Chapitre 17 : Pénurie

Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.

Quand Armelle était rentrée de sa promenade au lac au petit matin du vendredi 23 février, elle avait retrouvée la maisonnée calme et endormie, telle qu’elle l’avait laissée quelques heures plus tôt. Elle n’avait pourtant la tête ni à s’en féliciter, ni à s’endormir à son tour. Elle retournait la question d’Alexandre : se joindrait-elle à eux ? Parlerait-elle à sa famille du journal clandestin diffusé par le goémonier ? Devrait-elle avouer, entre un « passe-moi le sel », et « de l’eau s’il-te-plaît », son amitié, et pire, ses escapades dans la nuit ? Cette histoire risquait de bien mal tourner. Elle sentait qu’elle pouvait faire confiance à Alexandre et aurait aimé convaincre son père dont elle connaissait l’intérêt pour la politique, la jeunesse militante et le passé syndicaliste. Écrire des articles témoignant d’une réalité alternative à celle des grands médias, lui irait comme un gant. Sa mère ? Aucune idée. Elle ne lisait pas de journaux, mais formulait les mêmes critiques et partageait les mêmes opinions. C’est comme ça que ses parents s’étaient rapprochés, presque huit ans avant sa naissance : en animant les mêmes réunions syndicales et en se relayant pour porter la banderole aux mêmes manifestations. Rien ne laissait penser qu’ils l’écouteraient. Ils l’accuseraient de naïveté et d’avoir mis les siens en danger, sans compter que son père paniquerait de l’avoir su dehors, que sa mère lui demanderait si elle était enceinte et que ses frères hurleraient à l’injustice de s’amuser sans eux. Tous se méfieraient du goémonier, et crieraient à la trahison, à la perversion, à la confiance perdue et au drame impardonnable.

Au lac, la question était restée sans réponse. Ils avaient ensuite parlé d’autres choses : de leur vie d’avant, de leurs loisirs, de leurs goûts, de leurs amis, de ce qu’ils espéraient dans un avenir bien sûr déconfiné. Alexandre avait été un élève brillant, mais les cours en visio, l’enfermement, rien de tout ça n’était pour lui. Il avait profité d’avoir seize ans et le droit de travailler avec son père, un ancien ouvrier du bâtiment dont la vie et la famille avaient toujours été ancrées ici, pour travailler au grand air et participer à la diffusion du journal. Plus tard, quand ils seraient de nouveau libres, il voulait faire du droit ou des sciences politiques. Et surtout ne jamais quitter l’océan. Il aimait le surf, le catamaran, et regrettait particulièrement de devoir rester sur la plage sans espoir proche de prendre la mer. Si aucune révolution ne pouvait briser le confinement, il entrerait dans la marine marchande. Les marchandises et leurs transporteurs étaient tout ce qui voyageait encore.

Les yeux ouverts dans son lit, à six heures du matin, Armelle avait entendu Bonbon qui grattait le papier peint sous sa fenêtre : elle voulait sortir, faire son tour au lever du jour pour mieux profiter, après, du petit déjeuner et des lits encore défaits. Armelle avait attrapé un stylo et un petit morceau de papier pour écrire : « D’accord, mais il faut trouver un moyen d’approcher mon père sans parler de nous. » Elle avait glissé le mot dans le collier de la chatte et lui avait ouvert la fenêtre, juste au moment où sa mère, échevelée, la démarche raide en raison de sa prise de poids qui malmenait ses chevilles, entrait dans sa chambre : « Déjà levée ? »

Bonbon avait apporté la réponse d’Alexandre dès le soir : « OK, super soirée ! » Puis plus rien, jusqu’à ce que le goémonier, passant sous leur fenêtre après son travail le jeudi de la semaine suivante, interpelle Tarek pour lui proposer un pot de miel, enveloppé du dernier numéro du journal et d’une proposition de collaboration. L’organisation de la famille en avait été bouleversée. Une fois que Tarek et Solange eurent décidé de tenter l’aventure de l’écriture, il commencèrent à passer plus de temps ensemble, ce qui eut pour heureuse conséquence de donner un peu d’air à leurs enfants. Tarek écrivait bien, mais laborieusement. Il échangeait des idées avec Solange qui, de son côté, était fort occupée par ce qu’elle appelait « une meilleure administration d’elle-même ». En dehors des semis très appréciés de quelques graines, les vacances furent livrées à la paresse. C’était nouveau et délicieux. Le goémonier, pour se rappeler à leur souvenir et se faire une idée des réactions suscitées par sa première approche, était repassé une fin d’après-midi de la deuxième semaine des vacances, pour offrir deux bouteilles de Volvic pleines d’eau de mer. « Faites récolter du sel aux enfants, ça les intéressera », avait-il dit.

