Textes gentils sur l’ Éducation nationale

L’aventure urinaire – Publié le 07 juin 2018

_ Bonjour Docteur, je viens juste pour un certificat médical pour le sport.

Mon Cadet saute sur place. Il ne comprend pas bien la nécessité de ce bout de papier : tout le monde sait qu’il est en forme. Il le veut ardemment pourtant car telle est l’absurde volonté du club de sport.

Les adultes ne voient jamais les évidences.

Le rendez-vous ne se passe pas comme prévu. Le médecin ne s’adresse plus à mon Fils, mais à moi. Vous allez bien, vous êtes sûre que vous allez bien ? Pourquoi ? Je n’ai pas besoin de certificat médical, moi. Toute ma jeunesse je suis allée chez le médecin pour avoir des certificats d’inaptitude au sport scolaire. Il me veut quoi ce médecin avec ses questions hors sujet ?

Il insiste, revient à la charge. Je grimace, cherche une meilleure position sur ma chaise. Je dois bien avouer que j’ai mal au rein droit depuis deux jours.

C’est la première fois qu’un point au côté droit du dos m’empêche de dormir. Mais je n’en suis plus à ma première nuit blanche et mes gênes urinaires sont fréquentes. Au lycée je fais cours souvent au quatrième étage. Les toilettes pour tout le bâtiment sont au rez-de-chaussée. Il y a bien un petit lieu d’aisance, caché dans un pilier de l’escalier, au quatrième, tout proche de ma salle de classe, mais il est fermé à clé. La clé est au troisième étage, attachée à un gros porte-clé en forme de grosse clé en plastique vert. La clé et son porte-clé, sont dans un casier en métal, lui-même enfermé dans une petite salle de repos fermée à clé. J’ai la clé de la petite salle de repos, mais pas la clé des toilettes. Nous n’en avons obtenue qu’une seule pour quinze enseignants de mathématiques. Pour me soulager, je dois donc quitter ma salle de classe du quatrième étage après en avoir viré tous les élèves qui pourraient tagger, et après en avoir fermé la porte à clé. Il me faut ensuite descendre au troisième étage, ouvrir la petite salle de repos fermée à clé, prendre la clé et son gros porte-clé de plastique vert, refermer la petite salle de repos à clé, remonter au quatrième étage, déverrouiller la porte des toilettes du pilier, refermer cette porte, faire pipi, rouvrir la porte, la refermer à clé, redescendre au troisième étage, rouvrir la porte de la petite salle de repos fermée à clé, remettre la clé dans le casier en métal, ressortir et refermer à clé la petite salle de repos, remonter au quatrième étage et retourner la clé dans la serrure de ma salle de classe, à condition que celle-ci n’ait pas été bouchée par une mine de stylo quatre couleurs d’un quelconque potache pendant l’intermède urinaire de la prof de maths.

En dehors de toutes ces difficultés, pisser dans le pilier de l’escalier est angoissant. Le trou aménagé dans le béton est étroit. Combien de fois ne me suis-je pas imaginée emmurée pour la nuit, le week-end ou les vacances, dans cet escalier, réduite à boire l’eau des toilettes pour survivre ?

Descendre au rez-de-chaussée est épuisant. Ces grands escaliers des années 70 vous brisent les jambes, les miennes comme celles des jeunes élèves. Si, inquiétée par la perspective d’une défaillance devant trente adolescents de mon périnée vieux de trois accouchements, j’opte pour le rez-de-chaussée, je dois pénétrer l’air naturel et décontracté dans les chiottes des élèves. Les portes ferment mal. Les rouleaux de papier toilette sont vides. Les conversations des adolescentes s’arrêtent à mon approche. Les yeux qui m’observent sont réprobateurs. Aux chiottes des profs les profs !

Les chiottes des profs sont ailleurs. Dans un autre bâtiment. Loin. Il y a en a deux pour deux cents collègues.

Les chiottes des secrétaires sont les chiottes des secrétaires. Propres, parfumés, aérés, pourvus de papier et de savon. Ils sont fermés à clé, mais c’est encore une autre clé, qui elle, est privée.

Je pisse le matin quand j’arrive. Puis le soir quand je pars. Je ne bois pas de la journée.

Le médecin m’engueule. Je dois me soigner. Il m’envoie aux toilettes avec un sopalin et une bandelette urinaire. Tous les patients de la salle d’attente me regardent passer avec ma bandelette sèche. Trois minutes plus tard, tous les patients de la salle d’attente me regardent passer avec ma bandelette mouillée.

