Chapitre 14 : Travailleuse du clic

Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.

Solange était fatiguée. La fin de semaine approchait, triste et molle. Encore deux jours et ils seraient en vacances. Il était temps. Dans la nuit, Hélias avait fait une terreur nocturne. Les yeux ouverts sur le néant, ne reconnaissant personne, il avait hurlé et frappé pendant quinze minutes. Une éternité. Malo ne s’était pas réveillé. Il dormait profondément, en bébé. Armelle, cachée sous la couette, s’était plaqué le traversin plié sur les oreilles. Solange avait eu l’impression que sa fille ne s’était pas assoupie depuis son coucher jusqu’au moment où les cris de son frère avaient fait débouler ses parents dans la chambre. À quoi pouvait-elle bien s’occuper, fraîche et lucide, au milieu de la nuit ? Très perturbée par le comportement de son fils, Solange avait vite oublié de s’inquiéter pour sa fille. Mal positionnée à essayer d’étreindre Hélias de face quand il aurait fallu le ceinturer par derrière, elle s’était pris, en voulant le protéger de lui-même, des coups de pieds dans la poitrine et des coups de griffes sur le nez.

Ces terreurs nocturnes auraient dû cesser depuis des années. Quelles visions infernales, oubliées au réveil, pouvaient à ce point terrifier un enfant épargné par la faim et par les mauvais traitements ? Un toit sur la tête, des repas variés dans les assiettes, la sécurité, des jouets et de l’instruction : tous les besoins humains étaient comblés. Certains proclamaient même qu’un âge d’or avait été atteint grâce au confinement. Alors d’où venaient ces cris qui lui déchiraient l’âme ?

Solange avait eu du mal, cette nuit-là, à retrouver le sommeil. Tarek ronflait. À peine la paix revenue, il s’était allongé pour reprendre sans difficulté le cours de sa nuit. Pragmatique, il croyait, pour le quotidien, aux règles simples : à l’heure de dormir on dormait, à l’heure de manger on mangeait, et tant que Dieu nous donnait la force de tenir sur nos jambes, on se levait le matin. Il fallait bien avouer qu’il s’était réveillé en meilleure forme que sa femme. Enchaînée à son écran, elle se concentrait difficilement sur son travail malgré deux tasses de café dont elle détestait l’amertume mais qu’elle avait adouci d’un peu de lait et de beaucoup de sucre. Il devait être dix heures. Ses paupières clignaient. Elle cliquait.

Depuis deux heures elle cliquait. Elle avait demandé à ses élèves de lui rendre un devoir pour la veille, le mercredi 21 février, en espérant pouvoir corriger tous leurs travaux avant le vendredi soir, début des vacances. Hélas, les retardataires étaient nombreux, qu’ils aient été fainéants ou sincèrement victimes d’un problème informatique.

Sur les cent-vingt lycéens qui devaient lui rendre un devoir d’arithmétique traitant de congruences, une petite trentaine seulement avaient, dans les temps, envoyé un mail contenant le travail demandé sous forme d’une pièce jointe au format reconnaissable. Solange savait qu’elle n’en récupèrerait en tout pas plus de soixante, même après de multiples relances. Elle s’en disait désolée, et l’était sans doute un peu, mais pour être honnête, sans l’abandon temporaire ou définitif de certains élèves, elle n’aurait pas pu s’en sortir.

