Souvenirs du quatre-vingt-treize : 2002 – 2020
Des amis et collègues qui vivent dans le 93 m’ont dit que leur ressenti était différent. Le texte ci-dessous n’est que mon expérience, vécue avec ma sensibilité. Il n’a pas vocation à être un témoignage universel. Le 93 est divers. Il y a de beaux quartiers et des quartiers d’affaires, aussi. Dans tous les cas, ce département m’a accueillie pour mon premier emploi, m’a gardée dix-huit ans, et m’a permis de rencontrer la majorité de mes amis, et mon mari. Il m’a aussi donné une conscience politique et j’y ai fait mes premières grèves, ma première manifestation. J’aurai toujours un grand attachement pour ce territoire.
La découverte
Au début c’était bien. Les premières années d’enseignement au lycée.
Il y avait tous ces élèves, presque tous plus grands que moi que j’envoyais au tableau et dont je ne pouvais pas toujours effacer les calculs, écrits trop hauts. Je sortais, de chaque heure de classe, étonnée de n’avoir pas eu à livrer de bataille contre ces enfants du 93 dont toute la France avait peur. De ces premiers cours je me souviens de Fatou*, de Leïla, battantes et attachantes.
Il y avait les cours, et il y avait l’atelier théâtre, pendant cinq ans.
La première année, quand on était libres, on a monté Lysistrata, une pièce d’Aristophane. Coupée, raccourcie, recollée, certes, mais Lysistrata, et ses femmes qui faisaient – 400 ans avant J.C. – la grève du sexe pour que cesse la guerre. Jouée par sept élèves passionnés, au fond du 93, avec des décors peints entre midi et deux heures dans la salle d’arts plastiques, un porte parapluie en guise de colonne antique, et quatre représentations par jour en juin pour toutes les classes du lycée. Lilou était magnifique. Les profs qui venaient avec leurs élèves voir la pièce pensaient que c’était elle, la comédienne professionnelle envoyée par la Mairie pour encadrer l’atelier. Mais c’était Lilou, dix-sept ans en Terminale L, et superbe en scène. Quand je l’ai revue, elle travaillait au supermarché sur le rond-point à l’entrée de l’autoroute. Elle remplissait des rayons, elle semblait éteinte et nous n’avons pas cherché à nous parler. Un job d’étudiant ? Ou une inertie qui l’avait gardée là, à quelques centaines de mètres du lycée ? Et aujourd’hui ?
Quand il a fallu que l’atelier théâtre justifie l’utilité sociale de ses financements, nous avons reçu, des hautes instances en charge de la répartition des subventions, l’ordre de monter un projet sur la violence. Le 93 bien sûr. Adieu donc les auteurs grecs : nous avons écrit notre propre spectacle et hurlé de rire sur la violence. Plus tard, le comédien qui nous avait fait lire des poèmes de René Char à la lumière de bougies posées sur le sol de la salle polyvalente, a été remercié par la Mairie et remplacé par des danseurs de Hip Hop. Le 93 bien sûr. Mais c’était encore de belles années et de beaux projets. L’atelier théâtre est mort peu après. Les élèves qui l’ont quitté ont monté leur propre compagnie d’amateurs sur la ville. Sur Internet, un blog encore présent aujourd’hui, atteste de leur activité entre 2006 et 2012. Leurs photos sur l’écran font ressurgir des visages que je voyais devant moi en classe et que j’avais oubliés. Elles me rappellent ces dimanches après-midi ou ces soirées auxquels j’étais invitée à voir leur spectacle, joué en plein air dans des cours d’immeubles, puis plus tard dans des salles municipales.
Il y avait les cours, et il y avait les grèves aussi.
