Chapitre 22 : Le coffre

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Recroquevillé, mal à l’aise dans sa combinaison mouillée, Alexandre n’osait plus bouger. Un mouvement trop brusque risquait de faire osciller la voiture et d’alerter les gendarmes. Le chahut avait cessé, mais il ignorait quels observateurs, naïfs ou prédateurs, pouvaient le repérer et le trahir.

Alexandre aurait donné beaucoup pour être moins grand. Ou moins trempé. Le néoprène lui collait à la peau. L’enlever lui demanderait trop d’efforts, trop de contorsions. Le carton sur lequel il était couché en chien de fusil, absorbait l’eau salée qui s’écoulait de ses chaussons de surf. Les choses n’auraient pas dû se passer comme ça. Tout était prévu. Son VTT l’attendait appuyé contre un muret, dans le dédale des ruelles du village de vacances en arrière des immeubles, à cent mètres à peine du front de mer. C’était le meilleur endroit : abandonné de ses habitants, le fouillis de maisonnettes basses et blanches, de terrasses, de cours et d’allées, regorgeait de cachettes et d’issues vers de multiples sentiers de randonnée. Ce quartier ne pouvait pas être bouclé par quelques véhicules de police. Seulement voilà, grisé par les vagues, il s’était enfui trop tard. « Encore une », s’était-il dit, voyant au loin se former une crête qui s’ourlait déjà d’écume. Le temps de se laisser glisser jusqu’au rivage et de courir à travers la dune en direction du village balnéaire, trois cavaliers de la gendarmerie montée lui barraient déjà la route.

Il avait bifurqué vers la droite, filant derrière le bâtiment d’Armelle et s’engageant dans les parkings. Seul, Alexandre ce serait fait prendre, mais les forces de l’ordre, pourtant réactives, étaient dépassées par le nombre des fuyards. Il n’eut que quelques secondes pour saisir sa chance. Passant une haie qui le rendit un instant invisible des autorités à pied, à cheval, en voiture et en hélicoptère qui chassaient du surfeur dans toutes les directions, il se trouva devant le monospace de Solange. Alexandre savait par Armelle qui en riait, que Solange laissait désormais son véhicule ouvert avec les clés dans la boîte à gants : au cas où il faudrait se tirer vite fait – sans prendre le temps de se chamailler pour savoir qui avait mal rangé les clés – à l’annonce d’un raz de marée. Et personne dans leur communauté de réfugiés du bout de la terre, n’aurait songé à voler une voiture quand tous les déplacements étaient strictement encadrés, limités et contrôlés. Surtout une voiture verte. Sans réfléchir ni aux conséquences, ni à la faisabilité immédiate d’un tel acte, Alexandre ouvrit le coffre, s’y engouffra la tête la première et, de l’intérieur, le referma.

Les genoux dans le nez, concentré sur les battements ralentis de son cœur qui se calmait, Alexandre réfléchissait. Il n’avait pas été pris et, à l’exception d’un petit carton qui le gênait à ses pieds, le coffre était vide. Dans l’immédiat il pouvait rester là. Hélas le véhicule n’était pas verrouillé. À tâtons dans l’obscurité, le garçon chercha un truc, n’importe quoi. Sa main droite rencontra un long étui en plastique rigide : la boîte du triangle fluorescent à utiliser en cas de panne ou d’accident. Repérant le dossier central de la banquette arrière qui basculait et faisait communiquer sa cachette avec l’habitacle, Alexandre déplia lentement, en bougeant le moins possible, l’équipement réglementaire de sécurité. Priant pour que personne ne se tienne assez près du véhicule pour voir quelque chose à ce qu’il faisait, il glissa progressivement dans l’interstice du siège, le triangle de signalisation dont il avait aligné les trois côtés articulés en forme de longue règle métallique. L’œil collé au dossier légèrement incliné vers l’avant, profitant de la fente pour observer et guider l’avancée de la tige de fer vers le tableau de bord, Alexandre manœuvra assez habilement pour que le bout du triangle déplié appuie sur le bouton de verrouillage intérieur de la voiture. Un clac lui apprit qu’il avait réussi. Il se détendit : Solange ne devait pas refaire de courses avant le lundi suivant et son abri était fermé à clé.