Chaque devoir donnait lieu à plusieurs échanges de mails. Le monde parfait du numérique comptait, dans la promotion qu’il faisait de ses qualités, sans l’imperfection des élèves qui ne comprenaient pas toujours les énoncés, effaçaient ou échouaient à ouvrir les pièces jointes, oubliaient les dates, ou ne pouvaient que difficilement s’organiser avec un ordinateur dans une famille de cinq. Pour chaque devoir reçu, trois ou quatre échanges de messages étaient nécessaires. Certains appelaient au secours au milieu d’une nuit ou d’un jour férié, perdus dans une temporalité qui exigeait l’immédiateté. Solange envoyait des mails. Solange recevait des mails. Solange téléchargeait des pièces jointes. Elle les archivait. Elle créait des dossiers et des sous-dossiers. Au nom et à la photo – parfois à l’avatar – de l’élève, au nom du groupe, du chapitre, du diplôme, de la date. Elle recherchait le vrai patronyme d’inscription du « bo gosse du 93 », de « blakpanter », de « The Demon » et de « frb2008 ». Quand elle échouait à mettre un nom officiel sur un pseudo vantard ou provocateur qu’un adolescent avait choisi pour ses copains en oubliant qu’il l’utiliserait pour ses profs, elle cliquait sur « répondre » et demandait : « J’ai bien reçu votre message, mais vous êtes qui ? ». S’ensuivait un autre va-et-vient sur les chemins magiques de l’Internet dont Solange avait renoncé à calculer l’empreinte carbone. Certains élèves qui écrivaient trop mal ou avec trop d’efforts, préféraient enregistrer un message vocal VMS en MP3, WAVE ou PCM depuis une API. Tout ceci sauvait-il plus les arbres de la planète que les anciennes copies doubles, grand format perforées des vieilles listes de fournitures scolaires que les parents promenaient, pliées, froissées, annotées et barrées, dans les rayons surpeuplés des supermarchés les jours de rentrée ?

La connexion WI-FI venait de sauter. Il fallait tout recommencer : ouvrir de nouveau l’Environnement Numérique de Travail (ENT) de la plateforme de cours virtuels du ministère, entrer les codes, attendre, cliquer. Ouvrir la messagerie de l’ENT. Cliquer. Cliquer sur la pièce jointe et choisir de l’enregistrer, autre clic. Cliquer sur l’explorateur de fichiers et ouvrir le dossier téléchargements : deux clics. Cliquer droit sur le document téléchargé pour le renommer du nom de l’élève, de son groupe et du sujet de l’exercice. Certains élèves, pour un devoir, envoyaient plusieurs messages : un pour chaque exercice, au fur et à mesure de leur avancement. Pour ceux-là, créer un sous-dossier. Double-cliquer gauche pour vérifier la lisibilité du document envoyé. Cliquer pour le retourner. Les élèves les mieux organisés envoyaient un scan propre. Les autres, les plus nombreux, prenaient une photo. Certaines photos étaient floues, illisibles, trop petites. Sur d’autres on voyait en partie la copie, mais surtout le bureau, la trousse, le canapé, et sous la feuille, le cours d’anglais qui dépassait. Dans certains mails il y avait plein de bonjours, de souhaits de santé et de formules de politesse, mais pas de pièce jointe. Alors Solange répondait, retournant formules de politesse et souhaits de bonne santé, pour signaler que la pièce jointe avait été oubliée. Ou mal téléchargée. Ou volatilisée dans les caprices du réseau. Certains formats étaient inadaptés. D’autres carrément inconnus. Jpeg, jpg, pdf, doc, odt OK, mais heic ? Heic ne passait pas. L’ordinateur de Solange digérait toujours mal ce format. Solange trouvait donc des astuces et des contournements, qui fonctionnaient un jour, mais pas le lendemain. Elle cliquait droit, copiait, collait, capturait, imprimait écran. Elle recollait sous word. Elle sauvegardait. Classait. Rangeait. Clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic. Parfois Solange reconnaissait l’élève mais se trompait de groupe. Elle devait alors cliquer sur un autre onglet et vérifier ses listes de groupes sur l’ENT.

À 11h30 la boîte mail de l’ENT afficha une mise à jour système et planta.

Solange s’arma de son téléphone et ouvrit sa boîte mail professionnelle qui était différente et sécurisée autrement que sa boîte mail de l’ENT. Celle-ci devait servir exclusivement aux messages du ministère et aux bons vœux des inspecteurs, aux consignes officielles, aux offres de formations virtuelles sur EXCEL et sur PYTHON, aux informations syndicales sur les salaires et aux propositions de manifestations en ligne par des hashtags de contestation. Pour se syndiquer et pour protester contre le ministre de l’Éducation, alternative aux rassemblements physiques interdits par son ami le ministre de la Santé, il fallait aussi cliquer.

Par prudence, Solange avait donné l’adresse de cette messagerie à ses élèves. Elle avait aussi fini par donner son numéro de téléphone personnel. Peut-être un jour serait-elle victime d’un harceleur ou d’un troll, mais la saturation fréquente des réseaux pédagogiques imposait presque de les doubler par des moyens de communication personnels, au mépris de la prudence et du cloisonnement entre métier et vie privée.

