguments.

Deux semaines avaient passé. Les poireaux étaient sortis de terre en frêles brindilles vertes que la voisine du 11 ne pouvait pas encore reconnaître. Solange avait perdu sept cents grammes et le lendemain, jour de rentrée scolaire, ils feraient signe par la fenêtre au goémonier.

À suivre le 26 mars 2022…

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Chapitre 15 : Soirée au lac

Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.

Le jeudi 22 février 2024 s’achevait. Contrairement aux habitudes familiales, tout le monde s’était couché tôt. Dans l’appartement, la seule lumière encore allumée était celle de l’écran du téléphone portable d’Armelle. Ses écouteurs dans les oreilles, la jeune fille repassait en boucle la minute dix-neuf d’un enregistrement qu’Alexandre lui avait envoyé vers 18 heures. Libre, grâce au travail qu’il faisait pour son père, de marcher entre mer et forêt, l’apprenti goémonier avait capturé le jacassement de pies rassemblées près d’un petit lac tout proche. Dans leur code, ce message annonçait que ce soir, ils se verraient.

Armelle s’était préparée avec autant de soin que lors de sa première sortie nocturne en solitaire. Il était entendu qu’elle enverrait par SMS un remerciement anodin au témoignage ornithologique d’Alexandre. Ce serait le signal que la maisonnée dormirait assez profondément pour lui permettre de s’échapper. Il était tout juste vingt-deux heures. Ses parents et ses frères, épuisés par les cris de la nuit précédente, avaient vite sombré dans le sommeil. Il n’y aurait aucun cauchemar ni aucun pipi avant un bon moment. Armelle pouvait se promener tranquille. Elle attendait pourtant, retenue plus par sa mauvaise conscience que par un excès de prudence. Quand Hélias avait hurlé, la veille, elle était justement en train de se creuser la tête pour trouver les mots justes à confier à Bonbon, une lampe de poche allumée sous la couette. Immédiatement, la porte du salon s’était ouverte, et la lumière du couloir avait éclairé la chambre des trois enfants, précédant de quelques secondes à peine l’arrivée précipitée des parents. Armelle avait collé vite fait sa lampe et son message secret inachevé sous l’oreiller, rayant au passage de stylo Bic le drap housse de son lit.

Armelle avait un secret. Armelle avait un ami. Alors qu’au cœur de cet hiver morne, la nature et l’avenir semblaient en panne, quelque chose dans sa vie à elle progressait. Elle espérait. Malheureusement, sa joie nouvelle était gâchée par un sentiment de honte. Son frère cadet l’agaçait et il avait toujours mal dormi, même tout petit. Elle n’en était pas responsable, et pourtant elle ne pouvait s’empêcher de se reprocher de l’abandonner à ses angoisses. Elle aurait dû lui offrir un bout de son aventure comme remède au noir qui le terrifiait. Et si elle le réveillait, là maintenant, et lui expliquait tout ? Hélas le confinement avait tant réduit l’intimité, qu’elle ne pouvait pas se résoudre à partager l’unique pousse de son jardin secret. Et d’ailleurs, que penserait Alexandre si elle sortait flanquée de ce gaffeur d’Hélias qui ferait sans doute assez de bruit en marchant, en parlant et en reniflant, pour réveiller toute la gendarmerie ? Mieux valait, pour ce soir au moins, le laisser profiter d’un sommeil réparateur. Armelle envoya donc son message, et éteignit son téléphone. Alexandre lui avait recommandé de laisser l’appareil chez elle pour éviter d’être tracée, mais elle n’était pas rassurée. Pour plus de sureté, elle enleva la batterie qu’elle glissa dans la poche droite de sa polaire tandis qu’elle plaçait le téléphone dans sa poche gauche avec une des deux couvertures de survie qui avaient échappé au découpage de Noël. Mieux organisée que la première fois, et plus soucieuse de son apparence, elle passa un jean à la place de son pantalon de pyjama. Chaudement habillée, elle sortit discrètement. Dans le hall de l’immeuble plongé dans l’obscurité un mouvement la fit sursauter : Alexandre l’empêcha à temps de hurler. Elle s’était imaginé qu’il l’attendrait dehors, mais il avait cru plus prudent de se cacher à l’intérieur du bâtiment. Il avait donc le code d’entrée ? Columbo, Alexandre, décidément, ce code n’arrêtait personne.

Les explications attendraient. Sans un mot, les deux adolescents prirent la direction du lac. Ils abandonnèrent vite les routes goudronnées pour emprunter les sentiers à couvert des quelques conifères qui les bordaient avant le grand vide de la dune et de la plage. Armelle buttait sur les racines, mais elle s’habituait petit à petit à la nuit et reconnaissait la promenade qu’elle avait faite souvent lors d’un séjour estival avant le confinement.

Le chemin, encaissé dans une dépression du terrain, serpentait entre la dune à gauche qui le séparait de la mer, et une rangée d’immeubles autrefois dédiés aux vacanciers à droite qui le séparait du lac et de la forêt. La proportion de logements vides était ici la même que dans l’immeuble d’Armelle. Presque tous les volets étaient fermés, mais au rez-de-chaussée une baie vitrée éclairée trouait les façades sombres. Sûr d’être seul, en pleine lumière dans une chambre confortable et bien chauffée, un homme nu lisait, allongé à plat ventre sur son lit. Alexandre et Armelle pouffèrent, amusés et gênés. Ils continuèrent à avancer, ombres pressées, capuches noires rabattues sur le nez, espérant ne pas être vus par le lecteur, plus encore pour éviter le ridicule que par crainte d’être dénoncés aux autorités.