Les couleurs de la bandelette urinaire ne plaisent pas au médecin. Il faudra faire des examens.

_ Prenez du temps pour prendre soin de vous !

J’éclate de rire.

La clameur – Publié le 06 juillet 2018

Dans cette station de RER d’une banlieue opposée à la mienne, je décide de suivre trois jeunes filles voilées : environ 18 ans, elles tiennent à la main une feuille de papier blanc : je parie pour la convocation aux résultats du bac.

Il est presque 10 heures. Presque 10 heures un 6 juillet.

Pour leur bac, les élèves de ma classe ont été répartis sur deux lycées. Lequel choisir en ce jour des résultats ? J’ai opté très logiquement pour celui dans lequel était convoqué le plus grand nombre de mes élèves, celui dans lequel je savais qu’aucun autre prof ne viendrait, et surtout celui dans lequel ne serait pas l’élève qui voulait m’inviter manger un couscous en famille s’il avait son bac.

J’ai été lâche. J’ai été simplement, ordinairement prof. La prof qui réussit encore au prix de quelques sacrifices financiers à vivre dans une banlieue plus chic que celle de ses élèves. La prof qui traverse le quartier le matin pour aller du métro au lycée, et le soir du lycée au métro. La prof qui a fini par s’habituer aux mendiants, aux enfants sales assis par terre, aux vendeurs de maïs, de Malboro et de cartes téléphoniques. La prof qui n’a jamais rien osé acheter à la Mama assise dans la rue devant une caisse de rangement en plastique pleine des beignets qu’elle propose aux passants. La prof qui passe vite devant les jeunes assis dans un canapé défoncé, posé depuis des jours dans une ruelle pavée. La prof qui a vu dans l’année des élèves s’absenter, blessés, hospitalisés, après des bagarres de quartiers. La prof qui a traversé – comme invisible – des bandes venant en sens inverse de jeunes cagoulés, armés de battes, de béquilles et de marteaux, qui se dirigeaient vers son lycée. Rivalités de cités, luttes de trafic ou de désœuvrement. On prévient le Proviseur, la police, on conseille aux élèves spectateurs de rentrer chez eux et on quitte le lieu de ces batailles qui ne sont tellement pas les nôtres que leurs acteurs ne semblent pas nous voir.

Aller manger un couscous en famille dans la cité. Dévier de mon trajet pour m’enfoncer dans les immeubles un soir, dîner à la table de l’élève le plus insupportable mais le plus touchant qui soit, j’aurais aimé. C’est parce que je n’aurais pas eu envie de dire non s’il me le proposait, que j’ai choisi l’autre lycée, celui où cet élève pour lequel j’ai reçu mille rapports d’insolence et qui a – tant de fois – mis à l’épreuve ma patience, ne sera pas.

10 heures. J’aime la clameur qui accompagnera 10 heures. Les grilles du lycée qui s’ouvrent, les grilles d’un autre lycée que le mien, différent chaque année : le lycée des résultats du bac de ma classe. La clameur des lycéens qui se ruent en hurlant vers les panneaux d’affichage.

Il y a la clameur de la rue, les 31 décembre à minuit de chaque année. Et il y a la clameur de 10 heures, le jour des résultats du bac, une fois dans sa vie. Peut-être plus pour ceux qui reviennent avec leurs enfants, des années plus tard. Ou tous les ans pour moi.

Mais Madame, on ne peut pas regarder les résultats sur Internet ?

Non, on ne peut pas. Il faut demander ses notes, s’inscrire éventuellement au rattrapage. Mais la vraie raison ? La vraie raison, c’est cette clameur de 10 heures.

La clameur de 10 heures c’est le pardon général. L’absentéiste, le timide, le chieur, le brillant, l’insolent, le fainéant, l’arrogant, le sage : on veut tous qu’ils l’aient. Quel que soit leur mérite ou leur niveau, il n’y a pas de vengeance ni de justice : on veut tous qu’ils l’aient.

La clameur de 10 heures c’est le pardon général et l’oubli. Pendant un instant on ne se demande plus s’ils sauront se débrouiller dans le Supérieur, s’ils auront l’argent, le soutien familial et les codes. On oublie que certains n’ont pas eu d’école encore et que l’obtention du bac les laisse, sans fac ni BTS, pour quelques jours ou plus longtemps, orphelins de classe, d’emploi-du-temps, de profs, de devoirs, de camarades et tout simplement de but à poursuivre.

