Chapitre 11 : Épiphanie tardive

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Deux semaines s’étaient écoulées dans la torpeur des rhumes qui traînaient en longueur. Tarek avait fini par tomber malade, et l’anniversaire de Malo, le lundi 15 janvier, était passé à la trappe, enseveli sous la grisaille et sous des montagnes de mouchoirs sales.

Armelle se croyait très forte quand elle avait imaginé puis cousu le nouveau collier de Bonbon, mais elle fut étonnée de constater que le plus difficile serait d’écrire à son tour un billet. Le ton du message d’Alexandre – car elle l’appelait par son prénom et le tutoyait déjà en pensée – lui paraissait assez nunuche, mais elle découvrait qu’elle ne pouvait guère faire mieux. Comment paraître contente mais pas trop impatiente, intelligente mais pas intello ni pédante, empressée mais pas trop désœuvrée ni trop assoiffée d’amitié ? Elle lui faisait certainement pitié, enfermée comme elle l’était. Il voyait en elle une gamine avec ses plumes et ses jeux. Voilà pourquoi son message était si gamin ! Il pensait s’adresser à une enfant. À trois enfants d’ailleurs. Comment avait-elle pu se croire son unique destinataire ? Ou alors était-il un espion, comme Columbo et comme la voisine du 11 ? Était-ce lui qui les avait dénoncés aux gendarmes ? Il semblait inquiet, mais ne cherchait-il pas juste à vérifier qu’ils avaient bien été mis en prison ? Ou qu’ils avaient payé une lourde amende les obligeant à rester cachés, honteux de leur pauvreté, vêtus de pantalons sales et troués, épuisés par la malnutrition ? Pire, attendait-il d’elle un faux pas ?

Quoi qu’il en soit, Armelle se coiffait maintenant avec soin pour faire ses devoirs sur la terrasse. Solange avait remarqué ce changement et s’interrogeait en silence sur ses raisons. Le lot de barrettes, colifichets et perles de bain qu’elle avait offert à sa fille pour Noël expliquait-il à lui seul ce sursaut de coquetterie ? Un nouvel élève lors des classes virtuelles ? Il fallait bien constater qu’Armelle soignait plus l’aspect de son visage et de ses cheveux que celui de ses pieds qu’elle n’avait pas honte d’emmitoufler de plusieurs paires de chaussettes dépareillées pour garder ses orteils au chaud quand elle travaillait.

Pendant une semaine, Armelle avait continué à voir passer Alexandre et son père qui travaillaient sur la plage. Elle n’osait pas lui faire signe. Elle se forçait au contraire parfois à détourner la tête. Elle n’arrivait pas, dans ces moments, à le croire malhonnête. Espérait-il de sa part un geste de connivence ? Il devenait évident pour Armelle, que tant qu’elle n’aurait pas répondu, elle ne pourrait se concentrer sur rien. Elle écrivit puis déchira plusieurs messages. Les indiens, c’était du réchauffé, mais la bonne année restait d’actualité. Pouvait-elle parler des gendarmes ? Ce serait trahir et mettre en danger sa famille. Dans un : « Et puis merde ! » sonore, elle ratura une dernière phrase, et écrivit sur un coin de feuille déchirée son numéro de téléphone. À quoi bon ces cachoteries débiles ! Et pourquoi ne pas lui crier son numéro du balcon ? Quelle perte de temps de mêler à ça Bonbon ! On vivait à distance, oui ou non ?

Oui, mais elle sentait bien que pour l’un comme pour l’autre, opter pour le téléphone, les appels, les messages instantanés et les visios serait une déception. Alexandre avait choisi Bonbon, et s’il était facile de communiquer d’un bout à l’autre de la planète par Internet, seule une grande proximité géographique permettait de confier ses mots au bon vouloir aléatoire d’un chat. Le papier fragile et froissé, l’encre qui pouvait se mouiller, les lettres imparfaites et trop serrées tracées à la main, et cet être vivant, imprévisible, joueur, gourmand et capricieux qui devenait leur émissaire, tout contrecarrait le tour numérique qu’avaient pris leurs existences, et rendait unique la phrase la plus anodine. Armelle s’était donc décidée pour une réponse des plus simples. Si Alexandre était un ami, il saurait s’en contenter. S’il était un délateur, il en serait pour ses frais.

Le mardi 23 janvier, tard le soir, Armelle avait ainsi écrit : « Merci Alexandre. Nous allons tous bien. C’est la pluie qui nous a gardés à l’intérieur. Les gendarmes ont été courtois, il s’agissait d’une erreur. Bonne année également à toute ta famille. » Mais ni le jeudi 24 ni les jours suivants n’apportèrent la réponse espérée. Bonbon entrait et sortait, portant toujours autour du cou le message qu’aucune main n’avait retiré. Une averse le trempa. Armelle le sécha, puis le récrivit, le déchira, changea pour un vouvoiement, recommença, revint au « tu », s’impatienta, s’énerva, se fâcha.

C’est ainsi que l’adolescente s’éveilla le lundi 29 janvier 2024 d’une humeur exécrable. Par chance, aucune classe virtuelle n’était programmée ce jour-là, et elle avait, pour seul travail à faire, une liste d’exercices de grammaire sur les propositions subordonnées qu’elle bâclait en mâchant sa contrariété, indifférente au soleil qui, enfin, brillait.

Le contraste entre les dispositions de la fille et celles de sa mère était, ce jour-là, saisissant. La journée était belle et Solange sortait de ses trois semaines de lutte contre la morve et l’humidité glaciale avec une énergie régénérée. Le matin, le supermarché débordait d’un arrivage inespéré de livres jeunesse. Sans doute le rachat du fonds d’une librairie que ni le commerce en ligne ni les fêtes n’avaient sauvée de la faillite. Solange avait rempli ses sacs d’imagiers, de romans fantastiques, d’albums illustrés sur les sciences et les techniques, de contes et d’encyclopédies, d’atlas et de blocs de coloriages. Il y en aurait pour tous. C’était un deuxième Noël, ou plutôt une vraie fête d’anniversaire pour Malo, un peu en retard, et qui profiterait à tous. Ces achats étaient-ils de première nécessité ? Oui, mille fois oui, et qu’on ne lui dise pas qu’elle préparait une évasion avec pour guide un livre de géographie destiné aux 5-12 ans !