Alexandre commençait à s’habituer à la moiteur de son vêtement, quand sa vessie lui rappela qu’il n’était pas au bout de ses ennuis. Il avait chaud et baignait déjà dans une culture tiède de sueur et d’eau de mer, mais se pisser dessus le révoltait. Il devait bien être capable d’oublier et de se retenir. Garée contre un arbre, la voiture restait heureusement, malgré l’ombre réduite du milieu de journée, un peu protégée du pire cagnard. Voilà qui lui laissait une chance de ne pas étouffer dans le coffre à plus de cinquante degrés. Le mieux était de dormir. En position fœtale, Alexandre se cala de la manière la plus confortable possible, ferma les yeux et attendit.

Des éclats de voix le tirèrent de sa somnolence. Plusieurs personnes. Assez lointaines. De l’autre côté de la haie peut-être. Venant de la route ou d’un autre parking. Une femme semblait protester. La vieille du 11 sans doute. Alexandre était sensible aux intonations, mais ne parvenait pas à deviner les mots. Dommage, il aurait aimé saisir quelques informations. La gendarmerie était-elle toujours présente ? Ses compagnons d’action avaient-ils tous pu s’enfuir ? Un ou deux cris d’enfants. Les petits frères sûrement. Il regarda le cadrant lumineux de sa montre : dix-huit heures. L’heure de sortie. La vie avait donc repris son cours. La famille ne serait certainement pas allée jouer dehors si des hommes armés continuaient à patrouiller. Il avait faim. Plus tard. On y penserait plus tard.

Quand il se réveilla vraiment, tout était silencieux et la chaleur avait un peu diminué. Aucune lumière ne filtrait de la fente au milieu de la banquette arrière. Vingt-trois heures. Alexandre avait terriblement envie d’uriner, horriblement faim, et très mal aux jambes. Cette fois, il devait bouger. Il se contorsionna en grimaçant pour se placer de manière à faire basculer complètement le siège mobile de la banquette arrière. Il rampa jusqu’aux places passagers et s’assis, avec douleur mais soulagement. Sans nuages, la nuit était sombre. Tout paraissait calme. Derrière la place du conducteur, Solange avait laissé deux packs de bouteilles d’eau de 1,5L. Alexandre déchira le plastique d’emballage, pris une bouteille et en répandit le contenu sur le tapis de sol. Il avait l’impression de vivre un florilège de scènes de séries d’espionnage : après s’être planqué dans une malle, le voilà qui pissait en planque dans une bouteille. Il faudrait faire disparaître tout ça avant que la mère d’Armelle ne découvre ce qu’il avait fait de sa précieuse réserve d’eau potable. Il songea que dans sa folie survivaliste, elle avait peut-être prévu d’autres provisions. Regardant sous la banquette, il découvrit deux sacs en plastique dont le contenu n’avait pas été touché par l’eau qu’il avait gaspillée. Ils contenaient deux serviettes de toilette ultrafines en microfibre, ainsi que cinq tenues complètes de sport légères de tailles échelonnées : une pour chaque membre de la famille. Il choisit le tas de fringues destinées vraisemblablement à Tarek, se sécha et se changea enfin. Une couverture était pliée sous le fauteuil avant droit, à côté de quelques petites boîtes de pâtées pour chat. Il n’était pas encore assez désespéré pour avaler les provisions de Bonbon, mais la couverture et les serviettes absorbantes pourraient améliorer la fin de sa nuit dans le coffre. Pas question de rester beaucoup plus longtemps à découvert dans l’habitacle. Il roula et cacha sa combinaison humide là où il avait trouvé les étoffes, et il s’installa une couchette propre. Il en profita aussi pour examiner à la lueur du cadrant de sa montre, l’intérieur du carton qui lui était rentré toute la journée dans les mollets. Joie : il venait de trouver les rations de survie. On n’était plus à un quart d’heure près. Il choisit deux salades de thon en conserve et un paquet de galettes de riz pour manger confortablement assis à l’avant. Un moment il fut tenté : il avait les clés dans la boîte à gants. Il aurait pu démarrer et partir, abandonner la voiture dans les marais, rentrer chez lui à pied. Il pouvait aussi mettre le contact pour écouter la radio. Parlait-on d’eux aux informations ? Il n’osait pas. Les phares pouvaient s’allumer. On le verrait. Il y aurait une enquête, sur la voiture, sur ses propriétaires, sur Armelle. On les ennuierait, on remonterait jusqu’à lui, et pire, jusqu’à leurs pères, leurs articles, le journal, leur réseau. Il se contenta d’ouvrir très doucement, puis de refermer et de reverrouiller, la portière avant, celle opposée aux regards des immeubles, pour renouveler l’air et faire entrer la fraîcheur nocturne.