On se réjouit, on félicite, on sourit, on demande les mentions de ceux qui l’ont. On conseille et console ceux qui vont au rattrapage, on leur dit qu’ils sont capables, qu’ils auront leur bac, demain, et qu’ils n’ont manqué que de profiter de la clameur de 10 heures. Et on souhaite que demain, les derniers, tous, l’aient.

Jour de rentrée – Publié le 04 septembre 2018

C’est important la rentrée. Les profs sont les seuls adultes dont on annonce la rentrée à la radio.

Je n’ai rien à me mettre. Mes deux pantalons légers présentables sont dans le bac de linge sale depuis juillet. Tout au fond. Remis à plus tard au fil des machines trop pleines de l’été. Impossible d’aller rencontrer mes nouveaux élèves en tongs et loque de plage. Je déniche une robe chasuble dans mon armoire. Le truc qui n’est pas dans le panier de linge sale justement parce que je ne le porte jamais. Et une veste rose pâle avec des épaulettes. Ainsi déguisée en employée de banque, je pars travailler. Ma Fille dit que ça me va bien.

Nous sommes quatre femmes pour accueillir une classe de Seconde bien spéciale. On expérimente une classe d’élèves tous largués. Tous des Redoublants. Tous des Perdus du fond de la classe. Tous des Remis à plus tard au fil des cours trop pleins de bavardages, de recadrages et de questions. Ceux qu’on oublie, qu’on abandonne. Ceux qui ne font pas assez de bazar pour attirer l’attention et qui se noient avec discrétion.

Je me suis portée volontaire pour cette classe. Ma vocation que je croyais morte s’est mise à frétiller : et si j’y croyais encore un peu ? Et si c’était l’expérience d’enseignement ultime qui me manquait : prendre tous les paumés, et pour une fois, ne pas les laisser s’enfoncer sans rien tenter.

Nous sommes donc là devant notre vingtaine d’élèves en perdition qui se doutent bien qu’on ne les a pas rassemblés par hasard. Ils se demandent de quelle arnaque sont porteuses les quatre « françaises » qui leur expliquent avec une insistance suspecte qu’ils ne sont pas dans une classe poubelle. Je regarde notre brochette : trois profs et la Conseillère Principale d’Éducation, toutes brunes aux yeux clairs, cheveux mi-longs, la quarantaine, un mètre soixante, en robes chasubles et nu-pieds à talons. Les élèves ont vu la même chose et ça commence à pouffer au premier rang. Putain de lessive : j’aurais pas pu mettre un pantalon !

La CPE est la première à réagir ouvertement : « On a fait un casting de brunettes pour la classe ».

J’enchaîne : « Et qui s’habillent toutes pareil, c’était la condition ».

Tout est dit : on est ridicules. C’est foutu pour l’autorité. La classe marchera à la confiance ou pas du tout.

Pour raccrocher ces élèves, il faudra que j’affronte enfin la question : « à quoi ça sert les maths ? ».

De grands penseurs de la pédagogie des maths créent depuis quelques années des sujets d’examens supposés répondre à cette quête de sens. La mode n’est plus aux calculs abstraits : on propose aux candidats des CONTEXTES qui doivent les intéresser. De leur intérêt viendra leur succès. Le sujet du BTS Qualité dans les Industries Alimentaires et les Bio-industries de 2016 a été particulièrement bien réussi de ce point de vue. Jugez plutôt :

Kevin, un apprenti boulanger, a besoin des maths et c’est pressant.

Passe encore que Kevin trouve utile de modéliser la température du pain à la sortie du four par une équation différentielle en fonction du temps   où a est la température ambiante de la boulangerie.

Le soir, chez mon boulanger – qu’il fasse chaud ou froid – je fais la queue au sortir du métro pour la baguette. S’il n’y a plus de pain, j’attends la nouvelle fournée. Quand elle sort, fumante, je l’arrache. Elle sent bon. Je me brûle en la goûtant, et je file à la maison sans attendre la résolution d’une équation. Mais rien n’interdit à Kevin de faire des calculs plutôt que de se brûler la langue, ou de brûler celle de tous ses clients.