Tout comme l’anniversaire, l’Épiphanie avait été oubliée. On était encore en janvier et Solange avait décidé, le matin en faisant ses courses, que les rois pouvaient encore être tirés. Elle allait, le soir-même, forcer sa famille à renouer avec la gaité. Elle avait adopté depuis plusieurs années comme devise, la phrase au départ anodine et même un peu désabusée d’une de ses copines : « On fait des gâteaux aux anniversaires et des crêpes à la Chandeleur ». Depuis les premiers confinements, l’application de cette maxime était devenue pour elle un acte de résistance, une arme dans sa guerre contre les événements. Si nos vies et nos actes pouvaient sembler absurdes, minuscules et perdus dans l’histoire de notre planète flottant parmi l’infini désertique de l’Univers, ils étaient d’autant plus vidés de tout but et de toute substance par l’absence de perspectives inhérente à une vie cloîtrée. Le sens pourtant, croyait Solange, pouvait se retrouver dans l’accomplissement de rituels en apparence dérisoires et terre à terre. Autrefois, quand elle côtoyait en vrai des gens, la mise en pratique de cette conviction lui avait attiré mépris et moqueries. Elle était pour ses collègues une ménagère trop consciencieuse, une pondeuse d’enfants, un peu bêbête et bornée, malencontreusement née avec des œillères qui limitaient son champ d’expression aux tâches domestiques et lui rendaient inaccessibles les richesses philosophiques et métaphysiques du monde.

Le fait est que Solange avait admis depuis longtemps qu’aucune théorie, aucun concept, n’auraient pu l’aider autant que l’aidaient, comme en ce lundi après-midi, le pétrissage et le pliage d’une pâte feuilletée. Elle s’y investissait pleinement, et c’est avec la certitude de faire un choix politique et philosophique qu’elle avait exceptionnellement arrachés Hélias et Malo à leurs exercices scolaires pour les coller à la réalisation et à la décoration de couronnes en papier. La galette des rois, les crêpes, Mardi gras, les chocolats de Pâques, les bains moussants et les petits fours devant le film du samedi soir étaient autant de crampons qui ancraient sa vie au calendrier, structurant d’échéances un peu festives à court terme, le non-sens sans fin de leur enfermement. Elle ne pouvait pas dire à ses enfants quand ils seraient libérés ni s’ils le seraient un jour, mais ce soir elle leur annoncerait qu’on fêterait les rois et que ce plaisir n’arrivait qu’un mois par an. Espérer la fève, se cacher sous la table pour distribuer au sort les parts, complimenter Malo pour le coloriage des couronnes en papier, rendrait cette fin de mois de janvier différente et donnerait une raison de vivre jusqu’au mois de janvier suivant.

Armelle, pendant ce temps, s’agaçait de voir sa mère donner toutes les quinze minutes des « tours » à sa pâte, pliée et beurrée, comme si sa vie en dépendait. N’avait-elle donc rien de plus important à faire ? Le destin d’Armelle serait-il, comme celui de sa mère, de naviguer entre un ordinateur et le supermarché pour n’avoir enfin que la confection du dîner comme moyen d’exprimer son énergie et son talent ? Quel manque d’ambition et d’imagination ! Malgré son dégoût pour cette vie médiocre, Armelle craignait d’avoir déjà emprunté le chemin lâche et décevant qui y conduisait. Elle respectait toutes les règles et travaillait si sagement ! La résignation de sa mère la révoltait. Devrait-elle prendre exemple sur cette femme mal peignée qui pataugeait dans la farine inutilement ? Ne pouvait-on sortir de la passivité pour autre chose que pour bouffer ? Armelle en colère voulait agir et désobéir. Le respect des règles sanitaires n’avait pas épargné à ses parents d’être dénoncés, surveillés et intimidés. Elle se sentait bouillir. Elle voulait sortir. Elle en avait assez d’attendre. Attendre la fin de la pandémie. Attendre d’être grande. Attendre d’avoir un métier qui ne la satisferait pas. Attendre de changer de logement… pour aller où ? Et comble de l’idiotie, attendre un message porté par un chat.

Le soir au dîner, Malo était fier de ses coloriages et surtout fier de s’être rendu utile dans la préparation de la petite fête. Solange distribua les livres qui produisirent des exclamations de joie. La galette, gonflée, striée et dorée, occupait la moitié de la table de la cuisine. Le feuilletage était parfait, la crème d’amande fondait. Armelle n’eut pas la fève, mais après mille colères, elle avait retrouvé le sourire. Elle avait enfin pris une décision qui la libérait d’un grand poids : peu importait ses parents, ses voisins, les gendarmes et la lâcheté, avant la fin de cette semaine, elle sortirait.

À suivre le 05 février 2022…

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Chapitre 10 : Le message

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La feuille tenait dans le creux de sa main. En petites lettres tracées avec soin, Armelle lu :

« Chers Indiens,

Mon père et moi avons vu lundi la charge de cavalerie des tuniques bleues.

Depuis ce jour votre terrasse est fermée et on ne vous voit plus jouer. Allez-vous tous bien ?

Votre chatte vient me voir sur la plage. Elle fouine dans les algues échouées sur le sable à la recherche de coquillages. Vous pouvez la charger de me donner de vos nouvelles.

Alexandre (le goémonier)

PS : Bonne année ».