Il était à l’abri et sa situation, au sec, sa vessie vide et son ventre plein, s’était considérablement améliorée. Il ne pouvait pas prendre de risques sur un coup de tête. Ses parents devaient s’inquiéter. Le mieux était de trouver un moyen de rejoindre son père comme si de rien n’était sur la plage le lendemain. Il ferait semblant d’arriver avec lui pour travailler. Hélas la marée ne serait basse que l’après-midi. Comment sortir de la voiture en plein jour ? Et s’il sortait maintenant, où être sûr d’attendre sans être vu ?

A mesure qu’il dévorait, pourtant, son optimisme revenait. La nuit venait de lui donner de la nourriture, un survêtement et des couvertures. Le matin lui offrirait peut-être d’autres opportunités. Rassemblant ses déchets hors de la vue de possibles passants, Alexandre retourna dans le coffre et s’installa aussi confortablement qu’il le pu, gardant à portée de main une bouteille vide, une bouteille pleine, deux paquets de galettes bretonnes, une boîte de barres de céréales aux fruits et un tube de lait concentré sucré.

Rassasié, rassuré par le silence, il se rendormit.

À suivre le 04 juin 2022…

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Chapitre 21 : Mauvais souvenirs

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Toute la famille reçut un choc. Malo, tournant dans les jambes des grands, le nez en l’air pour accrocher le visage des adultes, répétait de sa petite voix aigüe : « Qui est mort ? Qui c’est qu’est mort ? »

Si Armelle avait vécu au temps du Lys dans la vallée*, elle se serait pâmée. Là, elle se contenta de faire une sale tronche. Solange qui la voyait se décomposer – tout en ayant elle-même du mal à encaisser qu’un des agiles diablotins dont l’audace les avait fascinés le matin, ne sauterait plus jamais, ni sur la dune, ni sur les vagues – demanda à Columbo : « Quelqu’un qu’on connaît dans le quartier ? ».

« Non, répondit la voisine, un jeune du centre ville : le fils d’un artisan carreleur. Il travaillait avec son père et devait reprendre l’entreprise. Faudra trouver quelqu’un d’autre pour refaire le sol de la pharmacie. Par contre je vous parie que le curé en profitera pour rénover la sacristie. Il paiera le père en messes pour le salut du petit. »

Armelle avala sa salive. Désolée de la mort du garçon, elle devait bien s’avouer, malgré sa mauvaise conscience, qu’elle était soulagée. Mais où était Alexandre ?

Plus personne n’avait envie de jouer. Mais personne ne voulait rentrer non plus. Les enfants allèrent s’asseoir à l’ombre des arbres en bordure de parking, sur les plots en béton qui barraient aux véhicules l’accès à un chemin piétonnier. Tarek, faussement gai, proposa de jouer à un, deux, trois, soleil, et puis laissa tomber. Au bout de l’heure, les garçons rentrèrent se doucher sans protester, et Armelle mit le couvert sans qu’on le lui demande. Solange accommoda des restes en salades accompagnées de fromage et de pain. Malo ne comprenait pas trop. Il ne réalisait pas bien le sens des mots. Il savait juste que l’ambiance n’y était pas ce soir-là pour faire des caprices ni réclamer un dessin animé.