En ce début du mois de mars, le soleil qui baignait la terrasse en milieu de journée, conjugué aux radiateurs qui continuaient à fonctionner fort en soirée, permirent aux jeunes vacanciers de faire s’évaporer très vite de petites quantités d’eau de mer dans des barquettes en plastique. Chaque fois que la fine couche d’eau disparaissait, laissant un dépôt blanc au fond du récipient, ils y versaient un peu du contenu des deux bouteilles, augmentant ainsi la concentration en sel de leur mélange. À la fin du processus, ils obtinrent de gros cristaux dont ils n’auraient pas imaginé avant de faire l’expérience qu’ils seraient si blancs et si nombreux. Ils purent remplir un gros pot et goûtèrent avec délices et fierté, leurs premières pâtes salées « maison ». C’était drôlement plus marrant que les cours de sciences en visio !

Hélias allait mieux. Ses angoisses diffuses avaient trouvé un point sur lequel se cristalliser : la radio et les journaux télé relayaient une nouvelle menace à laquelle il était difficile d’échapper. Un champignon s’attaquait aux cultures de blé et se répandait à travers l’Europe. Résistant à tous les fongicides connus, l’Ug23 menaçait non seulement notre baguette, mais tous les produits dérivés de la farine aussi bien que l’alimentation animale. Les cultures sortant de l’hiver, à peine levées, risquaient de pourrir sans faire le moindre épi. La population des pays riches qui s’était fait de la bouffe le dernier art de vivre autorisé, paniquait. La voisine du 11 avait raison : le relâchement des citoyens après quatre ans de confinement avait bien besoin d’une nouvelle peur pour remobiliser les volontés derrière des portes fermées. Hélias pouvait donc maintenant mettre les mots « famine » et « pénurie » sur ses peurs. Les identifier était le premier pas pour y trouver un remède. Dans une ancienne caisse à jouets sur la terrasse, il avait semé des radis dont les premières feuilles en cœur l’avaient ravi. Un enfant qui cultivait des radis et récoltait du sel, saurait se sortir de toutes les crises alimentaires.

Solange à la fois amusée et rassurée de pouvoir aider son fils à mieux dormir, avait acheté quelques paquets de farine et de levure de boulangerie au supermarché pour se lancer avec ses enfants dans la confection de pains. Des bâtards, des pains ronds, mais aussi des tresses, des pains escargots, des pains cœurs et des pains soleils ou des pains fleurs étaient sortis du four familial pour fournir l’accompagnement idéal aux radis à la croque au sel. Ils sentaient bon, et pétrir devenait une fête.

En mars 2020, au tout début de la crise sanitaire, les gens avaient eu peur de manquer de tout. Chaque semaine, un ami de Solange lui prédisait par SMS la fin des approvisionnements des magasins pour la semaine suivante, et chaque semaine Solange revenait des courses soulagée de pouvoir, encore quelques jours, nourrir ses enfants. L’abondance ne s’était pourtant jamais tarie et tous les confinés s’étaient au contraire passionnés pour les émissions culinaires : les gens les plus nuls en cuisine essayaient des recettes, et tout le monde MANGEAIT.

Solange n’avait jamais fait de stocks d’huile, de pâtes ni de papier toilette. Et là, pour la première fois, sous le prétexte de tranquilliser Hélias, elle se prenait au jeu. Avec son obsession habituelle de la perfection, elle se lança, vers la fin des vacances scolaires, dans la constitution d’une réserve alimentaire. Les trois kilos de farine et les deux litres d’huile de tournesol qu’elle avait tout d’abord achetés n’était qu’une entrée en matière d’amateur. Dès le lundi 11 mars, jour de rentrée et des commissions, elle passa à la vitesse supérieure. Armelle la vit décharger des paquets de sucre, des spaghetti, des patates appertisées et du café lyophilisé. Deux problèmes se posèrent alors : le rangement des denrées, et la gestion des dates de péremption. Solange tria sa vaisselle, empila les verres, emboîta les boîtes qui pouvaient s’emboîter, remplit de sucre et de café les autres, stocka les bouteilles d’huile dans la glacière qui ne partait plus jamais en pique-nique mais qu’on n’avait pas pu jeter, aligna des boîtes de conserves de fruits et de légumes sur le haut des placards. Quant aux dates limites de consommation, c’était un jeu d’enfant pour une femme qui scotchait chaque jour son emploi-du-temps et celui de tous les membres de sa famille au mur. Elle remplit de tableaux un cahier d’écolier, réservant pour chaque produit acheté une ligne avec sa dénomination et sa DLC ou sa DLUO, qui serait éventuellement rayée s’il était mangé puis remplacé par un produit équivalent mais plus frais dont la nouvelle date de péremption devrait s’écrire sur la même ligne à côté de la précédente raturée. Le cahier, dont Solange avait découpé les bords en répertoire, était parfaitement organisé en types et natures de denrées.