Ma première grève c’était en 2003. C’est à partir de là que les profs ont commencé à tout perdre. Année après année, les retraites, les suppressions de postes, la diminution des heures d’aide au 93 qui avaient été gagnées de haute lutte quelques années plus tôt. L’objectif commun des différentes politiques était la diminution des heures et des personnels sous quelque prétexte que ce soit. En dix ans le lycée de cent profs dans lequel j’étais rentrée n’avait plus que soixante enseignants. On a perdu les heures d’aide en mathématiques, quand on pouvait prendre des petits groupes de six élèves et passer un peu de temps avec chacun. Ils n’avaient pas toujours tous très envie de venir faire des maths, mais ça existait. Chaque printemps on comptait les postes supprimés pour la rentrée de septembre à venir, et quelques collègues s’inquiétaient ou s’interrogeaient : « Suis-je celui qui part ? ». Tous les ans on ressortait sensiblement le même tract qu’on distribuait aux parents : « Pour la rentrée prochaine le Rectorat supprime 10 postes d’enseignants dans notre lycée… ». Plus tard j’ai lu ce même tract dans le carnet de correspondance de l’école primaire de mes enfants. Autre ville, autre temps, autre gouvernement, seule la logique restait la même. Supprimons, économisons.
On a fait des AG de ville avec les parents réunis dans un gymnase.
On a manifesté à Paris et dans notre ville.
On a manifesté avec notre député-maire, derrière la banderole de la mairie et derrière les écharpes tricolores. Là, ça avait de la gueule, mais le résultat a été le même.
Je me souviens d’une élève de Seconde, grimpée sur la colonne de la Bastille, enveloppée du drapeau algérien.
Je me souviens d’Imane – en Seconde elle aussi – hurlant dans le mégaphone au pied du Rectorat : « On n’est pas fatigués ! ». Les années ont passé mais quand j’entends ce slogan, j’entends Imane.
Je me souviens qu’on a trahi les élèves le jour où ils ont fait un blocus et où nous leur avions promis de les soutenir en leur faisant symboliquement cours sur le parvis. Combien avons-nous été à le faire vraiment ? Trois ?
On a aussi occupé le lycée pendant plusieurs nuits. Il devenait étrange, ce lieu déserté par les élèves après le dernier cours du soir. Quelqu’un avait réussi à faire venir un journaliste d’une obscure chaîne naissante de la TNT ou du Net dont je ne sais même pas aujourd’hui si elle a vraiment vu le jour. Il n’avait pas le droit de filmer à l’intérieur du lycée, et je me souviens quand nous étions tous sortis pour aller à sa rencontre, une trentaine de profs qui ne savions pas vraiment quoi dire, marchant en file indienne pour emprunter l’étroite grille de sortie du passage « piétons », à 23 heures, dans la nuit de la zone industrielle et aéroportuaire déserte, en lisière de laquelle les autorités de l’époque avaient cru bon de devoir construire notre lycée. Ils éloignaient ainsi du Centre Ville ses bandes de jeunes potentiellement immaîtrisables. Qu’avons-nous dit ? Des bêtises maladroites sans doute. La parole était tombée, par l’ordre aléatoire de notre sortie en file indienne, sur un collègue aussi intelligent que mauvais orateur. Mais nous étions là, une trentaine à avoir froid dans une zone d’activité totalement vidée de ses travailleurs diurnes habituels. Je me demande maintenant ce qu’on faisait là.
Bien des années après, quand j’ai changé de poste, quitté le lycée, et que j’ai cherché à déménager mes affaires, j’ai retrouvé au fond d’un placard, derrière de vieilles règles jaunes en bois obsolètes et des calculatrices programmables, le gonfleur du matelas pneumatique que j’avais utilisé cette nuit-là.
A cette époque nous comprenions que notre métier et le système éducatif se dégradaient tant au fil des réformes et des économies budgétaires, que nous finirions dans quelques années par ne plus avoir envie de le défendre, certains de ne plus rien avoir à défendre.
La première crise
Un vendredi matin de 2018, j’étais arrivée tranquillement au lycée pour mon cours de 11h05. Il me restait trois heures avant le week-end. Deux petites heures de Terminales ES pour lesquelles tout était prêt et photocopié dans mon sac, et une heure de contrôle avec les BTS l’après-midi, pendant laquelle j’avais prévu de corriger quelques copies afin de soulager mon dimanche. Peinard.