De chaque côté on galérait. Une élève avait déjà envoyé, sur la boîte professionnelle presque saturée de messages automatiques alertant de la saturation prochaine de la messagerie, un mail pour signaler que dix autres n’arrivaient pas à se connecter. Et déjà le téléphone sonnait : deux autres élèves perdus sur les chemins, momentanément barrés, de l’ENT avaient bifurqué par le réseau mobile. Des dizaines de photos s’enregistraient sur le WhatsApp de Solange.

Solange avait perdu son métier. Elle n’enseignait plus, elle archivait. Quelle proportion de sa matinée aurait-elle, ce jour-là, consacré à expliquer des mathématiques ? On se rapprochait de zéro. Tout n’était que clics et parades techniques. Quelle partie du cerveau – du sien mais aussi de celui de ses élèves – avait-elle fait travailler ? Quelle nourriture intellectuelle avait-elle servi aux jeunes dont elle avait, pour quelques heures, la charge ? Elle se faisait l’effet d’un vendeur de barbe à papa. Que restait-il donc dans la bouche et dans l’estomac de cette friandise gonflée d’air qu’on avalait sans mal mais qui ne ferait jamais un repas ?

Peu de gens comprenaient son aversion pour l’informatique que tous jugeaient proche des mathématiques. Ne fallait-il pas être rigoureux et avoir l’esprit scientifique pour apprécier ces deux disciplines ? L’informatique avait des règles et la programmation quelques vertus logiques, mais elles étaient trop souvent soumises aux caprices d’une surcharge de fréquentation, aux variations de tension, à des mises à jour, à des fluctuations inexpliquées et à des changements de codages insoupçonnés. Un peu de poussière dans les rouages pouvait aussi tout changer.

L’informatique agaçait Solange, l’énervait. Il ne réagissait pas assez vite à une commande correcte et lui effaçait tout immédiatement pour une erreur de frappe. Trop souvent, au moment où elle allait finir un travail et enfin reposer ses nerfs et ses yeux, un message sur l’écran lui indiquait que son programme ne répondait plus. Elle perdait parfois une demi-heure, ou une heure de travail. Pas un drame, mais des contrariétés.

Les mathématiques ne la contrariaient pas. Les méthodes de résolution d’une équation ne changeaient pas selon d’obscures variantes sur des versions 2.0 ou 3.5. Les problèmes avaient une stabilité temporelle qui la ravissait. Solange n’était pas brillante. Elle n’avait aucun instinct ni aucune spontanéité. Jamais une ampoule ne s’était allumée dans sa tête au moment de démontrer un théorème ni même un lemme*. Solange s’était simplement rendu compte de son apaisement étonnant lorsqu’elle planchait sur des devoirs de quatre heures pendant ses études. Ces moments de stress pour la majorité des étudiants étaient pour elle des moments de sérénité. Dans le silence de la chapelle du lycée aménagée en salle de devoirs, plus rien n’existait en dehors des questions de l’énoncé. Les résultats à démontrer étaient si complexes qu’ils accaparaient son cerveau intégralement sans laisser aucune place ni pour des soucis, ni pour des états d’âme. Aucune antithèse n’existait à ses démonstrations. Il n’y avait pas de contradicteurs, pas de débats, pas d’arguments. Il n’y avait pas de logiciels qui plantent, ni d’orage dans l’air et aucune envie ne la prenait de donner un bon coup de pied dans l’unité centrale pour défoncer la carte mère. Soit elle échouait à démontrer, soit elle réussissait. Soit une faille rendait son raisonnement faux, soit il était vrai de la seule vérité vraie qui puisse exister : le vrai mathématique démontré par des générations qui s’étaient transmis le flambeau d’un absolu fondé sur des postulats millénaires.

Solange comprenait lentement. Quand elle ne comprenait pas tout, elle ne comprenait rien. Sa lente recherche de la clarté absolue avait fait d’elle une étudiante sans génie, mais elle était devenue une bonne prof, très appréciée des élèves en difficulté. Comme elle devait elle-même travailler au fond des choses pour comprendre, comme une seule zone d’ombre lui gâchait tout, elle découpait chaque exercice et chaque propriété en petites briquettes élémentaires d’une grande simplicité qu’elle assemblait ensuite comme une figurine de lego, de la simple maisonnette carrée au plus grand vaisseau Star Wars. Elle savait ainsi décomposer toutes les difficultés de ses élèves et répondre à leurs questions par des chaînes d’affirmations simples qui paraissaient compréhensibles et en devenaient rassurantes pour les cancres.