Solange avait un nouveau but, une nouvelle tâche dans laquelle s’absorber pour protéger ceux qu’elle aimait des incertitudes de l’avenir, et surtout pour se cacher sa propre impuissance. Elle était aux anges. Hélas, dès le lundi suivant, le 18 mars 2024, l’obstacle du manque d’argent faillit la couper dans son élan. La famille s’en sortait bien, mais pas au point d’acheter plus que ce qu’elle avalait. Solange accepta donc ce qu’elle avait toute sa carrière refusé : elle fit des cours particuliers. Le soir, au lieu de regarder le film à la télé, elle se plia aux demandes de cours en visio de riches bourgeois qui voulaient faire de leurs décevantes progénitures, des ingénieurs informaticiens, des financiers en télétravail et des décideurs. Les enveloppes de billets non déclarés ne pouvant pas transiter par les réseaux, elle donna à ses clients ses codes au drive du supermarché, et se fit payer en commandes comestibles longue conservation. Une heure de cours s’échangeait contre deux conserves de confit de canard ou contre six bocaux de fruits au sirop. Elle se fit livrer des œufs en poudre par sachets de dix depuis des sites de randonnées qui s’étaient convertis en pourvoyeurs de nourriture de survie maintenant que le trekking se limitait à marcher de ses chiottes à son canapé. On la paya en miel, et comme il n’était pas interdit de prévoir sa survie sans déprimer, en maïs à pop corn, en confitures et en marrons glacés. Elle laissa dans le coffre de sa voiture un carton de sucreries de première nécessité s’il devaient fuir l’impact d’un astéroïde ou la vague d’un tsunami, et elle remplit de lait concentré et de conserves variées une valise qu’on pouvait descendre à la cave aux premières sirènes d’un bombardement aérien. Armelle était persuadée que la valise contenait aussi une perceuse pour pouvoir, du sous-sol, trouer le plafond sous le bac à poireaux afin de croquer, en cas de fin du monde et de chaos, les légumes par la racine.

À suivre le 09 avril 2022…

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Chapitre 16 : Le vélo

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Solange pédalait. Tout tournait : le compteur, les pédales, la minuterie de la lumière de la cave, ses pensées. Tout sauf les roues puisque le vélo d’appartement n’en avait pas.

Dans six jours, on fêterait le quatrième anniversaire du premier confinement. Les journalistes en parleraient beaucoup. On interrogerait les survivants des premières formes graves du covid et les soignants vétérans, ceux qui étaient montés au front, armés de blouses en sacs poubelle. La première vague fondait la mythologie d’une nouvelle époque.

Solange se promenait dans ses souvenirs à défaut d’avancer vraiment. La lumière s’éteignit dans un clac. Le bouton de la minuterie avait fini son tour. Solange aurait pu continuer à pédaler dans le noir. Ce n’était pas pour le paysage qu’elle avait à voir : l’étroit local en béton, des tuyauteries en plastique gris, quelques vélos oubliés appuyés contre les murs. Tout valait pourtant mieux que l’obscurité qui transformait la cave en tombeau. Dans un soupir, Solange arrêta son effort et descendit de sa selle. L’écran du vélo, alimenté par une dynamo, se mit à clignoter faiblement, émettant un éclairage tout juste suffisant pour la guider vers l’interrupteur. Dans quarante-cinq secondes, l’écran s’arrêterait et le noir serait complet. Toutes les trois minutes et douze secondes, la lumière du sous-sol s’éteignait. Un imbécile avait installé la minuterie dans un recoin du mur derrière l’escalier, trop exigu pour que le vélo puisse se loger à proximité. Toutes les trois minutes et douze secondes, Solange descendait donc de son vélo pour tourner, dans le sens des aiguilles d’une montre, le bouton de la minuterie qui reprenait en grinçant sa course dans le sens trigonométrique à la vitesse de 1,875 degrés par seconde, soit de 1,9625 radians par minute.