Je suis rentrée en classe, et mes élèves sont arrivés, énervés, bavards, comme d’habitude. J’ai demandé le silence, une fois, deux fois, dix fois. Rien. Comme d’habitude. Une élève s’est énervée : « ouais, fermez vos gueules ! ». Un autre s’est emporté contre elle. Et moi j’étais transparente au milieu de tout ça. Comme d’habitude.
D’habitude j’ai de l’humour dans ces situations. Pas là. J’ai hurlé, jeté mes cahiers par terre, pleuré et ai envoyé chercher un surveillant pour prendre ma relève. Je suis partie dans le bureau du proviseur qui a annulé mes cours de la journée. Exfiltrée. Craquage. Voilà.
Je me suis demandé si j’allais devoir appeler un psy, si j’allais vraiment mal, si j’avais besoin d’aide, si je pouvais ou devais guérir de quelque chose. Je pense que j’ai pleuré une ou deux nuits, le temps de comprendre que j’allais bien, mais que c’était la ville, le lycée et mon boulot, qui allaient mal.
La crise du vendredi matin – déclenchée apparemment par un petit rien – m’apparaissait comme le signe que j’étais encore assez vivante pour ne pas supporter l’insupportable événement de la semaine précédente, racontée la veille en réunion syndicale, et qui m’avait laissé sans que je le sache, des traces.
Une bagarre avait eu lieu devant la grille du lycée, à l’endroit où j’avais moi-même, quelques mois auparavant, par hasard, arrivant là pour travailler d’un pas serein à 9h30, contribué à séparer une rixe au marteau entre un élève et un inconnu fort mécontent et très violent. En réunion dans notre salle des profs pleine de courants d’air, des collègues, témoins de la scène étaient revenus sur les faits. Une bande venue des cités s’était attaquée à l’un de nos élèves de Terminale S. Je n’ai pas compris s’il était mêlé à l’histoire « il a traité ma mère » à l’origine de la vendetta, ou s’il avait essayé de séparer les combattants. Peu importe d’ailleurs. Une meute enragée et cagoulée avait foncé sur l’élève qui s’était vite retrouvé à terre, inconscient. Les coups avaient continué à pleuvoir. Coups de pieds dans la mâchoire. Un des jeunes de la bande avait pris son élan sur 50 mètres pour courir sur lui, bondir, sautant, et atterrissant sur son dos, à quelques centimètres de la nuque et du coup qui aurait été mortel.
Le lundi suivant, c’est une autre élève de S qui s’était faite agresser et tabasser en sortant du lycée. Pas de vol. C’était juste pour faire mal et c’était la deuxième fois de l’année pour elle. Hospitalisée. Encore.
Quelques jours plus tard, la même semaine, rebelote sur un élève du lycée professionnel au bout de la rue. Après l’avoir frappé, les agresseurs avaient essayé – heureusement sans succès – de le mettre dans le coffre de leur voiture. Qu’avaient-ils prévu de lui faire ?
D’autres « incidents » et d’autres, encore et encore ont eu lieu. Peut-on dire que nous nous étions habitués ? Des parents d’élèves faisaient des demandes auprès du proviseur pour que leurs enfants puissent nous quitter et poursuivre leur scolarité dans une autre ville.
Beaucoup de parents partout en France contournent les règles des cartes scolaires pour inscrire leurs enfants de un meilleur lycée que celui de leur secteur. Ils cherchent de meilleures options, une meilleure réputation, des camarades de bonne éducation pour leurs rejetons. Mais pour les parents de mes élèves, ce n’était pas histoire de snobisme ni de niveau, c’était pour sauver leur peau.
La nausée
J’en ai d’autres des histoires comme ça, après dix-huit ans dans le 9-3. On les oublie, on les refoule, mais parfois elles ressurgissent.