Incrédule, elle lisait et relisait le message maladroit du grand garçon un peu gauche qui passait quotidiennement sous sa fenêtre. Il n’y avait là rien d’interdit. Ni le papier ni le courrier n’avaient été prohibés par les autorités. On avait bien sûr donné la préférence aux voies électroniques de communication, rapides, efficaces, hygiéniques. Qui savait quels agents pathogènes une enveloppe passée de mains en mains pouvait véhiculer ? Pour limiter les risques, tout courrier arrivant dans un centre de tri devait rester 48 heures en chambre stérile, et les facteurs ne distribuaient qu’une fois par semaine les lettres stockées dans leur bureau de poste. Celles-ci étaient, préalablement à chaque tournée, passées par lots, dans une brume désinfectante de gel hydroalcoolique pulvérisé. Les timbres étaient rares, et toutes ces mesures les avaient rendus chers. Tarek s’acharnait par principe à s’abonner à quelques journaux par voie postale. Pour peu que son hebdomadaire passe par plusieurs centres de tri, et soit un peu trop généreusement désinfecté par le dernier postier, il arrivait humide, froissé, tout corné, et avec un mois de retard. Les nouvelles n’étaient plus fraîches, mais le papier journal sentait bon la résistance pour la survie du monde d’avant.

En cet instant, Armelle ne pensait pas à son père dont elle avait tant moqué les manies de vieux lecteur démodé, mais elle succombait elle aussi au charme désuet de la feuille de papier qu’elle pouvait toucher, plier, rouler, froisser et cacher. Elle n’était pas sortie, elle n’avait enfreint aucune loi, mais elle sentait que ce billet roulé et scotché sur le collier de Bonbon était une porte ouverte vers une forme de liberté oubliée. Elle ne douta pas un instant que dans la famille « goémonier », Alexandre était le fils ne s’adressant qu’à elle, et pas le père offrant ses vœux à toute la famille. Elle décida donc qu’elle n’en parlerait pas. Pour la première fois depuis des mois, cette vie à huis clos lui offrait une aventure et un secret.

En essayant d’arracher le message enroulé autour de son collier, Bonbon s’était griffée. La lanière de cuir irritait maintenant sa blessure au niveau de l’encolure. Il fallait l’enlever. Mais délivrer la chatte de son collier lui faisait courir le risque d’être prise par les autorités pour un animal errant et d’être abattue. En outre, c’était supprimer la voie de communication ingénieusement inaugurée par Alexandre.

Armelle n’entendait aucun bruit venant du salon en dehors de la bande son d’un dessin animé de Tchoupi, un des personnages préférés de Malo. Le temps gris appelait à la sieste. Ses parents et ses frères devaient se reposer de leur mauvaise nuit passée sous la tyrannie de deux nez bouchés. Sans doute son père dormait-il, et Hélias devait-il lire Le Club des Cinq en roulotte, un truc qui fait rêver pour qui aime les chevaux et les cabanes. Armelle n’avait pas envie de dormir, et elle était seule comme rarement. Personne ne viendrait la déranger avant l’heure du dîner. Même Columbo, à qui d’habitude rien échappait, n’avait rien vu passer. Armelle avait sa propre aventure à présent ! Il était temps d’avoir un plan.

Tout d’abord il fallait soigner Bonbon. Armelle trouva dans la salle de bains un spray désinfectant et une crème cicatrisante qui avait été achetée pour Hélias quand il avait souffert de profondes griffures infligées par Malo en représailles à un vilain croche-patte. La fraternité en lieu clos n’était pas sans danger. Ensuite, elle sortit la boîte à couture et choisit dans le « sac à bricoles » une chute de coton imprimé vert. Voilà qui irait bien avec la couleur des yeux de la chatte. Armelle découpa un ruban de tissu qu’elle plia en quatre dans le sens de la largeur pour en former un fin collier. Il ne lui restait plus qu’à faire la couture en prenant garde de ne pas coudre sur toute la longueur et de laisser au milieu du ruban une ouverture qui, tournée vers l’intérieur contre le poil de Bonbon, permettrait de glisser de petits mots dans le collier, entre deux épaisseurs de tissu, sans irriter le cou de l’animal.

Le temps d’achever tout ça par la fixation d’un bouton pression, et la nuit était tombée. La porte du salon s’ouvrit un bref instant sur Solange qui cria à sa fille de ne pas oublier qu’elle devait lire un livre pour son cours de français. Armelle détestait cette prof de lettres qui avait choisi de leur faire étudier le Journal d’Anne Franck. C’était un livre important, certes, mais elle ne supportait pas le contenu de ces cours dans lesquels on leur répétait mille fois par heure comme ils devaient être heureux de ne pas être confinés dans le grenier d’Anne Franck. Comme s’ils avaient besoin de cette idiote de prof pour savoir que leur situation n’était pas comparable à celle de la fillette juive qui y avait laissé la vie. Inutile de réciter les mantras de bonheur pondus par le ministère et diffusés par les enseignants les mieux notés et les plus zélés pour reconnaître que d’autres avaient été plus malheureux qu’eux. Les élèves reconnaissaient sans difficulté que la police et la gendarmerie ne voulaient ni les déporter dans des camps ni les tuer. Les forces de l’ordre veillaient au respect de la distanciation et du confinement, pour leur bien, certainement. Était-ce leur faute si cette distanciation et ce confinement perdaient leur sens au fur et à mesure que s’éloignait l’époque de leur mise en place ? Était-ce leur faute si leurs missions décidées en haut lieu et si l’encouragement de la délation, poussaient des gendarmes à enquêter sur des guirlandes et sur des manches à balai ?

Les plus jeunes enfants avaient oublié la crise de 2020 qui avait déclenché les premières mesures d’isolement. Que pouvaient-ils comprendre aux raisons qui les tenaient enfermés ? Rien sans doute, mais il était probable qu’ils ne se souvenaient pas non plus de ce qu’ils avaient perdu. Armelle voyait parfois son plus jeune frère comme ses animaux de zoo nés en captivité. Malo ne savait pas ce qu’il pouvait regretter. Elle, à treize ans, devait trop souvent étouffer dans son ventre des envies de rébellion. Les programmes scolaires, les journaux et les publicités le répétaient pourtant : le monde extérieur n’était plus sain. Sortir et avoir des contacts physiques avec des amis nous rendait vulnérables aux nouvelles maladies, ou pire, favorisait l’émergence de terribles pathologies. Heureusement, par son intelligence, par la recherche scientifique et par la création incessante de nouvelles technologies, l’humanité pouvait gagner la guerre menée depuis quelques années contre la malignité des virus et des bactéries. La dématérialisation de notre mode de vie n’était que le chemin qu’empruntait maintenant notre évolution. Après le feu, l’agriculture, la sédentarisation et l’industrialisation, nous inventions une autre forme de civilisation.