Moins de quarante-cinq secondes plus tard, Solange avait repris sa promenade imaginaire, accompagnée par le ploc ploc d’une fuite d’eau venue du plafond. Un grand bac à fleurs dans le hall, conçu dès l’origine par l’architecte du bâtiment pour souhaiter la bienvenue aux estivants avec des géraniums, était laissé à l’abandon et s’était fissuré depuis la désertion des touristes et des retraités aisés. Le premier printemps de leur arrivée dans la résidence, en mars 2023, Solange était restée timide. Elle voulait se faire accepter et œuvrait pour une installation discrète, ce qui n’était pas chose aisée avec trois enfants. La voisine du 11, présidente intransigeante d’un conseil syndical fantôme, avait glissé avec des gants et sans un sourire dans la boîte aux lettres, un livret sentant l’eau de javel qui détaillait toutes les règles de la copropriété. Il n’était pas question de s’étaler dans les parties communes, et malgré la petitesse de l’appartement, la porte de la famille était toujours restée hermétiquement close en dehors de l’heure règlementaire de sortie sur le parking et du déchargement des courses du lundi. Quelques jours doux et ensoleillés pendant ces dernières vacances d’hiver avaient pourtant sorti Solange de ses bonnes manières.

Elle s’était levée un dimanche matin de cette fin février avec l’étrange sensation de déboucher enfin d’un long tunnel. Une brise printanière était rentrée par la terrasse, redonnant des couleurs à son environnement. Solange s’était rendu compte que depuis des mois, elle vivait dans du gris. La dune lui semblait ce jour-là plus verte, le ciel plus bleu, la mer brillait, et sur son carrelage blanc, tranchaient les couleurs vives des legos et des petites voitures des enfants. Elle avait vécu les yeux voilés : jusqu’au visage de son mari s’était terni. Passant dans la salle de bains, elle avait soudain trouvé insupportables ses racines de cheveux blancs et ses longueurs défraîchies dont le châtain miel doré avait dégorgé au jaune paille délavé. Sortant la balance d’un repère de poussière sous le meuble du lavabo, elle avait constaté, pas vraiment surprise, qu’elle pesait maintenant quatre-vingt-deux kilos. Un bref calcul de son IMC pour son petit mètre cinquante-neuf lui confirmait qu’elle avait passé le cap de l’obésité. Dehors, la nature apportait l’espoir d’un renouveau, mais elle, dans sa boîte, vieillissait et grossissait. Tarek oubliait-il de la regarder, comme elle-même s’oubliait, quand le matin devant le miroir elle s’apercevait à peine en s’aspergeant d’eau la figure et en se brossant les dents ? Le manque d’espace, les angoisses, les cauchemars, le travail décalé des cours en visio pour l’un tandis que l’autre suivait la scolarité des enfants, rien n’aidait dans ce quotidien à se rappeler ce qu’avait pu être leur couple ou une quelconque intimité. Être parents les gardait soudés, mais ils vivaient à côté l’un de l’autre, absorbés par leurs tâches, luttant contre le désordre et le découragement, sans plus jamais se croiser.