Solange mangea peu. Rien ne passait. Elle fit bonne figure et accomplit avec naturel et calme ses corvées du soir, jusqu’à ce que les enfants soient couchés. Après elle s’assit. Elle se sentait épuisée. Depuis le salon, elle entendait Armelle, Hélias et Malo qui chuchotaient. Contrairement à ses habitudes, elle ne les gronda pas. Parler les aiderait à évacuer. Bonbon s’installa sur ses genoux. Tarek, cherchait sur Internet des traces de l’accident mortel. Les différents moteurs de recherche et les sites des grands journaux en ligne étaient muets sur le sujet. Rien. Columbo n’avait pourtant pas menti. La voisine du 11 l’avait confirmé à sa manière en criant sa déception de ne plus avoir personne sur qui compter pour recarreler autour de sa baignoire. Ils l’avait entendue qui pestait contre ces jeunes imbéciles qui faisaient les cons et mourraient sans honorer leurs engagements, prenant à témoin, de fenêtre ouverte à fenêtre ouverte, le petit monsieur chauve du numéro 13.

Solange se sentait revenue cinq ou dix ans en arrière, quand elle enseignait pour de vrai dans les quartiers délaissés. Combien d’enfants blessés ou morts durant ces années ? La plupart du temps heureusement, ils s’en sortaient. Solange avec ses enfants s’inquiétait de tout : des rues à traverser, des fenêtres ouvertes, des prises électriques, des coins de table, de la baignoire, des couteaux, des casseroles, du vélo, des trottinettes, des tobogans et des ballons lancés trop fort. Elle les imaginait se fendant le crâne en tombant du lit la nuit et s’étouffant avec une sucette au goûter ou avec une cacahuète avant de dîner. Le cocon dans lequel ils vivaient prenait dans ses cauchemars des allures de jungle sauvage dans laquelle mille dangers planqués au milieu des jouets guettait sa vulnérable progéniture qu’un rien pouvait détruire. Ses élèves par contre semblaient faits d’une autre étoffe. Régulièrement un mail du proviseur l’informait qu’un adolescent dans une de ses classes avait reçu un coup de marteau sur la tête, ou un coup de couteau dans le ventre, ou qu’il avait été battu et laissé pour mort sur un trottoir, ou trouvé inconscient dans une poubelle. Invariablement le mail se terminait en faisant état de légères blessures, de prompt retour à la maison et de demandes pour que les profs photocopient les cours et les envoient à la famille le temps de l’absence de l’enfant à l’école. Solange les imaginait dans leur lit, la tête et le ventre bandés, le visage tuméfié, résolvant leurs exercices de maths, comme si de rien n’était, sur un plateau télé. Pouvait-on les casser et les recoller sans séquelles ? Rien pour eux n’était-il jamais grave ? Se poignardait-ils comme d’autres se donnaient des coups de pieds en cour de récré ? Quelques uns étaient morts. Pas toujours des élèves : des amis, des frères, dont les drames avaient nourri d’infinies représailles que les adolescents taisaient à leurs parents pour ne pas les inquiéter. Des enfants qui avaient été témoins de morts violentes dans la rue n’en parlaient pas pour protéger papa et maman : les vieux se feraient trop de souci et ne comprendraient pas. Solange n’avait jamais vu de personnes mortes. Solange craignait pour sa famille les piqures de guêpes et les steaks hachés mal cuits. En face d’elle, des lycéens avaient vu des blessures par balles, des passages à tabac, des blessés abandonnés là. Sur le parvis du lycée, parfois en fin de journée, les règlements de comptes prenaient la forme d’affrontements éclairs entre bandes ennemies, organisées, se déplaçant avec célérité, encapuchonnées, armées de battes et de marteaux. Tout allait vite, avant l’arrivée des flics. Les élèves qui avaient la chance d’être neutres ne s’enfuyaient pas : ils restaient au spectacle. Il était inutile d’en parler : ces bagarres anodines d’où le meurtre n’était jamais bien loin, ne faisaient couler ni larmes ni encre. Ces adolescents n’étaient-ils pas, à leurs risques et périls – ainsi qu’à ceux des passants innocents – laissés sans surveillance dans la rue par leurs parents ? On ne se demandaient pas pourquoi les parents étaient absents, travailleurs aux horaires décalés, ou adultes pauvres dépossédés de leur autorité sur des enfants dans un monde où l’argent décidait du respect et de la légitimité. On oubliait l’influence du quartier sur les familles, ou on préférait ne pas la voir : les racailles s’entretuaient chez eux et c’était bien fait.