Avait-elle répondu à des questions ce jour-là ? Avait-elle utilisé ses qualités ? Elle avait cliqué. Et le pire était à venir puisque les programmes scolaires remplaçaient de plus en plus les notions mathématiques par des cours d’utilisation de tableurs ou de logiciels de calculs formels. Il n’était plus nécessaire de savoir ce qu’était une moyenne pour en calculer une, et l’obtention des résultats ne venait plus par l’application de raisonnements intelligents, mais pas l’exécution aveugle et disciplinée d’un protocole appris par cœur ou d’une chaîne de commandements. On ne faisait même plus semblant de vouloir former des êtres pensants. On formait des exécutants.

Solange attendait l’heure du déjeuner. Elle était épuisée. Épuisée par sa nuit, et épuisée par le vide.

* Résultat mineur, préalable à la démonstration d’un théorème.

À suivre le 05 mars 2022…

Pour laisser un commentaire, retournez à la page d’accueil, et cliquez sur le nom de l’article en bas de la page. N’hésitez pas : toutes vos réactions m’intéressent ! Merci

Chapitre 13 : Le gène de la chaussette

Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.

En se réveillant le matin après sa sortie nocturne illicite, Armelle avait senti tout contre elle, la chaleur de Bonbon. Sa première pensée au contact de la petite chatte avait été qu’elles partageaient maintenant la même expérience de bien-être et de paresse matinale : comme le lit semblait bon, comme les muscles appréciaient la chaleur et le repos, comme le sommeil était doux et profond, après une marche dans la nuit froide ! En caressant le cou du jeune animal assoupi, Armelle avait senti la feuille de papier pliée, roulée dans son collier. La réponse d’Alexandre, enfin ! Alors même qu’elle avait cessé d’espérer, et qu’elle commençait à oublier combien elle l’avait attendue…

Alexandre n’avait tout simplement pas compris tout de suite la fonction ni les propriétés du collier d’agent secret qu’Armelle avait fabriqué. Il avait joué avec la chatte sur la plage plusieurs jours de suite avant de découvrir le message d’Armelle glissé dans la doublure du tissu.

Ainsi furent posées, ce vendredi 2 février, les prémices d’une correspondance qui ne tarda pas à s’épanouir. Les jours qui suivirent, Bonbon s’acquitta à merveille de sa tâche de messagère, bondissant de l’appartement à la plage, et de la plage à l’appartement en quête de jeux, de caresses et d’appétissantes récompenses généreusement distribuées des deux côtés.

Une semaine passa sans que ni Armelle, ni Alexandre ne cède à la facilité de glisser son numéro de téléphone dans le collier. Très vite, le contenu des messages avait changé. De polis et d’enfantins, ils étaient devenus, au fil des allers-retours de part et d’autre du chemin côtier, personnels et sérieux. En cette période de délation, les deux adolescents à qui l’innocence d’une amitié naissante aurait été dangereuse, se testaient. Armelle appréciait l’usage désuet du papier. Alexandre se méfiait de la surveillance des réseaux sociaux. Armelle avait-elle choisi de faire implanter sous la peau de son poignet une de ces micropuces RFID qui facilitent diverses actions du quotidien comme les commandes et les paiements en ligne, ou le suivi de sa santé, mais qui vous pistent sans fin à moins de vous mutiler la main ? Savait-elle échapper à la surveillance de son I phone et au traçage des informations fournies par l’examen de l’historique de ses recherches Internet ? Que pensait Alexandre de ce confinement qui le rendait maître de la plage et enrichissait son père par la récolte, sans culture ingrate ni concurrence, de la matière première, gracieux cadeau de l’océan, d’un précieux engrais bio ? Remerciaient-ils chaque jour à l’heure du bénédicité, le gouvernement ?