Solange avait alors commandé sur un site d’équipement sportif, un vélo d’appartement livrable dès le lendemain au relais-colis du supermarché. À sa liste de courses au drive pour la semaine, elle avait également ajouté deux coffrets de teinture capillaire acajou pour redonner du peps au foin sec qui couvrait sa tête. Les courses du lundi 26 février devaient donc marquer une nouvelle prise en main de Solange sur sa santé, son apparence et son destin. Le robot livreur du drive tangua sous le poids du carton contenant les pièces détachées du vélo, mais dans l’ensemble, tout se passa au magasin vite et bien. L’affaire fut plus compliquée en arrivant à l’appartement. L’immense colis que Tarek vint aider à décharger attira la suspicion des voisins autant que la joie bruyante des enfants. La voisine du 11, dont on devinait l’expression sévère derrière son masque et sa visière, refusa tout net que l’encombrant équipement soit entreposé dans le hall. Elle notait que la trop grande bienveillance du gouvernement en cette période anniversaire du confinement, entraînait trop de relâchement. Elle saurait à qui s’en plaindre et ne doutait pas que de nouvelles mesures et déclarations viennent rappeler sous peu les citoyens à leurs obligations. En attendant il était certain qu’elle ne tolèrerait aucun débordement ni aucune entorse au règlement dans la copropriété qu’elle présidait. Qu’ils trouvent s’ils le souhaitaient une place pour le vélo entre leur machine à laver et leur bidet, mais qu’ils n’espèrent pas une autorisation à déborder des limites strictes de leur logement. Solange s’énerva contre la harpie qu’elle allait traiter de collabo et renvoyer à l’Histoire, quand Tarek suggéra habilement et avec amabilité, qu’un renforcement bienvenu des contrôles moraux et sanitaires sanctionnerait heureusement tous ces multi-propriétaires qui se croyaient autorisés à entretenir plusieurs résidences et à disperser leurs virus, fluides et bactéries dans plusieurs cages d’escaliers, au mépris de la santé de leurs voisins, sous prétexte que leurs possessions immobilières étaient dans un même quartier. Il fut ainsi convenu qu’un flou juridique pouvait autoriser autant la voisine du 11 à entretenir son pied-à-terre secondaire situé sur même pallier du bâtiment 17 que la famille, qu’il pouvait autoriser Solange à poser et à utiliser son vélo dans la cave du même 17, puisque la cave avait vocation de local à bicyclettes (dont on ne précisait pas dans le règlement si elles devaient effectivement avoir leurs deux cycles pour rouler) et n’était pas soumise, en tant que partie commune intérieure et privée, aux restrictions de nombre et de durée des sorties.

Ce point éclairci, Solange n’en avait pas fini, et souhaita dès ce lundi après-midi engager la conquête d’un autre espace. Faute d’un nombre suffisant de résidents, le syndic de copropriété avait renvoyé tout le personnel de la copropriété : gardien, employé de ménage, jardinier. Leurs tâches avaient donc échu aux habitants. La voisine du 11 gardait. Un discret retraité au numéro 13 passait parfois un coup de rotofil sur les bordures extérieures mais laissait les haies prospérer. Columbo avait jugé utile d’inventer et de s’octroyer le nouvel emploi d’espion, et tout le monde balayait devant sa porte. Plus personne par contre ne s’occupait des bacs de fleurs, ni intérieurs ni extérieurs, et Solange décida qu’il était non seulement de son droit mais de son devoir, de faire revivre celui de plus de trois mètres carrés qui agrémentait son hall, entre la porte vitrée de l’entrée de l’immeuble, et les boîtes aux lettres. Elle arracha donc les géraniums séchés, jeta les graviers d’ornement, et répandit en surface le contenu d’un sac de terreau qu’elle venait d’acheter. Les enfants furent bien heureux de plonger leurs mains dans la terre, de semer des graines – autre surprise des courses de la semaine – et d’arroser leur nouveau jardin en se mouillant les pieds. La voisine du 11 n’osa pas protester et gratifia même Solange d’un sourire forcé, la complimentant sur sa bonne idée de ramener des fleurs dans leurs vies. Peut-être déchanterait-elle quand elle constaterait que les semis donneraient des poireaux, des carottes et des tomates, ce qui n’avait pas été envisagé par les jardiniers salariés.