Pendant un moment, on avait entendu parler aux informations nationales des mécanismes d’agressions entre bandes rivales dans les banlieues : des jeunes s’étaient assassinés ou suicidés dans des quartiers tranquilles où se croyaient à l’abri de paisibles classes moyennes bien intégrées et actives. L’opinion s’était émue de toutes ces jeunes vies foutues : morts et meurtriers avaient tout perdu. On plaignait les parents, on cherchait des explications : réseaux sociaux, films violents, désœuvrement. On apprenait que pour certaines générations une adresse postale était une condamnation : cité contre cité, rue contre rue, sans autres raisons que le lieu du domicile, des guerres se déclenchaient. Solange avait crié à sa radio en tranchant ses patates pour un gratin dauphinois : «  Mais ça fait des années que ça existe ! Où étiez-vous connards de journalistes ? Où étiez-vous pour Fouad en 2004 et pour Mohammed en 2011 ? Et pour Sirine ? Et pour Sofiane en 2016 ? » L’émotion coulait plus volontiers quand le fléau s’étendait en dehors des ghettos.

Solange, assise dans son canapé, avait la nausée.

Se rappelait-elle de jeunes arrêtés ou blessés par des policiers ? Oui bien sûr, mais aussi pourquoi cet idiot d’élève de Seconde dont elle avait oublié le nom mais qu’elle revoyait qui s’asseyait toujours au premier rang pour sucer son pouce à 14 ans, avait-il décidé de s’orienter dans le cambriolage de maisons ? À un étudiant de BTS chaussés d’escarpins Louboutins qui revenait en cours après deux semaines d’absence pour « voyage d’affaires », elle avait demandé si l’espérance de vie était longue dans la carrière qu’il avait choisie. Et bien sûr les convoyeurs d’argent ne savaient pas, quand ils avaient tiré, que les pistolets des deux crétins de potaches du fond de sa classe étaient des jouets en plastique.

Tarek s’énervait contre le silence des informations. Rien sur le site de la Mairie, ni sur celui de la presse locale. Pouvait-on espérer en apprendre plus le lendemain ? Les rédactions attendaient-elles un feu vert du préfet pour choisir entre une brève relatant un banal accident de la circulation, et un article sur l’efficace répression de hordes de jeunes anarchistes jouant avec la santé des populations ?

Rien n’était pire que le silence. Quel que soit l’angle éditorial Solange se demandait comment le récit pourrait présenter comme méritée la mort d’un jeune artisan, issu d’une famille respectée, connu dans la région et travailleur, qui n’avait à se reprocher que d’avoir surfé ? Quoi qu’on dise, un symbole de bonne santé, d’insouciance et de liberté venait de s’écraser contre le pare-brise d’un véhicule de la gendarmerie.

Épuisée mais incapable de s’endormir, Solange caressait Bonbon derrière les oreilles. Sa main passait et repassait sur le collier de l’animal, vide.

