Chapitre 23 : Libre !

Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.

Au matin, Alexandre n’eut pas le temps de beaucoup s’interroger. Les ronflements tout proches de la débroussailleuse sans fil du voisin du numéro 13 le tirèrent de son sommeil. Coincé, courbaturé, Alexandre pestait contre cet habitant gênant dont la présence lui ôtait tout espoir de se glisser discrètement hors de son abri.

Il n’imaginait pas que le jardinier amateur, après avoir occupé sa nuit blanche à l’élaboration de mille dialogues et stratagèmes, s’apprêtait à jouer sa grande scène. Coupant son moteur il déclama, haut et clair comme il l’avait peut-être fait six décennies plus tôt au spectacle de fin d’année de l’école : « Le salut mon ami, comme il fait bon tailler. Avant l’heure de midi, j’aurai fini la haie. Et je vous le disais, tantôt par téléphone. J’aurais besoin vit’ fait, d’engrais pour géraniums. »

La voix qui répondit à la tirade de l’apprenti comédien exterminateur d’herbes folles, plus naturelle, était celle du goémonier. Dieu soit loué !!! Alexandre se détendit, brusquement soulagé, pour sursauter quelques secondes plus tard sous le fracas et les vibrations de coups frappés contre le coffre. Le voisin flattait la voiture de claques bien senties sur la lunette arrière. « Mais je vous vois distrait, compère goémonier. Par le curieux aspect, de cett’ voiture carrée. Sachez donc qu’un tel coffre, est utile aux parents. Ses dimensions leur offrent, à eux et aux enfants. De loger les bagages, et les trucs importants. Et c’est un avantage, d’y mettr’ un éléphant. Qui n’aurait pas déplu, à ALEXANDR’ le Grand. »

Le voisin avait craqué, ou il avait sniffé trop de graminées. Peu importait : le goémonier avait compris, et Alexandre qui pour l’instant souffrait d’être trop GRAND, aussi. Son père semblait guilleret et répondit qu’il lui enverrait son fils avec un sac d’algues pourries sur le parking avant qu’il ait fini. Pour le moment, il devait aller s’entretenir avec les gendarmes qu’il voyait non loin patrouiller, pour s’assurer de son droit d’aller sur la plage travailler. Il ne servait donc à rien de se presser, et le voisin annonça bien fort qu’il posait sa débroussailleuse pour aller s’entretenir avec une amie, distante bien sûr des mètres règlementaires. Il la voyait justement qui observait depuis sa cuisine une équipe de gendarmes aux aguets. N’était-ce pas rassurant de se sentir ainsi protégés par tant de représentants de l’ordre qui resteraient là, entre la mer, les immeubles et le parking, toute la journée ?

Résigné à ne pas bouger, Alexandre entama son tube de lait concentré sucré et déchira avec ses dents l’emballage d’une barre de céréales. Il n’entendait plus rien des manœuvres théâtrales du voisin d’habitude discret, qui là, semblait décidé à mener la revue.

Trottinant vers les logements, le petit vieux avait repéré Columbo qui fumait, penchée à sa fenêtre. Faussement inquiet, il l’interpela d’en bas pour lui demander si elle savait, elle qui était si bien informée, pourquoi une poubelle avait été renversée dans la rampe d’accès au garage souterrain de la résidence d’à côté. Croyait-elle qu’il pouvait s’agir de chats ? Fallait-il craindre pire ? Un squat ? Serait-il bienvenu d’en informer les autorités ?

Columbo cligna d’un œil, rejeta sa tête en arrière, et sa bouche fut agitée d’un tic qui pouvait passer pour un sourire. Qu’elle y crut ou non, la poubelle pouvait faire une bonne histoire. Mais bien sûr qu’il fallait s’en inquiéter, n’avait-elle d’ailleurs pas vu des lumières de lampes torches danser la nuit dernière au fond de cette rampe d’accès ?