Au soir de ce lundi 26, Solange s’était assise au salon, acajou de cheveux et rouge de plaisir. La première journée des vacances d’hiver avait été un succès. Elle se sentait avancer. Le lendemain elle pédalerait. Et elle avait pédalé, tous les jours des deux semaines de vacances, comptant les tours, les calories dépensées et les secondes de la minuterie. Ce qu’elle n’avait pas prévu, c’est que remontant de la cave un soir de la première semaine, elle trouverait Tarek mi-perplexe mi-excité, devant un pot de miel à qui il parlait. Tarek avait l’habitude de parler à la télévision, à la radio, à sa vaisselle et même aux triangles de vache-qui-rit dont il détestait la texture qui, quand ils tombaient, s’écrasait sur le sol, mais il n’avait jamais parlé à un pot de miel. Le goémonier lui avait apporté un pot de miel par la fenêtre. Tarek l’avait remercié, étonné, et tout de suite comme ça l’homme lui avait glissé un journal inconnu, pauvrement imprimé, sans doute photocopié à répétition comme ces tracts distribués dans les manifestations par mille groupuscules politiques aux budgets serrés. Il lui avait dit : « Lisez-le, discrètement, et si vous ou votre femme voulez écrire des articles, dites-le nous ». Le journal parlait de tout. Un routier livrait son témoignage de ses cadences infernales, délivré des embouteillages, mais aussi des lois de protection des salariés et de repos maintenant que les grands axes vides permettaient de relâcher les mesures de sécurité routière. Un agriculteur regrettait les marchés, les amaps, les ventes aux particuliers, disparus avec la sédentarisation et les mesures de segmentation professionnelle qui autorisaient les paysans à produire, mais pas à livrer. Une infirmière à domicile faisait la part des appels pour dépressions par rapport aux appels pour contaminations virales. Les petits prenaient la parole, et à côté de chacun de leurs articles était citée une déclaration officielle qui leur correspondait mais qu’ils contredisaient. Le titre du journal, « La vraie vie », avait d’abord fait croire à Tarek à un journal bio, mais ce qu’il avait découvert finalement l’avait ravi. Pouvait-il y participer ? Des dizaines de sujets d’articles surgissait dans son esprit, sur les fausses maths, sur l’abandon des élèves, sur le simulacre de socialisation des jeunes et sur la réduction des échanges et des discussions. L’envie d’écrire le démangeait, mais pouvait-il prendre ce risque alors que la simple visite des gendarmes pour un faux motif avait affolé sa famille ? Quel était son devoir ? Envers ses enfants ? Envers la société ? Pouvait-il faire confiance au goémonier ? Pouvait-il imaginer un policier infiltré qui aurait accepté, depuis un an qu’il le connaissait, de soulever des pelletés d’algues pourries toute la journée ?

Tarek et Solange en avaient beaucoup discuté, tard le soir, le pot de miel ouvert et deux cuillères entre eux. C’était aussi une forme de retrouvailles, sans doute un bienfait. La transformation de leur métier, leur déception, leur fatigue, leur sentiment d’inutilité, tout ça demandait à sortir et ne pouvait quand même pas être un motif pour les envoyer en prison. Tarek commencerait par un article intéressant sans être violent. Ils y réfléchiraient ensemble et Solange le relirait. Tarek avait écrit, raturé, recommencé, et Solange avait pédalé pour éliminer le miel en comptant les secondes, les plocs plocs des gouttes d’eau provenant de la fuite du bac à poireaux, et en listant des arguments.

Deux semaines avaient passé. Les poireaux étaient sortis de terre en frêles brindilles vertes que la voisine du 11 ne pouvait pas encore reconnaître. Solange avait perdu sept cents grammes et le lendemain, jour de rentrée scolaire, ils feraient signe par la fenêtre au goémonier.

À suivre le 26 mars 2022…

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Chapitre 15 : Soirée au lac

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Le jeudi 22 février 2024 s’achevait. Contrairement aux habitudes familiales, tout le monde s’était couché tôt. Dans l’appartement, la seule lumière encore allumée était celle de l’écran du téléphone portable d’Armelle. Ses écouteurs dans les oreilles, la jeune fille repassait en boucle la minute dix-neuf d’un enregistrement qu’Alexandre lui avait envoyé vers 18 heures. Libre, grâce au travail qu’il faisait pour son père, de marcher entre mer et forêt, l’apprenti goémonier avait capturé le jacassement de pies rassemblées près d’un petit lac tout proche. Dans leur code, ce message annonçait que ce soir, ils se verraient.

Armelle s’était préparée avec autant de soin que lors de sa première sortie nocturne en solitaire. Il était entendu qu’elle enverrait par SMS un remerciement anodin au témoignage ornithologique d’Alexandre. Ce serait le signal que la maisonnée dormirait assez profondément pour lui permettre de s’échapper. Il était tout juste vingt-deux heures. Ses parents et ses frères, épuisés par les cris de la nuit précédente, avaient vite sombré dans le sommeil. Il n’y aurait aucun cauchemar ni aucun pipi avant un bon moment. Armelle pouvait se promener tranquille. Elle attendait pourtant, retenue plus par sa mauvaise conscience que par un excès de prudence. Quand Hélias avait hurlé, la veille, elle était justement en train de se creuser la tête pour trouver les mots justes à confier à Bonbon, une lampe de poche allumée sous la couette. Immédiatement, la porte du salon s’était ouverte, et la lumière du couloir avait éclairé la chambre des trois enfants, précédant de quelques secondes à peine l’arrivée précipitée des parents. Armelle avait collé vite fait sa lampe et son message secret inachevé sous l’oreiller, rayant au passage de stylo Bic le drap housse de son lit.