Passe encore que Kevin décide d’élever des vers de farine pendant quelques mois comme appâts pour la pêche. Est-ce hygiéniquement acceptable dans un sujet pour Technicien Supérieur en Qualité des Industries Alimentaires ? Pourquoi pas si l’on sait que les larves du ver de farine sont comestibles, excellentes, juteuses et sucrées si on les croque vivantes. Manger des insectes c’est bon pour la Planète. Les larves du ver de farine peuvent remplacer les raisins secs et les pépites de chocolat dans une viennoiserie. Elles ont donc leur place dans la boulangerie.

Passe encore que Kevin en vienne à posséder au bout de dix-huit semaines 18 992 larves qui deviendront assez vite 18 992 cafards heureux de vivre à 27°C entre le pain de mie et la baguette qui refroidit.

Passons. Mais quel est l’apprenti boulanger capable de COMPTER un par un DIX-HUIT MILLE NEUF CENT QUATRE-VINGT DOUZE larves enfoncées dans la farine ? Un tueur en série ?

A quoi servent les maths ? A faire paraître le prof de maths plus zarebi qu’un insecte.

La quadrature du cercle niveau 6e – Publié le 15 juin 2020

La radio nous le répète : la distance entre les élèves à l’école passera lundi prochain de 4 mètres à 1 mètre.

À ma fille qui a appris la géométrie de 6ème en confinement j’ai seriné : « Quelle est l’unité ? En mètres ou en mètres carrés ? ».

Les journalistes et les ministres vont à l’essentiel. Ils ne sont plus en 6ème. Ils se bien fichent des unités.

Le 11 mai 2020, chaque élève devait se placer au milieu d’un vide de 4 mètres CARRÉS. Autrement formulé : chaque élève devenait le centre de gravité d’un carré, point de concours de ses diagonales perpendiculaires et de même longueur, de côté 2 mètres correspondants aux 1 mètre à droite, 1 mètre à gauche, 1 mètre devant et 1 mètre derrière règlementaires.

Le 11 mai 2020 devait s’organiser selon la figure 1. On pouvait donc placer dans un espace régulier de 16 mètres CARRÉSles quatre élèves A, B, C et D. Ni le ministre ni les journalistes n’ont précisé au grand public si l’élève E avait le droit de venir à l’école. Situé, tel un isobarycentre, au milieu de ses premiers camarades de l’alphabet, l’élève E aurait disposé également d’un espace vide de 4 mètres carrés, mais empiétant sur les espaces vides des autres. Était-il possible de partager le vide ?

Une question se pose. Créer un vide d’un mètre dans toutes les directions autour d’un élève ou d’un point ne revient pas à dessiner un carré. Tout élève, même confiné, le sait* : l’ensemble des points équidistants de 1 mètre du centre symbolisé par ma tête, est un cercle de rayon 1 mètre. Ni le 11 mai ni les jours suivants on n’a parlé de ce cercle dont la formule de l’aire continue de hanter tous les anciens écoliers : 2πR. La surface de ce vide imposé par la circulaire du ministère aurait donc eu, pour un rayon de 1 mètre TOUT COURT, la valeur de 3,14 mètres CARRÉSenviron.

Ceci précisé en toute rigueur mathématiques à l’heure où le monde redécouvre les pavages et la géométrie à grands rouleaux de scotch colorés collés par terre à des distances régulières des caisses des supermarchés, le cas épineux de l’élève E n’est toujours pas réglé. On voit dans la figure 2 qu’il dispose cette fois d’un espace en propre coloré en vert. Toute pâtissière découpant des sablés ronds dans une pâte rectangulaire aurait su profiter de cette chute de pâte en As de carreau. L’école a-t-elle été moins bonne ménagère ? A-t-elle donné sa chance à l’élève E dont la distance sanitaire se serait ainsi superposée à la distance sanitaire des camarades A, B, C et D, créant des intersections non vides entre ces formes centrées sur les enfants ?

Le 22 juin heureusement va régulariser le cas de cet l’élève impertinEnt. De cet Encombrant clandestin de la géométrie. En réduisant par décret administratif le rayon d’action du virus de 4 mètres CARRÉSà 1 mètre TOUT COURT à partir de lundi prochain, le ministre, ses conseillers, son président et sa clique, peuvent maintenant disposer leurs petits points sur tous les nœuds du quadrillage de la figure 3. Non seulement E et sa maîtresse ne risqueront plus d’être verbalisés ni reconfinés, mais en plus ils seront rejoints par de nouveaux et nombreux camarades en les personnes de F, G, H et I. Ce sera la fête, mais toujours sans se toucher, ni postillonner, ni se prêter une gomme, ni bien sûr tricher au dernier contrôle.