La voisine du 11, à ces mots, sortit un visage masqué de derrière ses rideaux. Voilà qui ne pouvait que trahir encore la présence de filous. Les pires de la bandes des surfeurs et des véliplanchistes n’avaient pas encore été mis sous les verrous. Il était clair qu’un brave carreleur qui aurait dû refaire l’entourage de sa baignoire la semaine suivante, un garçon sérieux issu de la région, ne pouvait qu’avoir été mal influencé par de dangereux délinquants étrangers qu’il fallait absolument appréhender. Et où auraient-ils pu aller, ces fourbes, ailleurs que dans les sous-sols du quartier ? Voilà qui devait bien leur rappeler les caves et les égouts de leurs cités. Ils s’étaient même certainement nourris dans la poubelle et avaient, par les détritus répandus, forcément attiré des rats et autres nuisibles qu’il faudrait maintenant chasser pendant des mois.

Les deux commères qui, les autres jours, ne s’appréciaient guère, décidèrent donc de faire cause commune, et sortirent à la rencontre des gendarmes. Columbo avait pris le temps de s’étaler un peu de rouge à lèvres de travers, et un trait d’eye liner surlignait ses yeux dont les paupières palpitaient. Elles prirent à elles deux, en tenailles, le groupe de gendarmes le plus proche.

La réaction chimique avait démarré : il suffisait de la laisser évoluer. Le voisin du 11 revint à sa débroussailleuse tandis que les deux femmes rivalisaient d’adjectifs superlatifs pour décrire le danger qui les menaçait depuis le garage souterrain. De loin, il ne comprenait pas tout, mais il les voyait agiter les mains, et il se marrait un peu en coin. L’air de rien, il appuya son dos contre la voiture de Solange, alluma une cigarette, et, enfin tranquille, parla tout doucement, comme s’il s’adressait aux arbres : « J’ai tout vu hier. Je sais que tu es dans le coffre mon garçon. Ton père est au courant. On va te sortir de là. Sois encore un peu patient. » Et d’ajouter sur le ton de l’espionnage : « Si tu as compris, frappe deux coups. » Ce que fit Alexandre avec son pied, question de s’étirer.

Satisfait, aspirant une bouffée, le voisin remarqua tout haut : « Pour une fois que ces deux peaux de vaches vont être utiles à quelque chose… »

Là-bas, c’était maintenant le branle-bas de combat. Toutes les patrouilles des environs avaient été appelées par radio. Elles s’équipaient de gilets par balles, lustraient leurs matraques et se préparaient à l’assaut de la poubelle renversée. Au signal, elles se dirigèrent toutes vers le parking, forcèrent sans peine la porte que l’abandon avait déjà bien déglinguée, et s’engouffrèrent dans le sous-sol, attirant tous les regards et vidant du même coup de tous les militaires les abords des résidences et des parkings.

« Sors vite de là », ordonna le vieux. Alexandre, utilisant la trappe entre le coffre et l’habitacle, rampa vite sur la banquette arrière, déverrouilla le véhicule, et sortit comme si de rien n’était. Il était bien un peu décoiffé et un peu mal fringué, mais le voisin lui colla immédiatement dans les bras une grande poubelle de jardin en plastique noir, remplie d’algues en décomposition. Pas de quoi trouver étrange qu’Alexandre ne porte pas un costume de bal.

Rassemblés à la fenêtre, les membres de la famille d’Armelle virent donc sortir bredouilles mais poussiéreux, une armée de gendarmes dépités, et Tarek pu apprécier la vision d’un Alexandre vêtu de son plus beau T-shirt « Super papa ». Armelle était rassurée et Alexandre souriait en se dirigeant vers la plage pour travailler, ou pour buller devant la mer après sa mauvaise nuit. Il avait le sentiment que la belle vague ourlée d’écume lui avait coûté cher, mais il ne regrettait rien.

Il marchait vers son père, ignorant des mauvaises nouvelles qui l’attendaient. Leur manifestation, pourtant bien inoffensive, de liberté avait très mal tourné.

Suite et fin le 14 juin 2022…

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Par Albertine Herrero

Quadragénaire, mère de trois enfants, prof de maths, vivant en petite couronne parisienne.

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