Armelle avait un secret. Armelle avait un ami. Alors qu’au cœur de cet hiver morne, la nature et l’avenir semblaient en panne, quelque chose dans sa vie à elle progressait. Elle espérait. Malheureusement, sa joie nouvelle était gâchée par un sentiment de honte. Son frère cadet l’agaçait et il avait toujours mal dormi, même tout petit. Elle n’en était pas responsable, et pourtant elle ne pouvait s’empêcher de se reprocher de l’abandonner à ses angoisses. Elle aurait dû lui offrir un bout de son aventure comme remède au noir qui le terrifiait. Et si elle le réveillait, là maintenant, et lui expliquait tout ? Hélas le confinement avait tant réduit l’intimité, qu’elle ne pouvait pas se résoudre à partager l’unique pousse de son jardin secret. Et d’ailleurs, que penserait Alexandre si elle sortait flanquée de ce gaffeur d’Hélias qui ferait sans doute assez de bruit en marchant, en parlant et en reniflant, pour réveiller toute la gendarmerie ? Mieux valait, pour ce soir au moins, le laisser profiter d’un sommeil réparateur. Armelle envoya donc son message, et éteignit son téléphone. Alexandre lui avait recommandé de laisser l’appareil chez elle pour éviter d’être tracée, mais elle n’était pas rassurée. Pour plus de sureté, elle enleva la batterie qu’elle glissa dans la poche droite de sa polaire tandis qu’elle plaçait le téléphone dans sa poche gauche avec une des deux couvertures de survie qui avaient échappé au découpage de Noël. Mieux organisée que la première fois, et plus soucieuse de son apparence, elle passa un jean à la place de son pantalon de pyjama. Chaudement habillée, elle sortit discrètement. Dans le hall de l’immeuble plongé dans l’obscurité un mouvement la fit sursauter : Alexandre l’empêcha à temps de hurler. Elle s’était imaginé qu’il l’attendrait dehors, mais il avait cru plus prudent de se cacher à l’intérieur du bâtiment. Il avait donc le code d’entrée ? Columbo, Alexandre, décidément, ce code n’arrêtait personne.

Les explications attendraient. Sans un mot, les deux adolescents prirent la direction du lac. Ils abandonnèrent vite les routes goudronnées pour emprunter les sentiers à couvert des quelques conifères qui les bordaient avant le grand vide de la dune et de la plage. Armelle buttait sur les racines, mais elle s’habituait petit à petit à la nuit et reconnaissait la promenade qu’elle avait faite souvent lors d’un séjour estival avant le confinement.

Le chemin, encaissé dans une dépression du terrain, serpentait entre la dune à gauche qui le séparait de la mer, et une rangée d’immeubles autrefois dédiés aux vacanciers à droite qui le séparait du lac et de la forêt. La proportion de logements vides était ici la même que dans l’immeuble d’Armelle. Presque tous les volets étaient fermés, mais au rez-de-chaussée une baie vitrée éclairée trouait les façades sombres. Sûr d’être seul, en pleine lumière dans une chambre confortable et bien chauffée, un homme nu lisait, allongé à plat ventre sur son lit. Alexandre et Armelle pouffèrent, amusés et gênés. Ils continuèrent à avancer, ombres pressées, capuches noires rabattues sur le nez, espérant ne pas être vus par le lecteur, plus encore pour éviter le ridicule que par crainte d’être dénoncés aux autorités.

Ils arrivaient au lac. Bordé sur une moitié par une forêt de pins, et sur l’autre moitié par de petits pavillons abandonnés, le lac plongé dans le noir offrait un refuge paisible pour s’asseoir et discuter. Les obstacles naturels et les immeubles assourdissaient le bruit des vagues et brisaient le vent. Alexandre choisit un banc enfouit au milieu des joncs. Armelle qui avait oublié ses craintes dans cet environnement tranquille se sentait en sécurité. Elle s’inquiétait juste de ce qu’elle allait bien pouvoir raconter… C’est Alexandre qui prit la parole, plus préoccupé de questions pratiques que de considérations romantiques :

« As-tu pris une couverture de survie comme je te l’avais recommandé ?