La nuit, seule encore éveillée dans la chambre des enfants, elle tournait dans son esprit échauffé cette question : « Que lui manquait-il ? » Ils avaient tous un toit et la nourriture était abondante. L’obligation de se confiner avait même contraint les politiques à trouver enfin des solutions de logement pour tous les SDF. Plus personne ne vivait dans la rue et la mendicité appartenait au passé. La pauvreté existait encore, mais au moins était-elle à l’abri des regards et des intempéries. On pouvait rire et parler sans crainte, on sortait une heure par jour, on communiquait, on vivait.

Personne – pas même des adolescents en pleine rébellion hormonale – n’aurait songé à se comparer à des victimes de génocides, mais tous en avaient marre de s’entendre dire qu’ils n’avaient pas le droit de se plaindre. Armelle voulait de plus en plus se plaindre : se plaindre de ne pas voir ses  anciennes amies en vrai et de ne pas pouvoir s’en faire de nouvelles, se plaindre de voir la mer sans la toucher (et encore, la voyait-elle !), se plaindre de ne plus être montée dans un bateau depuis plusieurs années et de ne plus avoir le droit de rêver au jour où elle recommencerait, se plaindre de vivre chaque minute avec ses frères, se plaindre de ne pas pouvoir se plaindre de sa famille avec d’autres filles qui auraient partagé ses griefs et rigolé de broutilles, se plaindre de ne plus jamais manger de barbes à papa dans le parc, se plaindre de ne plus courir les poches pleines de centimes à la boulangerie en sortant du collège pour acheter des bonbons à partager sur le chemin avec les copains, se plaindre de ne pas pouvoir voyager, se plaindre d’avoir peur du métier qu’elle ferait s’il devait encore la tenir cloisonnée, se plaindre de devoir cacher son visage à chaque sortie, se plaindre de ne plus aller au club de boxe avec les gosses du quartier, se plaindre de ne plus être retournée au cinéma depuis ses derniers dessins animés de bébé, se plaindre de se voir grandir dans un monde figé, se plaindre d’être contrainte par des murs, maintenue de force en enfance alors que ses pantalons, ses soutifs et son besoin de voir le large explosaient.

Ce n’était pas la Gestapo, mais n’avait-elle vraiment pas le droit de hurler ?

À suivre le 29 janvier 2022…

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Chapitre 9 : Enrhumés !

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La visite des gendarmes pesa sur la famille toute la semaine. Malgré ses airs au début bravaches, Solange s’était complètement effondrée, et Tarek, d’une humeur noire, désespérait d’une humanité de cons qui n’aurait pas dû avoir le droit de vote puisqu’elle les avait mis sous la botte d’un système autoritaire que la population, terrorisée et infantilisée par la peur des autres et de la maladie, applaudissait.

Pour ne rien arranger, Hélias avait attrapé un rhume qu’il avait, deux jours plus tard, passé à Malo. Les sanctions en cas de toux et de nez qui coulent étaient sévères. Tout éternuement était passible de trois semaines de confinement de niveau 4, c’est-à-dire d’une interdiction complète de sortie doublée d’un accompagnement renforcé de téléconsultations quotidiennes assurées par des médecins du centre de surveillance des maladies virales. Sans compter qu’après guérison, votre dossier restait fiché comme celui d’une personne suspecte de fragilité immunitaire ou de comportements à risques pour non respect des gestes barrière.

Où Hélias avait-il pu attraper son rhume ? Mystère. Depuis plusieurs années maintenant, les messages pédagogiques et publicitaires des autorités de santé avaient vaincu les expressions pourtant tenaces des grands-mères et de la sagesse populaire : on n’attrapait plus froid. Les courants d’air n’enrhumaient plus, et aucun membre de la famille ne pouvait en accuser un autre d’avoir laissé trop longtemps la fenêtre ouverte. Ce n’était même pas la faute d’Hélias qui était sorti jouer sur les parkings en oubliant son bonnet. Quel virus, parmi les quelques deux cents coronavirus, rhinovirus, virus syncytial respiratoire, virus parainfluenza et adénovirus avait bien pu franchir la barrière d’eau de javel régulièrement répandue dans le couloir et sur les poignées de portes ?

Il n’était plus temps de se questionner, même si Armelle avait eu la curiosité de chercher sur Internet et était tombée sur un article de 2007 qui incriminait le stress comme facteur de vulnérabilité aux contaminations. Vu l’état de tension des derniers jours, même un petit virus javellisé et moribond avait pu infecter sans peine toute la maison. Maintenant que le mal s’était installé, il importait qu’aucun voisin n’apprenne que deux malades morvaient sous leur toit.

On avait installé les garçons dans le canapé-lit du salon qui était la pièce centrale de l’appartement, et donc la plus éloignée des fenêtres et des portes donnant sur l’extérieur. Plusieurs épaisseurs de bois et de vitres étouffaient la toux et les plaintes des enfants que la voisine du 11 aurait pu surprendre lors des visites régulières qu’elle faisait au n°17 sous prétexte qu’elle possédait, faisant face à l’appartement de la famille d’Armelle, une location de vacances, aujourd’hui inhabitée mais qu’il fallait entretenir et surveiller.

Solange et Tarek avaient découpé à la va vite, sans même les ourler, des mouchoirs lavables dans un vieux drap, pour éviter d’avoir à sortir des poubelles remplies de mouchoirs en papier souillés, ce qui n’aurait pas manqué d’attirer l’attention de Columbo.