On peut se s’interroger sur l’opportunité de remplacer les carrés fautifs par les cercles mathématiquement exacts dans la figure 4. Ce serait joli, mais incompréhensible. Les mathématiques, à l’heure où les ministres et les journalistes comparent des mètres avec des mètres carrés, manquent de pratique. Et pourtant les profs de maths et nos gouvernants ont un réflexe en commun : ils sont seuls à croire que des enfants sont assimilables à des points.

*peut-être

Zorra des maths – Publié le 05 septembre 2020

Le plus ennuyeux dans cette histoire c’est que mes blagues tombent à plat.

On parle beaucoup du masque, des profs masqués et du bal masqué de la prérentrée. On ne parle pas des blagues qui tombent à plat. Vous avez essayé de faire rire avec un masque ?

Lors de ma première rentrée en septembre 2002, j’arrivai dans un lycée fortement marqué par une lutte que ses enseignants avaient menée contre le voile religieux que certaines élèves revendiquaient de porter en classe. C’était au printemps précédent et les collègues que je rencontrai alors en étaient sortis vainqueurs mais pansaient encore les plaies du rude combat.

Même si tout ça n’a rien à voir et si je ne songe pas – loin de là – à rapprocher ni même comparer les motifs et significations des deux bouts de chiffon, je ne peux m’empêcher de sourire à ce retournement de septembre 2020 qui, dans ma perspective, a déplacé tant son « 2 » des unités vers les dizaines, que son problématique carré de tissu de la tête vers le menton.

Porté par tous sans distinction de sexe ni de religion, ce masque rassure comme il agace. Comment ce lundi 31 août à 8h30, rassemblés dans le hall du lycée, fallait-il boire son café ? Tout le monde a commencé par se regarder, les mains encombrées par le sachet de sucre et par le gobelet, désemparés. Certains établissements scolaires des environs avaient tranché la question en coupant la tête aux habituels pots de rentrée : accueillis dans la cour, les enseignants étaient priés de prendre vite leur emploi du temps entre deux giclées de gel hydroalcoolique et de filer sans même une goutte de thé. Dans mon nouveau lycée, manifestement cimenté par la tradition de la bouffe et de la convivialité, le choix avait été fait de réunioner comme tous les ans entre le café à 8h30 et le barbecue, généreusement mouillé de punch et de vin mousseux, à 12h30. Les masques qu’on osait à peine écarter pour faire passer de petites gorgées brûlantes le matin ont fini par tomber devant les côtes de porc, les merguez, les éclairs et les babas. Était-ce l’application par notre proviseur du protocole ministériel interprété dans l’esprit du slogan : « Prudents mais (bons) vivants » ?

On peut, d’ailleurs, manger un sandwich dans un parc sous les yeux d’un agent. Et se gaver, en marchant, de sucettes achetées à la boulangerie après le collège. Sortir le visage découvert devient le privilège des goinfres.

Ai-je chaud avec le masque ?

Ai-je de la buée sur mes lunettes avec le masque ?

Suis-je asphyxiée par le dioxyde de carbone ? Indisposée par mon haleine ?

Mes discours mathématiques sont-ils plus incompréhensibles avec le masque ? Ou l’étaient-ils déjà tellement avant, que ça ne change rien ?

Le masque, fleuri ou chamarré, peut-il lancer la mode ?

Ma gêne physique est minime. Alors que certains élèves me font pitié en tendant parfois discrètement vers une fenêtre ouverte leur petit nez à peine découvert, je supporte sans faillir mes trois couches d’étoffe à trois plis appliquées étroitement contre ma bouche et sur mon nez.

Mes sentiments sont partagés. J’oscille entre le confort – après un an et demi d’arrêt maladie – de pouvoir me cacher, et la colère d’être privée du droit de sortir sans me couvrir. Je me sens protégée d’arriver sans visage dans un lycée où personne ne me connaît. Le masque met entre mes erreurs et moi une barrière d’anonymat. Mais, même si la noble raison sanitaire de cette nouvelle petite pièce d’habillement qui s’ajoute chaque jour à la montagne de chaussettes qu’il faut laver et étendre, est étrangère à d’obscurantistes et sexistes arguments de pudeur, un potache esprit de révolte me susurre furieusement d’opter en cette saison pour de profonds décolletés, de me maquiller les yeux à outrance et de ne plus porter de culotte.