Bilal mon élève de Seconde, battu en sortant du lycée et jeté inconscient dans une poubelle, laissé pour mort par ses agresseurs pour des histoires de rivalité entre les villes voisines.
Tarek, mon ancien élève de Seconde, tué par balle quelques jours avant la fin de mon congé maternité. 2011. Je l’ai appris comme ça, au milieu d’un calcul au tableau, le jour ou presque de ma rentrée :
_ Eh madame, vous l’avez eu comme élève Tarek ?
_ Oui, pourquoi ?
_ Parce qu’on a parlé de vous hier à son enterrement.
Règlement de compte pour des histoires de drogue dans la Cité. Tarek et l’un de ses frères ont été tués dehors dans la rue en plein jour, au pied de leur immeuble, devant leur mère qui était à la fenêtre. La mère y est toujours. J’imagine qu’elle ne peut pas se loger ailleurs. Quelques années plus tard, un petit frère survivant de Tarek est devenu à son tour élève au lycée. La famille habitait toujours cet appartement, et je me suis demandé quelle nécessité économique pourrait, moi, me forcer à rester vivre à cette fenêtre de laquelle j’aurais vu mourir deux de mes enfants.
Abdel mon collègue, me racontant à la cantine, livide, comment le meilleur ami de son fils, 17 ans, venait de se faire tuer pour avoir « regardé » la sœur d’un mec.
D’autres qui ne sont pas morts, mais qui ont cru marrant d’aller braquer un fourgon de la Brinks avec un pistolet en plastique. Une balle dans la jambe.
D’autres défigurés : règlement de compte à Saint-Ouen, une balle dans la mâchoire.
Des parents, en réunion, m’ont dit un jour que je ne comprenais rien quand je demandais à leur fils d’apprendre ses leçons, alors que c’est déjà immense pour lui de venir en cours au lieu d’aller faire du trafic, bien plus tentant et rémunérateur que mes équations et mes promesses d’avenir meilleur comme petit employé avec un bac ou un BTS.
Une mère s’est étonnée que je lui conseille de ne pas laisser son fils jouer aux jeux vidéo toutes les nuits, alors que c’est justement elle qui lui avait offert tous ces jeux pour lui donner une raison de rester à la maison, loin des tentations criminelles de la rue.
Et puis juste la crasse et la misère de la ville. Jour après jour.
Malade ?
Le vendredi de la crise en janvier 2018, des collègues attentionnés et très étonnés m’ont dit que je devais me faire aider. Il paraît qu’on avait reçu dans notre casier en salle des profs un prospectus avec des numéros d’aide aux enseignants qui pètent un boulon. Ils m’ont dit que j’étais malade et qu’un psy de la MGEN** saurait quelles thérapies pourraient me remettre dans le droit chemin du prof heureux d’aller en cours. Mais j’avais perdu la foi.
Un psy de la MGEN pouvait-il me lobotomiser au point que je ne voie plus la misère environnant le lycée ? Au point que la violence ne me donne plus la nausée ? Au point que je ne trouve pas absurdes mes inspecteurs qui continuent à nous envoyer des mails pour organiser « la semaine des mathématiques » quand les parents de nos élèves disent craindre tous les jours que leur téléphone sonne pour leur annoncer le décès de leur enfant juste parti à l’école le matin ?
Je sais l’importance de continuer à faire semblant. Il faut garder dans ce quartier un grand lycée qui soit un havre de paix pour ceux qui peuvent s’y réfugier quelques dix heures par jour. Il faut préserver ce lieu où des profs de toutes origines, de tous milieux, venant de toutes les provinces et sachant parler un autre langage que celui de la banlieue, apportent à ces enfants comme aux autres adolescents du pays, Hegel ou la dérivation des fonctions. Il faut continuer à éditer des bulletins, à réclamer plus de travail personnel, à encourager les élèves à lire, et leur dire que le monde est vaste et qu’ils y ont droit.