La pluie fine et froide qui tombait sans interruption depuis quatre jours avait justifié aux yeux des rares résidents des environs l’absence des enfants sur les parkings en fin d’après-midi. Même la précieuse heure de sortie, par ce temps glacial qui vous transperçait, ne faisait pas envie. Cette météo aurait pu être une chance si l’humidité n’avait pas poussé Columbo à s’installer, non plus dans l’allée devant l’immeuble, mais dans le hall d’entrée du 17. Elle restait là, à l’abri derrière la porte vitrée, à fumer. Elle connaissait les codes de toutes les portes. Pourquoi avoir choisi la leur ? Pour les entendre vivre ? Pour savoir ce qu’ils regardaient à la télévision ? Armelle la voyait parfois, à travers le judas, faire les cent pas devant les boîtes aux lettres. Son image déformée passait, puis disparaissait. On sentait sa cigarette dont la fumée s’infiltrait dans le couloir de l’appartement. Au début, cette odeur avait gêné Armelle, assise sur son lit, un bloc à dessin posé sur les genoux. Puis elle s’y était habituée. Elle ne quittait pas sa chambre, sauf pour aller à la porte de temps en temps surveiller la drôle de voisine. Parfois, Armelle écoutait de la musique, augmentant le volume quand ses frères se mouchaient fort.

On était samedi. Dans deux jours, le 15 janvier, ce serait l’anniversaire de Malo. Il aurait six ans. Armelle lui souhaitait d’être guéri et qu’une éclaircie lui offre enfin une belle heure de jeux en plein air. Elle lui dessinait, depuis plusieurs semaines sur son temps libre, un album de jeux pour apprendre à lire, à compter, et à voir le monde. Elle lui inventait des labyrinthes et des coloriages magiques avec des additions et des soustractions. Il devrait assembler des images et des mots, compter des pommes et des euros, faire des courses imaginaires dans un magasin de jouets, et payer ses achats en petite monnaie à une vendeuse avenante qui ne porterait pas de masque. Assise sur son lit, Armelle dessinait toutes sortes d’animaux qu’on ne pouvait plus aller voir au zoo, mais qu’elle copiait de photos téléchargées sur son téléphone, pour que Malo sache qu’ils existent et puisse leur donner un nom.

À son âge, la classe pour Malo n’était pas obligatoire. Pour des raisons tant économiques que pratiques, l’éducation officielle ne commençait maintenant qu’à partir de six ans révolus au 1er septembre. Avant cet âge, les enfants, pourtant de plus en plus tôt familiers des ordinateurs et des tablettes, ne pouvaient pas se plier à la discipline des classes virtuelles. Les médecins avaient donc été chargés par le Président d’expliquer au peuple que les enfants ne devaient pas être soumis si jeunes à des écrans, ce qui rendait inadaptées pour eux les nouvelles formes de scolarisation à distance. Les pédopsychiatres expliquaient d’ailleurs que pour nos chers petits, le meilleur éveil était la vie quotidienne, sans exercices, graphismes ni artifices, au sein de foyers aimants. Il serait bien temps de les brancher à des cursus scolaires à partir de six ou sept ans. La réalité était devenue que beaucoup de parents, trop occupés ou mal informés, avaient confié aux chaînes de dessins animés en continu l’éveil aimant du foyer. Certains se débrouillaient autrement, essayant de coller le plus possible aux méthodes d’avant le confinement. C’est ce que toute la famille avait choisi pour Malo. Non seulement papa et maman jouaient évidemment pour lui les profs en dehors des heures de boulot, mais Armelle les aidait, comme elle le faisait en ce moment, en créant des pages de jeux et d’activités graphiques dont Malo raffolait. Hélias quant à lui, s’appliquait à apprendre à son frère des nombres de plus en plus grands, le système solaire et des pliages d’avions en papier toujours plus performants. L’enfant, bien entouré, progressait.

C’est pendant qu’elle coloriait la dernière tache d’une girafe, tout en prêtant l’oreille aux bruits qui venaient du hall d’entrée, qu’Armelle fut surprise par Bonbon qui, de retour d’une promenade, sauta sur le rebord de la fenêtre de sa chambre. Sans l’entendre à cause de sa musique, Armelle la voyait miauler de l’autre côté de la vitre. Trempée, elle manifestait son impatience de rentrer se réchauffer.

Armelle ouvrit la fenêtre à la jeune chatte qui sauta sur le lit, et se laissa tomber sur le flanc au milieu des oreillers pour commencer sa toilette. Armelle, heureuse de cette distraction, ne put résister à l’envie d’agacer Bonbon en agitant sous son nez un crayon. Joueuse, la chatte en oublia d’abord sa toilette pour sauter sur le bâton qu’elle tentait d’attraper de ses pattes avant tendues. Mais quelque chose la perturbait. Un moment attirée par le crayon, elle abandonnait la chasse pour se gratter le cou avec sa patte arrière gauche, se contorsionnait, essayait de se lécher, en vain. Armelle s’approcha. Qu’avait donc cette chatte sous son collier ? Une brindille ? Une feuille séchée de panicaut, ce chardon bleuté, qu’elle aurait accrochée dans la dune ? Non, entouré autour de son collier, un petit morceau de papier était scotché. Sans rien dire, Armelle le détacha et le déroula. C’était un message secret !

À suivre le 22 janvier 2022…

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Chapitre 8 : Les gendarmes

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Le lundi 8 janvier 2024 était une triste journée. On avait rangé, la veille, les jeux des vacances et la plupart des décorations de Noël. Seules quelques guirlandes restaient encore accrochées au plafond. La table des devoirs avait repris sa place sur la terrasse, et le soleil semblait ne pas vouloir se lever. Ni à dix heures ni à midi le moindre rayon n’avait percé. L’air bougeait à peine, la pluie n’arrivait pas. Le ciel d’habitude mouvementé et changeant par mauvais temps, était immobile, comme enfermé par le couvercle uniformément gris d’une cocotte en aluminium étouffant le paysage.