Au fil de leurs échanges, Armelle et Alexandre prirent le risque de se faire confiance. Au soir du 9 février, alors qu’Armelle rangeait ses affaires scolaires avant le repos hebdomadaire dûment inscrit sur le planning punaisé au mur de Solange, elle sortit du collier une citation d’un vieil article de 2007 du journal le Monde qu’Alexandre avait trouvée inspirante et qu’il lui offrait, comme une meilleure preuve de respect et de complicité que ne l’aurait été un bouquet : « Les populations des contrées industrialisées sont si obsédées par la sécurité, la santé et le bonheur consumériste, qu’elles ont renoncé à tout idéal de liberté, y compris au sens rudimentaire de protection de la vie privée contre les grandes puissances de la société moderne. »(1)

Armelle admirait le travailleur manuel qu’elle ne s’attendait pas – avec ses préjugés de fille de prof – à trouver si curieux, si cultivé. Sans doute un tantinet trop sérieux. Il avait trois ans de plus qu’elle, et sa réflexion sur le confinement dépassait et nourrissait la haine intuitive qu’Armelle en avait. Elle écoutait maintenant plus attentivement les conversations de ses parents qui accusaient, non pas des systèmes politiques autoritaires, mais bien la population entière, pas seulement de l’acceptation, mais de la recherche d’une vie cloîtrée, comme le feraient des animaux sans instinct qui idéaliseraient la sécurité d’une cage. Tarek savait bien que si les quelques journaux papier qu’il commandait n’étaient pas censurés, c’était parce qu’aucun dirigeant ne prenait au sérieux les protestations de groupuscules épars de la gauche libertaire qui publiaient quelques articles si peu lus et si peu crus, qu’ils ne représentaient aucune menace pour les pouvoirs en place. C’était un peu comme si des parents compréhensifs laissaient jouer avec un pistolet en plastique un enfant turbulent qui aurait voulu se démarquer d’une fratrie plus sage et plus âgée. Ce n’était pas sérieux et il rentrerait vite dans le rang.

Tarek pourtant ne se décourageait pas et gardait foi en l’action de ces publications marginales que le pouvoir traitait avec condescendance. Un jour elles aideraient au réveil de la conscience collective.

Il avait d’ailleurs prévu de consacrer son après-midi du samedi 10 février à la lecture du dernier mensuel contestataire reçu par la Poste le jeudi précédent, mais les facécieux dieux du week-end en avaient décidé autrement. Il n’avait pas trouvé son journal dans le salon, et, loin d’imaginer que c’était Armelle qui, dans sa nouvelle passion pour la politique, le lui avait piqué, il avait commencé à pester contre le désordre de l’appartement et contre la manie que sa femme avait de tout ranger n’importe comment.

Solange à ce moment là touillait une sauce béchamel. Depuis quelques minutes déjà son agacement croissait. Elle se savait injuste, mais supportait mal de se battre avec ses casseroles pendant que son mari s’asseyait dans le canapé. Bien sûr, après le dîner, quand il ferait la vaisselle, la situation s’inverserait, mais là maintenant, ça l’énervait. Elle était énervée d’être injuste, énervée d’être énervée, mais c’était plus fort qu’elle et c’était comme ça.

La main gauche occupée à tourner en rond inlassablement une grosse cuillère en bois dans la béchamel, Solange cherchait de la main droite, au-dessus de la gazinière, à l’aveugle dans un placard, la planche à découper les oignons. Hélas point de planche à découper sous cette main qui fouillait à tâtons, bientôt contrainte à l’abandon. Où Tarek avait-il pu ranger la planche après sa dernière vaisselle ? Inutile de l’interpeler alors qu’il explorait tous les recoins et soulevait tous les coussins à la poursuite de son mensuel. Solange se résigna donc à ouvrir les placards un par un, même les plus hauts, déplaçant pour cela plusieurs fois dans un épuisant mouvement de translation le tabouret sur lequel elle montait, puis descendait, puis montait encore, à seule fin de trifouiller dans tous les casiers perchés au plafond de la cuisine. Au moment où Solange retrouvait la planche à découper glissée avec les moules à gâteaux et les boîtes en plastiques qui, toutes, lui tombèrent sur la tête avant d’atterrir dans la poubelle ou d’aller rouler sous le four, Tarek commençait à récriminer.