Je suis la première à trouver révoltants certains maîtres et maîtresses de l’école primaire qui disent dans ces quartiers à leurs jeunes élèves : « dis à ta mère qu’elle arrête de te faire lire et travailler, tu es déjà assez bon et si tu deviens meilleur tu vas t’ennuyer en classe ». Ces phrases ne sont pas inventées. Elles sont arrivées en confidence à mes oreilles en tant que professeur et en tant que mère d’élève. Bien sûr, un élève qui sort du lot, ça complique le travail dans la classe, mais je suis bien certaine que ces réflexions ne sont faites qu’à des enfants de classes populaires. Volonté consciente ou inconsciente de certains maîtres et de certaines maîtresses ? Reproduction assumée ou naïve de l’ordre social ?
On ne me l’a pas dit à moi pour mes enfants. Pourtant je les fais travailler et lire. Mais je suis prof, c’est normal, c’est autorisé. D’ailleurs la maîtresse le fait aussi pour ses enfants. On l’a dit à certaines mères des copines de ma fille, voilées, ou parlant avec un accent kabyle. Les professeurs savent-ils que la mère voilée, et celle qui parle avec un accent étranger, ont fait au bled des études parfois meilleures que les leurs et qu’elles peuvent être titulaires de diplômes supérieurs aux leurs, même si pour des raisons de reconnaissance de leurs qualifications en France, ou pour des raisons culturelles ou familiales, elles ne travaillent pas ? Ces femmes cultivées et soucieuses de l’avenir de leurs enfants ne peuvent-elles pas les aider scolairement et rêver pour eux des études brillantes ? Leur quartier et leur accent doivent-ils pour des générations et des générations leur interdire l’excellence scolaire ? Et dans les familles culturellement plus modestes, doit-on décourager la grande sœur qui galère au lycée mais qui sait lire, d’ouvrir son très jeune petit frère au plaisir de la lecture en lui lisant chaque soir des histoires, comme dans toute famille de classe moyenne ou supérieure ?
C’est à cette époque, en 2018, que j’ai perdu la foi pour porter ce combat.
J’avais Hassan, un enfant brillant qui faisait des mathématiques comme il respirait. Mais il était là, trop grand et large pour tenir en place sur nos chaises, et trop serré derrière nos tables normalisées. Il se tournait, bavardait, se levait, se lançait perpétuellement dans la recherche auprès de ses camarades du matériel qu’il n’avait jamais – stylo, calculatrice, feuilles pour écrire. Il parlait fort et grossièrement. Il était extrêmement gentil et j’ai toujours eu la certitude qu’il était très aimé de ses parents, particulièrement de sa mère qui devait le couver en gros bébé. Je lui ai dit que je le trouvais doué et que son attitude gâchait tout ce qui pouvait lui tendre les bras : prépas, carrières scientifiques, diplôme d’ingénieur. Je lui ai dit mais je ne suis pas allée plus loin. Je ne croyais plus que je pouvais changer quoi que ce soit à son destin, ni entamer ne serait-ce qu’un peu, la chaîne de l’ancre qui le retenait dans sa Cité. Comme Lilou à son rond-point à l’entrée de l’autoroute.
C’est en étant dans cet état d’esprit qu’un soir en sortant du lycée après mon dernier cours de l’après-midi, j’ai senti l’ambiance de bagarre sur le parvis. Mon cerveau reptilien a sonné l’alarme. Il y avait des bruits, des mouvements anormaux parmi les élèves. Mon instinct me disait de me barrer dare-dare, mais ma responsabilité professorale m’a fait rebrousser chemin pour prévenir la loge du lycée. Heureusement l’alarme avait déjà été donnée : je n’avais pas vu la voiture de police postée dans un coin. En reprenant ma route vers le métro, j’ai croisé les mecs des Cités, quatre, marchant en ligne, cagoulés, cherchant des yeux parmi les élèves les proies qu’ils étaient venus attendre. Tout à coup – était-ce un mouvement de la police ? – ils sont partis en courant. Pas seulement les quatre, mais tous les autres qui s’étaient mêlés aux élèves sans que je les remarque, mais qui, tous habillés de noir, faisait cette ondulation bizarre de la foule qui m’avait alertée. Ils se sont mis des dizaines à courir vers les immeubles des rues voisines, comme une rafale d’un vent sombre. Je me suis écartée, le seul danger étant d’être sur leur passage. J’ai échangé quelques mots avec Mohamed – un élève d’une grande douceur et d’une grande maturité – qui essayait de convaincre Dounia de rentrer chez elle avant les coups. Dounia m’a interpellée : « eh madame, vous ne restez pas pour assister au spectacle ? ». Fais attention Dounia, avec ton maquillage outrancier, ton langage, ta moue boudeuse et insolente, tu vas passer de sales quarts d’heure avec ces mecs. Et pourtant je sais moi – contrairement aux apparences que tu te donnes – que tu es une excellente élève et une jeune fille sérieuse très intelligente et très volontaire. Pourquoi jouer à ça ?