            Pour ne rien arranger la classe virtuelle d’anglais n’avait d’abord pas fonctionné. Le lien envoyé le matin par la prof n’était pas actif. Il avait fallu le copier, et le moteur de recherche ne l’avait, aux deux ou trois premiers essais, pas accepté. Puis il l’avait accepté mais il avait demandé un code secret, inexistant. Après six ou sept tentatives infructueuses, la connexion avait été établie, sans que l’on sache pourquoi ni comment, sans code secret, sans que rien ait été différent, mais Armelle était arrivée en retard. Quand elle allait au collège, elle était toujours à l’heure. Dans le casque, le son crachotait et Armelle n’entendait pas la moitié des phrases en anglais. Aurait-elle mieux compris avec une bonne réception ? Elle serait notée présente, c’était déjà ça. Quelques élèves échangeaient des messages écrits en marge du cours. C’était le moment de se dire bonne année, mais depuis 2020 plus personne ne le disait sans arrière-pensée. Quand pourrait-on espérer de bonnes années ? Armelle attendait mollement le moment de signaler sa présence pour prouver au professeur, une jeune femme dont les cheveux épais et bouclés remplissaient l’écran, qu’elle suivait le cours activement.

À l’autre bout de la table, Solange faisait travailler les garçons. Malo comptait et coloriait des ballons, qu’il décorerait ensuite de boucles et de lignes brisées. Hélias recopiait un texte au présent dont il lui faudrait à la fin mettre tous les verbes à l’imparfait. Il galérait. Dans la cuisine Tarek, branché et casqué lui aussi, se battait pour expliquer la continuité des fonctions et le théorème des valeurs intermédiaires : « Vous êtes d’un côté de la rivière et vous devez passer de l’autre côté sans avoir le droit ni de voler, ni de sauter. C’est ça que ça veut dire la continuité. Alors, oui ou non, est-ce que vous vous mouillez les pieds ? »

Chaque demi-journée, le père et la mère échangeaient les rôles entre celui qui s’occupait de la maison et des enfants, et celui qui faisait cours ou qui corrigeait des copies en ligne. La prof d’anglais parlait maintenant de civilisation. Difficile de croire que loin là-bas, de l’autre côté de cet océan aujourd’hui triste et plat, des gens, en cet instant, conversaient en anglais. Et puis à quoi bon y croire ? Armelle n’irait jamais. L’école continuait à vous apprendre des langues pour commercer sur Internet, mais la jeune fille s’en fichait car acheter des objets fabriqués à cinq mille kilomètres ne la faisait pas voyager.

Elle en était là de ses réflexions et de son ennui quand on sonna à la porte. Le tintement, inattendu, mit toute la famille en alerte. Les sens aux aguets, tous se turent mais personne ne bougea. Depuis des mois, aucun visiteur ne s’était présenté, et aucun livreur ne venait jamais dans leur résidence trop reculée et trop peu peuplée. Ce n’était pas non plus le jour du facteur dont la maigre tournée n’avait lieu que le jeudi.

Malo, jeune et spontané, fut le premier à réagir. Passé un instant de surprise, il bondit hors de sa chaise et courut à la fenêtre de sa chambre par laquelle on pouvait apercevoir l’entrée de l’immeuble. Il revint tout excité en criant : « Ya une voiture de gendarmes garée devant chez nous !!! ». Tarek, vite sorti de sa sidération, avait déjà affiché sur son écran une feuille d’exercices présentée d’urgence à ses élèves comme un travail – là, tout de suite, maintenant – de quinze minutes en autonomie. Il lança le chrono à leur intention, coupa son micro et alla ouvrir. Solange le suivit. Déjà, des coups impatients étaient frappés à la porte. Les deux gendarmes qui pénétrèrent dans l’étroit couloir n’avaient l’air ni de venir partager un café ni de vendre un calendrier au profit des orphelins des forces de l’ordre. Ils étaient équipés des nouveaux képis à visières intégrales transparentes, filtrantes et respirantes que les enfants voyaient de près pour la première fois.

« Qui dans ce logement a acheté des couvertures de survie le lundi 4 décembre 2023 ?, commença sans préambule le plus âgé qui s’imposait d’entrée comme le chef.

_ J’ai acheté des couvertures de survie avant Noël, répondit Solange, mais je ne suis plus très sûre de la date.

_ Vous reconnaissez donc les faits ?, insista le vieux gradé aux galons doublement chevronnés. Son visage mince semblait se réduire à un nez, fort long et fort tordu, qui descendait d’un front lisse prolongeant un crâne qu’on devinait quasi-chauve sous le képi. Solange, malgré son inquiétude et sa stupéfaction, ne pouvait en détacher son attention. Où qu’elle essaie de regarder, elle y revenait toujours, tant il lui faisait irrésistiblement penser à la courbe de la fonction cube dans un repère orthogonal.

_ Je m’en souviens, intervint Tarek, mais ma femme les a achetées au supermarché, comme tout ce que nous prenons lors de nos courses ordinaires. Où est le problème ?

_ Le problème monsieur, s’exprima l’imposant nez, c’est que des couvertures de survie n’ont rien d’un achat ordinaire.

_ Ce ne sont pas des achats de première nécessité. C’est même suspect, crut bon d’ajouter le plus jeune gendarme aux galons sans chevrons, un adjoint probablement.

_ Mais si elles étaient en rayon, c’est qu’on devait pouvoir les acheter, non ?, se défendit Solange.

_ Vous êtes autorisés à faire des achats de première nécessité et vous avez l’obligation de savoir quels articles correspondent et quels articles contreviennent à cette définition. Ce ne sont pas les rayons du magasin qui doivent dicter à une bonne citoyenne sa conduite, madame. Nous avons été alertés pour une suspicion d’infraction, et nous sommes là pour mener une enquête. Notre boulot n’est pas de vous faire la morale, mais sachez que tout comportement sanitairement irresponsable met la vie des autres en danger. S’il y a lieu, nous serons contraints de vous verbaliser, madame.

