Épilogue

Voici la fin du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.

Le raz-de-marée que Solange craignait, n’arriva pas. Du moins, pas un tsunami d’eau salée.

La vague qui étouffa brutalement Alexandre quand il apprit sur la plage, sous un soleil indifférent et magnifique, la mort de son ami, monta lentement dans le reste du pays.

Les premiers jours, on n’en parla pas. Un banal accident de la route lors d’une coupable mais rare entorse au confinement. À peine une brève aux informations pour le gouvernement qui pensait balayer cette poussière sous le tapis des incivilités juridiques et médicales du week-end pascal.

Tarek, Solange et le goémonier en firent un article qui, de leur propre et défaitiste aveu, aurait dû mourir dans le silence de quelques rares boîtes aux lettres. L’accident avait eu lieu à la campagne, sans témoins, au bout du continent, là où il ne pouvait toucher que quelques habitants isolés. La résignation aurait dû gagner.

La rumeur pourtant, portée sur la crête d’une vague naissante, gagna du terrain. Le pauvre article écrit pour le principe mais sans y croire, passa de main en main, fut photographié, envoyé, transféré, commenté, liké. Des amis et des parents parlèrent, cherchant le soulagement dans le partage au point d’en oublier le flicage des réseaux sociaux. Que pouvaient bien leur faire d’être surveillés quand le pire leur était déjà arrivé ?

L’histoire se propagea. Elle quitta le littoral et la campagne pour gagner la capitale et toutes les villes rencontrées sur le chemin. Les routiers et les livreurs la transportèrent d’une aire d’autoroute à l’autre, et bientôt elle toucha tout le pays.

La fin du jeune surfeur émut tous les âges et tous les milieux. Il était le fils des uns, le cousin des autres, un ami, un frère, un enfant. Il était le semblable des jeunes tant ruraux que citadins, une victime de l’autorité armée, sportif et plein de vie, tombé sans l’avoir mérité pour une blague qui n’appelait pas la condamnation à mort. Il avait bravé la loi sanitaire, mais aucune bonne âme n’avait réussi à le classer parmi la racaille des trafiquants drogués qui ne recevaient que ce qu’ils avaient bien cherché. Le jeune artisan était sérieux, utile et méritant. Dans tous les salons clos, dans toutes les cuisines, on soupirait, « misquine », « le pauvre ». La pitié exprimée au début du dîner ne s’évanouissait pas au dessert. Le jeune homme appelait toutes les sympathies, était membre de toutes les familles, riches ou pauvres, révolutionnaires ou conservatrices, musulmanes, athées ou catholiques. Il était mort, pour rien.

Des voix s’élevèrent alors pour compter les rares victimes récentes des covids et de ses variants. On les mit face aux témoignages qui sortaient, soudain nombreux, de parents d’adolescents déprimés, brisés, asociaux, phobiques et suicidaires qui vivaient reclus, allongés, pris en sandwich entre un matelas et un écran. Le surfeur tragiquement arrêté dans son survol de la vague par un véhicule de patrouille, devint le symbole de cette liberté perdue qui soudain commençait à manquer. On se souvint de l’air salin, du sable, des embruns, des promenades en forêt, de la marche et du sport en liberté.

Les consciences, brusquement déjavellisées, se réveillaient.

Quelques jours plus tard, les premières manifestations s’organisèrent. Elles n’explosèrent pas comme les émeutes de 2005 à Clichy-sous-bois, mais comme elles, elles gagnèrent tout le pays. Des collectifs se créèrent qui s’exprimèrent selon leur sensibilité en célébrant des messes ou en cassant des abribus. Dans un grand pas en avant, certains oublièrent l’interdiction des rassemblements pour appeler à des marches blanches qui durèrent plus d’une heure et rassemblèrent des gens sur plus d’un kilomètre.

Le verrou avait sauté. Les préfets, débordés, paniquaient. Trois semaines plus tard, des défilés non autorisés renaissaient dans toutes les villes. Les manifestants, aveuglés par la lumière du printemps, ne savaient plus vraiment contre qui, ni pour quoi ils manifestaient. Certains, simplement, se retrouvaient, amis, familles, perdus depuis longtemps, et se tombaient dans les bras au milieu des banderoles, des opportunistes vendeurs de merguez et des casseroles qu’on frappait en criant.