J’ai poursuivi ma route vers le métro, empruntant le large trottoir de l’avenue principale. A ma droite, sortant d’un immeuble pour entrer dans un autre, je voyais progresser la bande qui avait fui, dans la même direction que moi. M’est revenu le souvenir d’un récit du Far West où le héro à cheval dans une région déserte, voyait avec inquiétude une meute de loups courant selon une direction parallèle à la sienne, ignorant, car l’intérêt des animaux était ailleurs, sa présence.
De retour à la maison je me suis sentie épuisée. Je désirais uniquement mon lit et ma couette. Mes jambes étaient lourdes et j’avais froid.
Les petites lumières
Une amie, une maîtresse d’école qui n’a pas perdu la foi et qui ne conseille pas à ses élèves de rester médiocres, me parle de ses « petites lumières ».
Il y en a. J’en ai vu, et j’en vois toujours.
Je me souviens de Marcelle, cette beauté pleine de grâce qui avait tant de difficultés en Seconde mais qui a travaillé sans relâche pendant trois ans et que j’ai vue s’épanouir pour devenir au bout de trois ans une brillante et solide bachelière.
Je pense à Abdullah, étonnant de sérieux, d’intelligence et de maturité. Indifférent au bruit, aux rires et aux querelles, il était toujours là au premier rang, à mille lieues des autres, ne perdant pas une information. Ses exercices étaient toujours faits et il avait toujours des questions à poser. Sa curiosité intellectuelle et sa soif de comprendre donnaient aux réponses que je lui faisais à chaque cours, la dimension extraordinaire d’une mission sacrée : être à la hauteur de ses attentes et faire réussir Abdullah.
Je pense à Walid et à Dounia. Enfants de la banlieue et de petite classe moyenne laborieuse, drôles et qui en voulaient. Dounia ne perdait jamais le fil du cours, plissait le front et questionnait le tableau, même quand le lissage de ses cheveux semblait la préoccuper plus que tout le reste. Elle pouvait, dans une même phrase me demander la permission de se re-parfumer en classe – m’étouffant au passage dans une brume odorante – et m’interroger sur le pourquoi du comment d’une factorisation. Je les admirais et ils me faisaient rire de plaisir. Ils étaient l’exemple même des pépites que renferme ce 93. Des belles personnes qui n’ont pas été ni amollies ni déculturées par le renoncement, le consumérisme – mêmes s’ils sont consuméristes – et la misère.
Hélas ces petites lumières ne consolent pas de tous ceux qu’on perd, qu’on néglige, à côté desquels on passe, qu’on oublie. Ou pire, qu’on condamne.