* Roman de Balzac

À suivre le 28 mai 2022

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Chapitre 20 : Rébellion

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La chasse aux œufs eut lieu dans l’appartement. Tout le monde s’était surpassé : le samedi, la soirée avait été consacrée à la fabrication d’une vingtaine de bouquets en papier crépon qui ornaient, le dimanche venu, la baie vitrée fermée de la terrasse. Une pluie fine s’était mise à tomber dans la nuit. Ce temps gris rendait moins décevant l’enfermement. Tandis que les tristes uniformes patrouillaient sous la bruine, le printemps fleurissait dans l’appartement. Les roses en crépon jaune, rouge et orange déployaient leurs pétales de couleurs vives comme un rideau à l’épreuve des balles. Les coquilles d’œufs décorées pendaient des branches du ficus tels des fruits gorgés de gaîté. Tout dans le salon était chaud et douillet. Pas étonnant que des doudous lapins aient choisi de se glisser au petit matin dans le logement pour se cacher sous les coussins. Une fratrie de deux agneaux blancs et d’un agneau noir en peluche s’étaient endormis dans l’armoire parmi les pulls des enfants. Des œufs en chocolat de toutes les tailles, enveloppés d’emballages chatoyants, jonchaient le sol au réveil. Bonbon retrouva sa bonne humeur en les faisant rouler dans les coins et sous les meubles. Il y eut de la brioche au petit-déjeuner, et du pâté de Pâques au déjeuner. Le dimanche fut joyeux. Le lundi paresseux.

Mardi au lever, on ne voyait plus trace des forces armées.

Solange délivra Bonbon et reprit la correction de ses copies en écoutant sur une chaîne radio d’information continue, le président se féliciter du respect du confinement pendant ce week-end à haut risque. Quelques familles avaient été arrêtées en flagrant délit de départ en vacances. Elles avaient été lourdement sanctionnées et serviraient d’exemples. De petits malins avaient choisi des routes secondaires et des itinéraires farfelus, mais s’étaient fait coincer à deux rues des plages, quand ils ne s’étaient pas embourbés dans les ornières d’improbables chemins vicinaux. Irresponsables, égoïstes vecteurs de virus, ils avaient joué, et ils avaient perdu. Il fallait féliciter la police et l’armée qui avaient sacrifié famille et congés pour veiller à la santé du pays. Peu de bavures étaient à déplorer. La nation laïque sortait grandie de ces trois jours de célébration catholique.

Ce mardi matin, le beau temps était revenu. On devinait derrière la dune que la mer était haute. Peut-être Alexandre et son père attendaient-ils qu’elle se retire pour revenir travailler et profiter des algues que la marée aurait déposées. Bonbon, privée de sorties depuis trop longtemps, ne rentrait pas. Armelle s’impatientait. Heureusement, un message d’Alexandre, la veille, avait apaisé son inquiétude. Il avait trouvé dans la date, un prétexte pour lui envoyer par téléphone, sans risquer de les compromettre, une image de poussin piaillant des vœux de circonstance. Il allait bien. Hier au moins.

La vie semblait reprendre son cours quand Tarek, qui fixait l’horizon appuyé contre la rambarde de la terrasse, appela toute la famille à le rejoindre. Au-dessus de la mer, jaillissant de derrière les dunes, dansaient une dizaine de voiles de kite-surf. Tous les sports nautiques avaient été bannis depuis le début du confinement permanent. En mars 2020, quand l’épidémie avait entraîné les premières restrictions, on avait eu du mal à accepter l’interdiction de se baigner et de naviguer. On voyait mal quel virus un kite-surfeur lancé à toute allure sur les vagues, pouvait rencontrer et transmettre. Malgré tout, on s’était résigné : ça allait avec le reste, avec la cage d’un kilomètre et avec les accès interdits aux plages, à l’océan, aux lacs et aux forêts. Mais en cette lumineuse matinée, les voiles qu’on avait cru disparues du littoral étaient bien là.

Au lieu de s’étonner ou de se réjouir du spectacle, Armelle sentit son cœur se serrer. Alexandre, avec sa passion de la mer, devait être quelque part là-dedans. Il était évidemment illusoire de croire que le président, dont le discours passait en ce moment sur toutes les chaînes d’information et se commentait en direct sur tous les réseaux sociaux, accepterait de se laisser provoquer par quelques bonshommes attachés à des cerfs-volants au-dessus de l’océan.