Ils arrivaient au lac. Bordé sur une moitié par une forêt de pins, et sur l’autre moitié par de petits pavillons abandonnés, le lac plongé dans le noir offrait un refuge paisible pour s’asseoir et discuter. Les obstacles naturels et les immeubles assourdissaient le bruit des vagues et brisaient le vent. Alexandre choisit un banc enfouit au milieu des joncs. Armelle qui avait oublié ses craintes dans cet environnement tranquille se sentait en sécurité. Elle s’inquiétait juste de ce qu’elle allait bien pouvoir raconter… C’est Alexandre qui prit la parole, plus préoccupé de questions pratiques que de considérations romantiques :

« As-tu pris une couverture de survie comme je te l’avais recommandé ?

_ Oui, une de celles qui inquiétaient les gendarmes, répondit Armelle. Mais je n’ai pas froid, ajouta-t-elle, peu enthousiaste à l’idée de se transformer en épouvantail doré. Elle aurait préféré, tant qu’à faire, qu’Alexandre lui pose son manteau sur les épaules, comme dans une série B à l’eau de rose.

_ Il ne s’agit pas de ça. La couverture de survie empêche le rayonnement infrarouge du corps de s’échapper. La nuit les gendarmes surveillent la côte avec des drones, c’est la seule façon de s’en camoufler. Enveloppe-toi dedans, la face argentée contre toi.

_ C’est donc pour ça que les gendarmes étaient si nerveux avec nos couvertures de survie ?

_ Exactement. Un piège grossier au supermarché : ils ont dû aller intimider tous les clients qui en avaient acheté.

_ Comment tu sais tout ça ? Et d’abord, comment avais-tu le code pour rentrer chez moi ?, interrogea Armelle dont la curiosité avait fait oublier la timidité.

_ La femme qui vit au dernier étage du numéro 15 de votre bâtiment. Elle vous a vu le faire, elle l’utilise et elle l’a dit à mon père.

_ Columbo ? Mais pourquoi elle l’a dit à ton père ? Elle nous surveille ? Vous la connaissez ?

_ Vous l’appelez Columbo ?, s’amusa Alexandre. Elle voit tout et elle surveille tout le monde, c’est son truc. Disons que mon daron utilise son don. Il discute avec elle, il la fait parler et il lui refile des petits cadeaux qu’on lui donne à droite à gauche : des œufs, des pommes, un poulet, tu vois le genre.

_ C’est mon père qui l’a surnommée comme ça : elle observe tout, elle pose plein de questions, elle a l’air tebé et elle a un œil de travers. Pourquoi ton père la fait parler ? Il poucave aux gendarmes ? Ou c’est elle qui nous a dénoncés ?, s’énerva Armelle, faisant mine de se lever.

_ Non, calme toi, c’est le contraire. Columbo, comme tu dis, se fout des gendarmes. Elle roule pour elle. Je ne lui ferais pas confiance, mais elle n’est pas du côté des keufs. C’est pas le cas de tout le monde dans ta résidence. Mon père se renseigne, c’est son boulot de savoir qui est qui et d’aller voir les gens. Goémonier, c’est pour ça. Il circule, il va vendre ses algues aux fermiers, aux particuliers et aussi à l’usine d’engrais. En échange on le paie, mais on lui file aussi des trucs, genre des gâteaux, du miel, mais aussi des nouvelles.

_ Des nouvelles comme quoi ?, demanda Armelle qui n’avait pas imaginé que faire le mur pouvait prendre un tour aussi politique. Elle se demandait si Alexandre voulait faire l’important ou si vraiment elle venait d’établir le contact avec la Résistance. Elle s’enfonça un peu plus dans sa couverture de survie, franchement plus bling bling qu’un journal percé de trous. Tu parlais d’un truc : pour ne pas être vu il fallait s’emballer dans du papier alu.

_ Comme par exemple que ton père reçoit des journaux de gauche et qu’il pourrait peut-être avoir envie de nous rejoindre.

_ Vous rejoindre ?

_ On écrit un journal, mon père et d’autres. On l’écrit, on le photocopie, on le distribue, tout en papier, de la main à la main, sans réseaux, sans Internet. Tout à l’ancienne. On a besoin de gens pour écrire des articles sur ce qu’ils connaissent. Tes parents sont profs. Ils peuvent dire si ça marche ou pas l’éducation à distance. Est-ce que c’est vrai les statistiques du ministère ? Est-ce que les élèves suivent ou pas ? Tout ça quoi. On va voir des spécialistes de chaque domaine, et on leur demande si ce qu’on entend dans les médias est vrai. Si c’est pas vrai on écrit, ou on leur demande d’écrire et on imprime.

_ Ton père nous fait confiance ? Comment il sait ? Et qui me dit que ton truc c’est pas aussi un piège genre grossier comme au supermarché ?

_ Mon père en sait rien, mais moi je sais. Ou je sais pas mais j’ai envie de te faire confiance. Toi, tu vois ce que tu veux…

_ …

_ Alors, tu nous rejoins ou pas ? »

À suivre le 12 mars 2022…

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