Kader a fait partie de mes petites lumières il y a deux ans. Un élève, gentil et un peu naïf, qui avait redoublé sa classe de Seconde à sa demande pour devenir meilleur et réussir à être orienté comme il le souhaitait en 1re S. Il faisait partie de ceux sur lesquels je m’appuyais dans cette classe pour maintenir, bon gré mal gré, un travail à peu près cohérent dans le groupe. Et je l’aimais bien ce garçon, même si je dis toujours aux élèves que je n’aime personne. Un jour Kader n’est plus venu. Ce n’était pas son genre, mais les virus couraient à ce moment-là. Ce n’était pas ça. Il avait été violemment agressé, pas pour un trafic, mais pour son adresse sur le mauvais trottoir du mauvais bloc de bâtiments dans un contexte de rivalités de rue à rue dans le quartier. Il a été abandonné, blessé sur le sol, inconscient, parce qu’il n’était pas connu des bandes, parce qu’il était trop sage, parce qu’il ne prenait pas partie, parce qu’il avait la force de caractère de tourner le dos aux guéguerres. Il s’absenta, hospitalisé, pendant des mois.
La culpabilité
On m’a toujours dit qu’il y avait des fonctionnaires pour aiguiller les trains des déportés. Suis-je une aiguilleuse de l’échec ? Ai-je gâché des vies ?
Parfois les petites lumières nous donnent de l’espoir, mais combien de lumières, peut-être plus fragiles et vacillantes, éteignons-nous en croyant bien faire, en croyant nous dévouer à l’accès à la culture de tous et au nom d’un avenir meilleur ?
Pousser tous les enfants à faire des études longues n’est pas qu’une idée généreuse et respectueuse qui s’appuie sur la conviction que tous les jeunes ont de grandes qualités intellectuelles que nous pouvons faire éclore. Non. Ou alors il faudrait s’y prendre différemment dès le plus jeune âge de la scolarisation. Serrer trente gamins dans des classes avec un adulte et un tableau depuis la maternelle jusqu’au bac est seulement la solution la plus économique de parquer la jeunesse. Un CAP coûte plus cher qu’un parcours général.
Les maîtresses dès la petite section ne peuvent – même avec la plus grande foi et le travail le plus intense – compenser chez un enfant perdu dans une classe surchargée, l’influence d’une famille – par ailleurs aimante et attentive – qui ne serait pas en mesure de l’éveiller intellectuellement et culturellement aux valeurs scolaires. Elles n’ont pas le temps de dire aux enfants qu’on ne va pas seulement à l’école le temps d’une corvée obligatoire de quelques années pour décrocher au bout de l’ennuyeux chemin, un bon métier, mais qu’on va aussi à l’école parce qu’apprendre et comprendre est magnifique et que le monde qui s’en trouve ouvert de plus en plus largement est beau.
L’école consolide l’hérédité culturelle et sociale. Elle est pour beaucoup un mensonge auquel je participe.
Parfois je suis en colère contre des élèves impolis et irrespectueux. C’était une fois le regard bovin d’une fille qui ne m’a même pas répondu quand je lui ai demandé d’éteindre sa musique. C’était un autre jour une pâteuse fille vulgaire qui s’est offusqué en des termes grossiers que je lui demande – pourtant poliment et de façon totalement justifiée – de fermer sa grande gueule pendant mon cours. C’est, dans ces moments-là, non seulement une bouffée de rage que je sens monter, mais c’est surtout mon orgueil qui se révolte et qui me crie que mon milieu et mon instruction auraient dû me préserver de ces insultes et de ces gens.
Ma colère retombe pourtant toujours, éteinte par la pitié et la tristesse de savoir qu’ils en bavent et que ce n’est pas fini : la vie qui les attend ne sera pas tendre. Il faut leur pardonner.
D’ailleurs le regard de vache et les bavardages ne sont peut-être qu’un moyen de défense contre un système qui maintient six à sept heures par jours, cinq jours par semaine, pendant cinq années de primaire, quatre années de collège et trois années de lycée, en cours, des élèves qui ne comprennent RIEN. Imaginez-vous assis des heures durant, des années durant, écoutant des phrases que vous ne comprenez pas, confrontés à des exercices et à un langage écrit que vous ne maîtrisez pas. La seule façon pour ne pas devenir fou et violent dans ce cas n’est-elle pas de s’extraire mentalement de la pièce par le bavardage, le téléphone, la rêverie, ou pire, le vide ?