Après un an et demi d’arrêt maladie et la certitude de ne plus jamais exercer ce métier, j’ai refait cours cette semaine exactement comme avant, sagement, sans décolleté et culottée. Les élèves hochaient la tête et levaient la main, mais une chose ne collait pas. Je pouvais sans mal porter ma voix au loin mais je ne les faisais pas rire. Je ne devinais aucun sourire. Étais-je devenue si nulle et triste que mes plus pitoyables blagues s’écrasant par surprise au cœur d’une équation sérieuse ne les déridaient plus ? J’ai compris ce jour qu’une blague de prof de maths ça ne marche pas sans mimique ni grimace. Je crains bien que ce masque, en nous protégeant des virus, ne nous fasse, en classe, surtout mourir d’ennui.  

Visio aux petits légumes – Publié le 09 décembre 2020

En salle des profs, tout le monde se passionne pour les cours en visioconférence. La frustration des vieux profs devient plus forte de se sentir encore plus vieux, et ça râle entre deux gobelets de café, quand la machine veut bien marcher.

On le répète à tout va dans les médias : grâce au confinement les profs ont enfin basculé dans l’ère du numérique. Ils se sont un peu cassé la gueule au début, mais ils ont vaincu. Le tout nouveau cyberprof peut faire cours en classe, il peut faire cours chez lui. Il peut faire cours à des élèves en classe, il peut faire cours à des élèves chez eux, et il peut même faire cours en même temps à une moitié d’élèves en classe et à une moitié d’élèves chez eux.

Les profs sont partagés. Les plus branchés sont prêts à se filmer pour tous les cours : l’informatique ils aiment ça. Les plus réticents se retranchent derrière des arguments philosophiques et syndicalistes, mais tous les profs branchés le savent bien : ils freinent car ils ne savent pas faire. Si on rit sous cape, on n’ose toutefois pas trop se moquer ouvertement des vieux, de ces pauvres vieux qui ont connu les cahiers de textes et les bulletins qu’on remplissait à la main. N’avez-vous pas, d’ailleurs, de souvenirs d’avoir été, collégien, responsable du cahier de textes ? On n’ose pas trop, d’un autre côté, critiquer les jeunes qui seraient prêts à faire cours avec leur portable depuis le métro ou depuis la plage, au risque de s’avouer fainéants et vieux cons.

Curieusement atypique dans mon lycée, mère quadragénaire sise entre les jeunes modernistes célibataires et les vieux nostalgiques déjà grands-pères, j’ai bien essayé d’argumenter qu’on ne peut pas demander à un ado enfermé plusieurs semaines entre quatre murs de se brancher à huit ou neuf heures le matin pour suivre en visio des heures de cours arides avec une connexion qui saute et un son qui crachote, sans copains, sans rires ni bavardages pour faire avaler l’ennui de l’apprentissage. Sans résultat.  Le seul et imparable argument que brandissaient avec succès les vieux cons était que tous les élèves n’avaient pas d’ordinateur chez eux, ou pas de connexion Internet, ou pas de place, ou un peu de tout ça, mais en assez grande quantité pour toute la famille confinée. Pour faire taire la critique des dinosaures, ou des mammouths dont on se flatte de trouver des ossements en creusant les fondations de nouveaux immeubles de petite couronne parisienne, mais qu’on voudrait voir s’éteindre des lycées, la Région a cybertransformé ses lycéens en leur offrant des tablettes l’année dernière, et des ordinateurs portables cette année. J’ai compris à quel point le monde éducatif avait changé pendant mon arrêt longue maladie quand j’ai vu, un beau jour d’octobre 2020, mes vingt-quatre élèves de seconde ouvrir leur ordinateur portable en cours. Je n’avais jamais vu autant d’ordinateurs réunis, pas même chez Darty. J’aurais pu être déstabilisée par tant de perfection si elle n’avait été de courte durée : les batteries étaient déchargées, et s’il y avait bien vingt-quatre ordinateurs pour vingt-quatre élèves, il n’y avait que trois prises électriques dans la salle de classe.