Elle ne s’était pas plus tôt formulé cette crainte, que les premières sirènes se firent entendre. Deux peugeots 5008 de la gendarmerie débouchaient l’une par la gauche depuis le sentier côtier, l’autre par la droite de derrière l’appartement, pour se rejoindre et s’arrêter violemment à l’entrée du sentier dunaire. Les huit militaires qui en descendirent au pas de course étaient armés. Martelant le sable, ils disparurent derrière la dune. La famille retint son souffle. Combien étaient-ils à regarder, impuissants, la catastrophe se produire sous leurs balcons ? Columbo devait tout voir depuis son perchoir au dernier étage de l’immeuble. Pour une fois, son bavardage serait utile. Tout alla très vite. Un coup de feu retentit, bien plus semblable à un pétard qu’à une fusillade de série américaine. Presque simultanément, Armelle entendit plusieurs moteurs démarrer. Aussitôt, surgirent, escaladant la dune, trois motocross aux allures de grands insectes chevauchés par des silhouettes noires vêtues de combinaisons de plongée. Surpris, les gendarmes à pied firent demi-tour pour se précipiter vers leurs véhicules. Les 5008 s’engagèrent dans une course-poursuite avec les motos, laissant le champ libre pour s’enfuir à des VTT, qui s’égaillèrent, les uns vers la forêt, les autres par la route. Une patrouille à cheval chargea trop tard pour avoir une chance de les intercepter, mais les cavaliers, poussant jusqu’au bout leur mission, s’élancèrent au galop à leur poursuite et disparurent, avalés par les plus proches sentiers boisés. Ils espéraient sans doute un renfort aérien imminent pour les guider dans leur chasse. Et de fait, depuis la terrasse on distingua bientôt le bruit d’un hélicoptère, qui alla croissant jusqu’à devenir étourdissant. En vol stationnaire au-dessus de la plage, l’hélicoptère hésita trop longtemps. Dans toutes les directions s’échappaient des silhouettes agiles, sombres, moulées dans des combinaisons en néoprène, masquées par des cagoules et des lunettes de surf. Tarek montra du doigt deux canots gonflables à moteur au loin qui embarquaient les derniers kite-surfeurs et disparaissaient en trombe à l’horizon. Les voiles abandonnées flottèrent un moment sur l’eau puis s’abîmèrent en mer. L’hélicoptère finit par choisir les fuyards les plus à découvert qui couraient sur la plage et la dune à la végétation rase. Mais de nouveaux vrombissements de moteurs de moto apprirent aux spectateurs que même les coureurs qui paraissaient les plus vulnérables avaient rejoint des véhicules qui les attendaient tout près, et s’étaient évanouis dans les sapins.

En quelques minutes tout était redevenu silencieux. Depuis le poste de radio sur la table du salon, leur parvenait encore la voix du président.

Solange et Tarek étaient secoués, ne sachant que penser de cette rébellion qui, à en juger par la rapidité de l’évacuation des surfeurs aux premières sirènes, avait été soigneusement orchestrée. Hélias et Malo avaient le sentiment d’avoir assisté à un braquage de banque ou à une attaque de diligence sans butin. Ils étaient surexcités, et rejouaient maintenant bruyamment la scène dont ils avaient été témoins. Armelle sentait qu’Alexandre avait participé à ce commando qui avait tout risqué pour n’en retirer qu’un peu d’écume. Il ne lui avait parlé de rien, mais elle savait. Elle s’inquiétait. Bonbon, qui avait sans doute laissé passer l’attaque cachée sous un buisson, venait de rentrer. Son collier était vide.

Ils entendirent encore quelques lointaines sirènes au cours de la journée. Plusieurs patrouilles passèrent devant leur fenêtre, et firent des rondes désormais inutiles. Les environs restèrent tranquilles. Un calme qui rendait plus insupportables encore l’ignorance et les tourments d’Armelle.

En fin d’après-midi, à l’heure de la sortie, ils croisèrent Columbo qui fumait sur le parking. Rejetant sa tête en arrière, l’œil de travers, la clope à la main, elle leur annonça : « Un gosse est mort. Sa moto est allée s’écraser contre un camion de livraison qui sortait du supermarché. Il allait trop vite pour essayer de semer les flics. »

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À suivre le 21 mai 2022…