_ S’il y a lieu ?, s’étonna Solange.

_ Si l’infraction est constatée, précisa le sous fifre.

_ Mais quelle infraction ?, parvint à articuler calmement Tarek malgré la moutarde qui lui montait au nez, un nez certes un peu busqué, mais loin d’égaler la courbure de celui du brigadier. Quelle idée la nature avait-elle eu de disposer au milieu de cette figure un tel point d’inflexion ?

_ L’infraction de vous être procuré un matériel utilisable uniquement en extérieur dans des conditions extrêmes alors que vous n’êtes pas titulaires des autorisations indispensables à de telles sorties. D’autre part un témoin assure vous avoir vue, madame, acheter une quantité de balais pour le ménage, disproportionnée à l’usage domestique desdits balais. Sans explications valables de votre part, nous serons contraints de vous perquisitionner, conclut l’officier fier d’avoir si bien parlé.

Pour toute réponse, Solange se plaqua contre le mur du couloir, faisant signe à son mari de l’imiter. Elle dégageait ainsi le passage vers le salon, et elle invita de la main les gendarmes à s’avancer. Suspendues du lustre au lampadaire allogène, accrochées des cadres des tableaux jusqu’à la tringle à rideaux, les guirlandes dorées et argentées, fabriquées par les enfants en découpant les couvertures de survie, égayaient encore la pièce et témoignaient des efforts de décoration du Noël tout juste passé.

Les deux équipiers armés et lourdement bottés contemplaient, leurs deux nez levés, les rubans brillants assemblés en anneaux dont ils devaient se demander l’usage que pourrait faire de ce découpage, une famille de terroristes sanitaires. Le chef détourna le premier son immense tarin du plafond pour s’adresser à Solange : « Vous avez acheté quatre couvertures de survie. Quelle preuve avez-vous qu’elles sont toutes là ? »

_ Mais monsieur, c’est bien simple, répondit Solange, chaque couverture de survie est un rectangle qui mesure 220cm par 140cm. Il vous suffit de calculer son aire puis de la multiplier par le nombre de couvertures que j’ai achetées, et enfin de diviser par l’aire des petits rectangles qui ont formés les anneaux et qui mesurent approximativement 20cm par 2,5cm – même si c’est parfois 3cm ou 1,2cm, ou s’ils ressemblent pour certains à des trapèzes car mon plus jeune fils a souvent découpé de travers – pour trouver le nombre total d’anneaux qui doivent former les guirlandes. Comptez les anneaux suspendus au travers du salon et, selon la comparaison de votre résultat du calcul avec celui du comptage, vous saurez si toutes les couvertures de survie sont là. C’est un calcul qui se fait les doigts dans le nez, si vous me permettez l’expression, ce qui ne doit pas être difficile pour vous . Voulez-vous que nous le fassions ensemble ?

Tarek, partagé entre la peur d’une catastrophe imminente et l’envie de rire, passa sa main sur sa bouche, frottant sa barbe de deux jours, et baissa les yeux sur ses chaussons. Armelle qui avait oublié depuis longtemps son cours d’anglais regardait avec inquiétude les représentants de l’autorité qui salissaient de leurs chaussures réglementaires pleines de virus et de bactéries le carrelage blanc soigneusement désinfecté de son logement. Hélias trouvait l’idée du calcul géniale et cherchait déjà une feuille de brouillon pour le poser. Quant à Malo, très fier que son bricolage suscite tant d’intérêt, il venait de faire tomber toutes les casseroles du placard sous évier pour attraper le rouleau de papier aluminium rangé tout au fond, et redécouper des rectangles métalliques pour montrer aux messieurs en bleu comme c’était facile et joyeux de décorer sa maison.

Le fracas des gamelles sur le sol de la cuisine mis une fin brutale aux discussions sur les guirlandes que les militaires n’avaient envie ni de mesurer, ni de compter, ni de calculer. Soucieux de ne pas perdre la face, et d’assez mauvaise humeur, le gradé interrogea Tarek au sujet des manches à balais. Les avaient-ils sculptés en bougeoirs pour la table du réveillon ? Tarek prit un air désolé, suggérant par quelques mimiques que le sujet était sensible et qu’il ne tenait pas à trop en parler devant Solange. « Ma femme est sujette au stress, voyez-vous… Elle balaie, elle balaie, elle tape dans tous les coins, elle cogne sous les lits, elle s’appuie sur son balai, elle le tord, elle le serre, elle les casse tous. »

Appuyant les dires de son père, Armelle était allée chercher sur la terrasse deux morceaux de manches à balais cassés que les garçons avaient brisés la veille en jouant aux chevaliers et aux pirates après le démontage du tipi des vacances. Elle avait pris un air navré de circonstance et montrait de loin aux gendarmes les morceaux de bois martyrisés. Solange, appuyée contre le mur du couloir, ne disait plus rien et, les yeux vagues, arrachait avec ses dents les peaux mortes de ses doigts irrités par l’eau de javel.

La tension s’effondra d’un coup. Le vieux gendarme désolé dodelina de la tête et posa, pour un bref instant de compassion et de solidarité, sa main droite gantée sur l’épaule de Tarek. « Je vois que tout est en ordre, nous allons clore la procédure, mais évitez, dans la mesure du possible, de vous faire encore remarquer ».