_ Oui, une de celles qui inquiétaient les gendarmes, répondit Armelle. Mais je n’ai pas froid, ajouta-t-elle, peu enthousiaste à l’idée de se transformer en épouvantail doré. Elle aurait préféré, tant qu’à faire, qu’Alexandre lui pose son manteau sur les épaules, comme dans une série B à l’eau de rose.

_ Il ne s’agit pas de ça. La couverture de survie empêche le rayonnement infrarouge du corps de s’échapper. La nuit les gendarmes surveillent la côte avec des drones, c’est la seule façon de s’en camoufler. Enveloppe-toi dedans, la face argentée contre toi.

_ C’est donc pour ça que les gendarmes étaient si nerveux avec nos couvertures de survie ?

_ Exactement. Un piège grossier au supermarché : ils ont dû aller intimider tous les clients qui en avaient acheté.

_ Comment tu sais tout ça ? Et d’abord, comment avais-tu le code pour rentrer chez moi ?, interrogea Armelle dont la curiosité avait fait oublier la timidité.

_ La femme qui vit au dernier étage du numéro 15 de votre bâtiment. Elle vous a vu le faire, elle l’utilise et elle l’a dit à mon père.

_ Columbo ? Mais pourquoi elle l’a dit à ton père ? Elle nous surveille ? Vous la connaissez ?

_ Vous l’appelez Columbo ?, s’amusa Alexandre. Elle voit tout et elle surveille tout le monde, c’est son truc. Disons que mon daron utilise son don. Il discute avec elle, il la fait parler et il lui refile des petits cadeaux qu’on lui donne à droite à gauche : des œufs, des pommes, un poulet, tu vois le genre.

_ C’est mon père qui l’a surnommée comme ça : elle observe tout, elle pose plein de questions, elle a l’air tebé et elle a un œil de travers. Pourquoi ton père la fait parler ? Il poucave aux gendarmes ? Ou c’est elle qui nous a dénoncés ?, s’énerva Armelle, faisant mine de se lever.

_ Non, calme toi, c’est le contraire. Columbo, comme tu dis, se fout des gendarmes. Elle roule pour elle. Je ne lui ferais pas confiance, mais elle n’est pas du côté des keufs. C’est pas le cas de tout le monde dans ta résidence. Mon père se renseigne, c’est son boulot de savoir qui est qui et d’aller voir les gens. Goémonier, c’est pour ça. Il circule, il va vendre ses algues aux fermiers, aux particuliers et aussi à l’usine d’engrais. En échange on le paie, mais on lui file aussi des trucs, genre des gâteaux, du miel, mais aussi des nouvelles.

_ Des nouvelles comme quoi ?, demanda Armelle qui n’avait pas imaginé que faire le mur pouvait prendre un tour aussi politique. Elle se demandait si Alexandre voulait faire l’important ou si vraiment elle venait d’établir le contact avec la Résistance. Elle s’enfonça un peu plus dans sa couverture de survie, franchement plus bling bling qu’un journal percé de trous. Tu parlais d’un truc : pour ne pas être vu il fallait s’emballer dans du papier alu.

_ Comme par exemple que ton père reçoit des journaux de gauche et qu’il pourrait peut-être avoir envie de nous rejoindre.

_ Vous rejoindre ?

_ On écrit un journal, mon père et d’autres. On l’écrit, on le photocopie, on le distribue, tout en papier, de la main à la main, sans réseaux, sans Internet. Tout à l’ancienne. On a besoin de gens pour écrire des articles sur ce qu’ils connaissent. Tes parents sont profs. Ils peuvent dire si ça marche ou pas l’éducation à distance. Est-ce que c’est vrai les statistiques du ministère ? Est-ce que les élèves suivent ou pas ? Tout ça quoi. On va voir des spécialistes de chaque domaine, et on leur demande si ce qu’on entend dans les médias est vrai. Si c’est pas vrai on écrit, ou on leur demande d’écrire et on imprime.

_ Ton père nous fait confiance ? Comment il sait ? Et qui me dit que ton truc c’est pas aussi un piège genre grossier comme au supermarché ?

_ Mon père en sait rien, mais moi je sais. Ou je sais pas mais j’ai envie de te faire confiance. Toi, tu vois ce que tu veux…

_ …

_ Alors, tu nous rejoins ou pas ? »

À suivre le 12 mars 2022…

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