Heureusement le cyberélève a été doté de matériel en priorité pour le cas où il serait confiné, et pas pour s’en servir au lycée. Inutile donc pour la Région d’investir dans des multiprises. Le cyberélève agit le plus souvent de chez lui. Pour te poser une question par mail sur une factorisation le dimanche à minuit quand il doit te rendre son devoir maison le lundi. Pour te demander de lui numériser tous tes cours et de les lui envoyer fissa parce qu’il était absent et que c’était normal qu’il soit absent, mais pas normal que tu ne lui aies pas déjà envoyé les cours « à distance ». Pour te convaincre, avec des phrases qu’il a tordues à force de vouloir bien les tourner, de lui remonter sa moyenne. On échange, on négocie, on se répond. Toutes les adresses mail sont partagées. Les élèves sont devenus des « contacts » et certains collègues font même avec eux des groupes WhatsApp. Profs, élèves, parents, proviseurs et CPE : nous sommes devenus une grande communauté, sans barrières ni horaires.

Ne crachons pas dans la soupe : pour la première fois depuis vingt ans que j’enseigne, j’ai un ordinateur portable de fonction, prêté par la Région. Ainsi luxueusement équipés depuis septembre dernier, on ne pouvait plus râler quand il fut décidé, la semaine dernière, de faire les conseils de classe du premier trimestre en visioconférence. Au premier conseil de classe, nous fûmes pudiques, branchant nos micros, mais coupant nos caméras : on entendait des voix – et souvent la nôtre en écho – qu’on n’identifiait pas, ce qui suscitait des débats très pertinents : « cet élève ne travaille pas chez vous, mais vous c’est qui ? ». Au deuxième conseil, nous nous lâchâmes en activant nos caméras : le prof de français qui se vante d’avoir lu Goethe dans le texte à douze ans, filmé devant sa bibliothèque, le jeune prof logé vite fait buvant son café devant un mur blanc, le prof d’anglais s’occupant, dans le champ mais micro coupé, de ses enfants fatigués et hurlants, la prof de management assise impeccable à son bureau bien rangé. Au troisième conseil tout planta : sur dix enseignants nous fûmes trois à pouvoir nous connecter. Des collègues frustrés, rejetés par la visio, téléphonèrent à ceux qui avaient réussi et tout le monde oublia le conseil et les élèves pour se focaliser sur le lien qui plantait et sur la surprise qu’un tel dysfonctionnement provoquait. Moi, j’avais transporté l’ordi dans la cuisine pour, caméra et micro coupés, piquer d’ail mon rôti, le garnir de légumes et éplucher mes patates. J’étais heureuse, car ce soir-là l’informatique me fit vraiment gagner du temps.        

Travailleuse du clic – Publié le 30 avril 2021

J’ai passé toute ma journée à cliquer. J’envoie des mails. Je reçois des mails. J’envoie des pièces jointes. Je télécharge des pièces jointes. Des centaines de mails et des centaines de pièces jointes. Je n’enseigne plus : j’archive. J’annote. Je range dans des dossiers et dans des sous-dossiers.