La violence s’invita, contenue depuis longtemps, elle explosa par endroits. Des nostalgiques s’habillèrent en jaune, se coiffèrent en rouge ou s’encagoulèrent en noir.

Le 1er mai 2024 devait frapper un grand coup. De partout le mot d’ordre fut lancé de gagner la côte et de se regrouper sur la plage qui avait vu naître la contestation, désormais légendaire, des surfeurs. Aucun barrage routier ne put contenir le flot des véhicules qui vint se garer en masse au pied des immeubles où vivait Armelle. En quelques heures une foule se pressa, comme au temps des 14 juillet d’avant les confinements, dans les parkings, sur le remblai et sur la plage qui étaient, la veille encore, déserts.

Armelle sortit, Alexandre était là aussi, incrédule, sonné devant les conséquences de la sortie en mer qu’avec ses amis ils avaient, un mois plus tôt, organisée. Son groupe d’adolescents était là également, sous la fenêtre où se tenaient Solange, Tarek et les garçons, hésitant entre l’envie de se faire connaître comme les précurseurs, et celle de rester en retrait, dépassés depuis longtemps par leur geste et par leur tristesse. Fallait-il être fiers ou regretter ?

La manifestation qui grossissait sans ordre ni mot d’ordre, avait fait tomber les barrières vers la mer, et les gens semblaient ne plus savoir s’ils devaient exprimer leur colère, ou leur bonheur d’être là, dans ce paysage que beaucoup pensaient ne plus jamais revoir. Des black blocs marchaient vite et droits, armés de gourdins mais oublieux de lancer les lourdes bouteilles en verre qu’ils avaient glissé dans leurs poches. Certains avaient retiré leurs doc martens et remonté leurs jeans pour courir baigner leurs mollets poilus et blancs. D’autres avançaient, avides d’aller loin, sans même bousculer une vieille qui avait maquillé de slogans son fauteuil roulant. La foule de ce jour avait délaissé les parasols et les cerfs volants d’autrefois pour promener des drapeaux rouges, des drapeaux français, des drapeaux basques, des drapeaux bretons, des drapeaux royalistes.  Un jardinier breton pauvre d’immeuble parisien riche, passait en discutant avec un ingénieur qui manifestait pour retrouver le droit d’aller rendre visite à son père. Un sociologue, docteur en casseurs et en mouvements sociaux humait l’air de la mer en faisant un cours – pas en visio enfin – à de calmes mères de famille qui disaient être là pour que la dictature n’y vienne pas. Une fanfare – saxos, sax ténors, trompettes et trombone – accompagnait les montures mécaniques rugissantes de motards à l’arrêt le long de la piste cyclable, tandis que des curés en soutane et sandales, le rosaire à la ceinture marquant le pas, côtoyaient des syndicalistes et des militants d’extrême gauche.

Les gendarmes postés sur la dune observaient la marée humaine qui déciderait peut-être, par sa mobilisation, de leur avenir et de nouvelles lois. Des journalistes filmaient les badauds, les touristes, les convaincus et les membres des services d’ordre de la CGT qui chantaient ensemble et s’échangeaient des tracts et des pancartes.

Armelle, tournant la tête pour guetter un signe d’approbation de ses parents, saisit la main d’Alexandre et l’entraîna dans le cortège. Viendrait peut-être le temps de la victoire ou de la répression. Peut-être ce mouvement serait-il le départ d’une libération ou d’une lutte difficile et d’autres restrictions. Ni le sociologue, ni la dame en fauteuil roulant, ni Columbo, ni les curés, ni même les gendarmes ne le savaient. Mais ce jour-là au moins, ils allaient marcher, s’exprimer, chanter et voir l’océan de près.

Après des mois, un mouvement naissait.

FIN

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Par Albertine Herrero

Quadragénaire, mère de trois enfants, prof de maths, vivant en petite couronne parisienne.

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