Quand la porte se referma sur les gendarmes, toute la famille retint son souffle le temps d’entendre claquer les portes de leur Peugeot 5008 garée devant l’immeuble. Quand le véhicule eut disparu du champ de vision perceptible depuis la fenêtre de la chambre des enfants, tous rirent de soulagement et rejouèrent la scène improbable qui venait de se dérouler. Tarek en avait oublié ses élèves en ligne qui, de toutes façons, étaient tous partis vers d’autres espaces numériques, sans aucun égard pour son théorème des valeurs intermédiaires. Ils discutèrent longtemps, mi-soulagés, mi-terrifiés de ce que cette visite impliquait de surveillance et de délation. Ce n’est qu’au bout d’un moment qu’Hélias levant la tête de sa feuille de brouillon et cessant de mâchouiller son crayon annonça : « Il reste deux couvertures de survie qui n’ont pas été découpées pour le plafond ! »

À suivre le 15 janvier 2022…

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Le dentiste des pauvres

Comment écrire un texte de bonne année 2022 dans un contexte aussi morose ? Depuis quelques jours, je cherche, pour vous les faire partager, des raisons d’espérer autres que celle d’avoir appris que cette semaine, au supermarché du coin, le pâté breton était en promotion.

Mon Fils le Petit n’a rien trouvé de plus pressé que d’avoir six ans au mois de janvier. Le voici donc en devoir d’être masqué à peine ses bougies soufflées. Une bonne occasion pour moi de le faire progresser en lui apprenant les fractions alors qu’il entre dans la cuisine pour me regarder préparer un bœuf bourguignon :

_ Maman, maman, j’ai six ans !

_ Quelle idée mon chéri ! Tu as cinq ans et deux demis.

_ Mais je n’ai plus cinq ans et demi, s’insurge-t-il d’une voix qui monte à l’aigu tout en articulant bien proprement.

_ J’ai dit cinq ans et DEUX demis. Six ans, c’est cinq ans plus un an. Tu es d’accord ? Et bien un an c’est deux moitiés d’année collées ensemble, comme ces deux moitiées d’oignons, dis-je en fendant d’un coup de couteau un bulbe en deux. Donc cinq ans plus deux moitiés d’un an, c’est pareil que six ans !

_ Et pourquoi je dis pas six ans alors ?

_ Aux copains tu diras que tu as six ans. Si un policier te demande ton âge dans la rue ou au parc, tu diras cinq ans et deux demis.

_ Pourquoi ?, demande le gosse les yeux arrondis, me soupçonnant de chercher des arguments pour lui faire sauter sa fête d’anniversaire qui doit, dans quelques jours, mettre à sac mon appartement.

_ Parce qu’à six ans tu dois porter un masque, mais à cinq ans et deux demis, ils ne l’ont pas dit !

_ C’est pas mentir ?

_ C’est pas mentir.

_ Et quand j’aurai six ans et demi, on dira quoi ?

_ Cinq ans et trois demis.

Je m’étiolais dans cette absence d’enthousiasme, de foi en l’avenir et d’inspiration jusqu’à ce que, hier soir, j’accompagne ma Fille la Grande chez le dentiste. Passive, je regardais l’homme se pencher sur l’incisive cassée, dévitalisée, décolorée et plusieurs fois recollée de mon enfant. J’avais choisi ce cabinet situé dans une rue de prolétaires pour échapper aux tarifs exhorbitants d’un concurrent établi cent mètres plus loin sur une allée très chic, qui me proposait de me changer une couronne au prix d’un mois et demi de salaire. Un jeune dentiste débutant m’avait, dans le cabinet des pauvres, réparé ma dent au tarif sécu, et je m’en étais fort bien trouvée. En région parisienne, entre le prix du logement et les dépassements d’honoraires courants des professionnels de santé, il arrive que, malgré deux salaires de fonctionnaires, on retarde ses soins pour faire passer en premier, ceux des enfants. Le dentiste des pauvres avait sauvé ma molaire quand je me préparais à supporter un trou, des années durant.

Hier soir, c’était le dentiste en chef qui soignait ma fille, pour un acte qui nécessitait son expérience et son expertise. Assise dans un coin de la pièce, j’observais, de plus en plus admirative, le soin que le petit homme rondouillard mettait à consolider, tailler, polir, colorer l’incisive qu’il s’appliquait à rendre aussi belle que sa sœur pour que ma fille soit heureuse de sourire. Régulièrement, l’homme, dont j’espérais qu’il n’aurait jamais ni l’envie ni le besoin de prendre sa retraite, m’appelait pour me montrer son travail et me faire partager les progrès qu’il faisait, touche par touche, sur la dent qu’il sculptait et peignait comme un artiste miniaturiste.

Je sentais, à le voir travailler, mon cœur se gonfler de reconnaissance pour ce praticien qui me redonnait espoir. Je le remerciais en pensée de ses soins qui n’auraient pas été plus attentifs si ma fille avait été millionnaire, et j’appréciais, la larme à l’œil, ses efforts pour m’expliquer ses gestes et ses intentions, quand tant de médecins ne daignent pas vous dire un mot, sous prétexte qu’ils savent et que vous, vous êtes trop con pour être informés de la manière dont ils vont vous charcuter. Je pensais aussi au collège de quartier en zone prioritaire où j’ai mis ma fille, là où en début d’année scolaire la principale et le professeur de physique m’avaient expliqué qu’on enseignait différemment aux enfants des classes sociales défavorisées à qui, sous prétexte d’enseignement numérique modernisé, on n’apprend plus ni à réfléchir ni à écrire, mais qu’on forme à appuyer sur des touches et des boutons. Une formation d’exécuteurs d’ordres simples pour les « CSP moins » héréditaires.

Déphasée, désespérée, en colère, j’avais appris qu’en 2022 – maintenant que le bac en contrôle continu n’est plus national et que je pourrais faire des sudokus avec mes élèves toute l’année, à condition de leur mettre de bonnes notes, sans être inquiétée – on pouvait se vanter de mal enseigner aux pauvres.

Le dentiste hier soir, soignait avec la même volonté de bien faire que j’ai toujours cru être nécessaire au métier de prof. Il m’a redonné un peu de foi en l’humanité et un peu d’envie de croire en la bonne année. Alors merci à lui, et à la charcutière du supermarché qui m’a offert ce matin sans le peser, le talon du pâté breton pour pas un rond. Elle m’a dit, comme le dentiste, avec le sourire : « Mais ça me fait plaisir. » Bonne année à tous.