Ouverture de l’Environnement Numérique de Travail (ENT) du lycée : j’entre les codes, j’attends, je clique. J’ouvre le premier mail, je clique. Je clique sur la pièce jointe et je choisis de l’enregistrer, autre clic. Je clique sur mon explorateur de fichiers et j’ouvre le dossier téléchargements : deux clics. Je le fais pièce jointe par pièce jointe, mail par mail, pour ne pas mélanger les devoirs tous pareils de mes cent trente élèves tous différents qui ont tous le même défaut, à savoir ne pas écrire leur nom ni leur classe sur la photo de leur devoir. Je clique droit sur le document téléchargé pour le renommer du nom de l’élève, de sa classe et du sujet de l’exercice. Je double clique gauche pour vérifier sa lisibilité. Je le clique pour le retourner. Certains sont flous, illisibles, trop petits. Sur d’autres on voit en partie la copie, mais surtout le bureau, la trousse, le canapé, et sous la feuille qui dépasse, le cours d’anglais. Dans certains mails il y a plein de bonjours, de souhaits de santé et de formules de politesse, mais pas de pièce jointe. Alors je réponds, retournant formules de politesse et souhaits de bonne santé, pour signaler que la pièce jointe a été oubliée. Ou mal téléchargée. Ou volatilisée dans les caprices du réseau. Certains formats sont inadaptés. D’autres carrément inconnus. Jpeg, jpg, pdf, doc, OK, mais heic ? Heic ne passe pas. Mon ordinateur ne le digère pas. Je clique droit, je copie, je colle, je capture, j’imprime écran. Je recolle sous word. Je sauvegarde. Je classe, je range, par date, par devoir, par classe. Clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic. Parfois je me plante de classe. Je revisite l’ENT pour vérifier les listes d’élèves. La boîte mail de l’ENT a planté. De chaque côté on galère. Une élève m’envoie un mail pour me signaler que dix autres n’arrivent pas à se connecter. Je réponds en donnant mon autre adresse mail professionnelle sur la boîte académique cette fois. J’ouvre un autre onglet. Clic. J’entre un autre nom d’utilisateur et un autre code. Clic clic. Deux élèves perdues sur les chemins de l’ENT ont trouvé la voie de la boîte académique. C’est déjà ça. Mais ma boîte académique est presque saturée de mails non lus : des syndicats, du Rectorat, de Blanquer, et de l’administrateur qui me sature pour m’informer que je vais être saturée. Je clique pour mettre à la poubelle. Par erreur je jette un des deux mails d’élèves. Je cours le restaurer dans la boîte de réception déjà un peu moins encombrée. Ouf, un devoir numérique n’est jamais froissé. Le devoir à rendre a deux pages. La première élève m’a envoyé deux photos de la même page. Je vais lui écrire de m’envoyer l’autre page. Clic et reclic. La deuxième élève m’écrit pour me dire qu’elle a posté son devoir dans mon « casier numérique » de l’ENT. Mon casier numérique ? Je ne savais même pas que ça existait. Je rereclique sur le premier onglet pour rerebasculer vers l’ENT qui clignote pour me dire de patienter. Après cinq minutes de clignotants, j’apprends que mon casier numérique est vide. Une surprise ?

Il y a aussi mon téléphone qui sonne. Dehors quand je me promène. Quand j’achète mon pain. A table. Pendant que je clique. J’ai deux écrans. Le téléphone me fait gagner du temps quand l’ordinateur est trop lent. Je télécharge sur deux fronts. Il sonne aussi quand j’ai cru abandonner la bataille, devant la télé. Car dans une autre classe c’est la panique. Rien ne fonctionne. Les connexions sont bloquées. De guerre lasse j’ai profité d’une éclaircie dans le Wi Fi pour balancer mon 06 personnel à toutes mes classes. Les devoirs m’arrivent par WhatsApp. Par SMS. Par MMS. J’accuse réception. On se souhaite bonne soirée et prenez soin de vous. « Oui, tout va bien madame », « merci madame », « désolée pour l’heure tardive madame ». De rien, mais allez vous coucher, demain il faudra travailler !!! Je tchate trois mots avec des ados pendant Jurassic Parc. Je récupère des exercices sur les droites et leurs coefficients directeurs. J’en loupe l’arrivée du tyrannosaure. Je vois dans les photos de profil les visages sans masque de mes élèves, de leurs frères, de leurs sœurs, de ce qui leur tient à cœur. Ils voient aussi la mienne, mais j’y suis toujours masquée : avec un poisson d’avril en papier colorié. Il me faudrait maintenant un câble pour brancher mon téléphone à mon ordinateur. Je pourrais ainsi transférer, enregistrer, renommer et classer toutes les photos de tableaux de variations de fonctions éparpillées entre la mémoire de mon téléphone et dans sa carte SD. Mon ordinateur est éteint. Je devrais le rallumer et recliquer. Pas envie, même pas pendant la pub. Encore moins quand je me lèverai pour faire pipi. Demain. Demain promis je n’oublierai pas.

D’ailleurs je ne vais pas oublier de toute la nuit. Dans mes rêves je vais cliquer.

Je ne sais pas encore comment corriger tous ces devoirs bien rangés. Faudra-t-il les corriger sur écran ? En les convertissant en pdf et en cliquant pour ouvrir des bulles de commentaires ? Faudra-t-il tous les imprimer, et imprimer du même coup sur mon imprimante perso, les bureaux, les trousses, la décoration des chambres et du salon avec leurs canapés aux motifs foncés ? Ma prime annuelle de 150€ pour l’équipement informatique risquerait bien de toute y passer.

Toute la journée j’ai cliqué, rangé, archivé. A tout moment de la journée. J’ai cliqué et j’ai été bipée. Deux semaines de cours à distance, cent trente élèves, plusieurs devoirs ou mails de relance par élève sérieux ou décrocheur. Des clics, zéro maths, et la terrible impression de n’avoir rien fait. L’épuisement par le vide.