Le vide. Le vide terrifiant de certains yeux dans les rangs.
J’ai l’impression qu’on a éteint leur intelligence, leur lumière.
J’ai rendu bêtes des enfants qui auraient pu avoir d’immenses qualités et enrichir les autres.
Que faisons-nous de ceux qui auraient mille facultés que l’école ne voit pas, des facultés qu’elle laisse végéter puis mourir, étouffées par le modèle normalisé et surpeuplé de la classe ?
Je vois encore Adèle au fond de ma salle, ses grands yeux bleus toujours rougis, sa petite voix de plus en plus désemparée. Un jour elle a manqué une heure de mon cours car elle pleurait. Tout le monde était unanime, même le proviseur : on ne pouvait rien faire pour elle.
Adèle était douce, polie, sérieuse, attendrissante. Elle essayait. Elle appelait. Elle demandait des exercices supplémentaires. Elle dessinait des mangas. Elle ne parlait pas aux autres. Elle voulait étudier la biologie marine des grands fonds. Elle était ailleurs. Tout ce qu’elle écrivait était toujours faux. Je ne comprenais même pas ses erreurs tant sa pensée faisait des sauts. Un jour elle m’a dit qu’elle voulait partir à la découverte du sixième continent parce que des dinosaures coupés du reste du monde y vivraient peut-être encore. Je l’ai regardée bouche bée, incapable de lui dire que le sixième continent était un continent de déchets flottants. Si Adèle vivait dans un monde où les dinosaures évoluaient sur un continent de vieux bidons de plastique, comment pouvais-je lui demander d’encadrer de règles de calcul strictes des x qui dans sa tête devaient avoir une vie propre et suivre une logique inconnue du monde des mathématiques ? A chaque mauvaise note que je lui rendais j’avais l’impression d’être un bourreau et je craignais toujours de la pousser au désespoir. N’y avait-il aucune solution pour Adèle ? Pour son imagination, sa gentillesse et sa poésie qui n’avaient de place dans aucune filière de notre lycée ?
Et j’ai eu peur pour tous ces jeunes que nous maintenions dans un système qui les brisait avec mépris, sans un regard pour leur bonne santé ni leurs qualités humaines nées souvent de familles aimantes à mille lieux des parents démissionnaires qu’on imagine. Un gâchis de richesse humaine.
La retraite
La retraite des vieux, la pension, la fin du boulot, j’aurais pu y penser si nous n’avions pas perdu les luttes de 2003 et des années suivantes. La petite retraite des mères de trois enfants ayant 15 ans de carrière a été supprimée.
Ce n’est pourtant pas à cette retraite là que j’ai commencé, en 2019, à rêver.
Les violences, quasi hebdomadaires et gratuites continuaient. On ne parlait plus de drogue, mais de la vacuité de trop d’heures perdues pour ces jeunes inoccupés. Les bagarres comblaient l’espace et le temps. Nous avons fait des réunions, des protestations et des conférences philosophico-sociologiques sur le vivre ensemble. Nous avons invoqué notre droit de retrait, qu’on nous a le plus souvent refusé.
Je rêvais « retraite » comme on rêve d’un « refuge » dans lequel je n’aurais plus vu la misère, avec ses bourreaux et ses victimes, et dans lequel je n’aurais eu ni regrets ni culpabilité.
Après d’autres agressions, après des arrêts de travail pour un droit de retrait qu’on nous contestait toujours, après la visite d’un recteur impuissant qui nous disait bon courage, la retraite est arrivée, violemment, sous la forme d’un arrêt longue maladie. La touche, l’éviction, le placard, l’asile.
Avec les soins et le temps, l’asile psychiatrique est devenu asile bienfaisant, cocon. La page du 93 a été tournée, avec ses violences mais avec ses bons souvenirs et de merveilleux visages. Parce qu’à ce département je garde, toute mon affection.
* Les prénoms ont été changés
** Mutuelle Générale de l’Éducation Nationale