La béchamel, laissée à elle-même quelques minutes, avait fait des grumeaux. Solange ne savait pas où était ce journal idiot écrit par des gauchistes pédants ramollos du cerveau ! Ils brassaient peut-être de grandes idées, mais en attendant la sauce était gâchée. Alors qui rangeait tout n’importe comment dans cet appartement ? Et par la faute de qui avait-elle trouvé le matin même la paire de chaussettes avec des papillons jaunes d’Armelle dans l’armoire d’Hélias ? Sans parler de son pantalon bleu qu’elle croyait disparu et sur lequel elle était tombée par hasard dans le placard de sa fille. Solange avait de plus petites jambes, et elle avait de plus grosses fesses, c’était facile à voir, non ?

Armelle avait posé le journal. Elle hésitait à le rendre alors qu’elle était au milieu de la lecture d’un article qui l’intéressait. Si son larcin avait lancé la dispute, elle savait que l’avouer ne pourrait rien apaiser. Mieux valait œuvrer pour garder l’équilibre entre ses parents en leur laissant penser qu’ils avaient chacun perdu un truc. Elle se remit donc à lire au moment où Tarek expliquait pour la millième fois qu’il ne pouvait pas savoir qui portait quoi de ces textiles chinois fabriqués à un centime qu’on leur vendait cent euros. Il n’aimait pas les chiffons et il ne pouvait pas savoir dans quelle armoire se rangeaient quelles chaussettes. C’était inimaginable, immuable, génétique !

Bonbon, qu’Armelle n’avait pas réussi à attraper depuis la veille, fit son apparition. La jeune fille l’appela, l’embrassa et examina son collier. Alexandre, contre toute attente, y avait glissé son numéro de téléphone, spécifiant de ne l’utiliser que pour écrire des messages anodins et sans intérêt, indignes d’être espionnés. Leurs véritables échanges devaient continuer à passer par Bonbon, mais si jamais leur relation venait à être soupçonnée, mieux valait une communication banale qu’une absence de communication suspecte.

Armelle immédiatement écrivit : « Bonjour, ça va ? ». Alexandre, quelques secondes plus tard répondit : « Super, et toi ? ». Puis bippa un deuxième message. C’était une vidéo. Sans parole, sans personnage, sans indication de temps, sans histoire, elle montrait la plage qu’Alexandre avait sans doute filmée la veille, un paradis inaccessible bien que situé à quelques dizaines de mètres de là. Pendant que Solange criait de l’autre côté de la cloison qu’à travail et niveau d’études égaux, il n’y avait aucune raison pour qu’elle ait, seule, reçu en héritage – maternel certainement – le gène de la chaussette, Alexandre offrait à Armelle une minute et quatorze secondes de soleil, d’algues et de bécasseaux sanderling(2) trottant sur les vagues.

(1) Michel Alberganti, journaliste, cité dans La liberté dans le coma, du groupe Marcuse aux éditions La Lenteur, 2012.

(2) Petits oiseaux de bord de mer… Je crois… mais je peux me tromper car je n’y connais rien en oiseaux.

À suivre le 25 février 2022…

Pour laisser un commentaire, retournez à la page d’accueil, et cliquez sur le nom de l’article en bas de la page. N’hésitez pas : toutes vos réactions m’intéressent ! Merci.

Chapitre 12 : En pleine nuit

Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.

Intimidée et apeurée, Armelle grelottait.

Plusieurs jours étaient passés depuis la décision qu’elle avait prise de sortir seule en cachette après le couvre feu. Il ne suffisait pas d’ouvrir la porte au milieu de la nuit comme elle le pensait. Si les chaussures étaient rangées dans le couloir et faciles d’accès, il lui faudrait aussi attraper son manteau dans la penderie de la chambre de ses parents. Hélas Solange, telle un dragon gardien, avait le sommeil léger.

L’escapade envisagée devint rapidement un ample projet d’évasion dont Armelle ne négligea aucun détail. Un heureux hasard voulu que sa mère annonce pendant le déjeuner du jeudi 1er février qu’elle mettrait tous les manteaux dans la machine au retour de leur sortie de l’après-midi pour ne pas oublier de les laver le lendemain matin. Le vendredi 2 s’annonçait trop pluvieux pour profiter de l’heure de sortie, et les manteaux auraient le temps de sécher aux radiateurs avant le week-end. Dans un appartement sans buanderie, sans extérieur et sans espace pour y loger un sèche-linge, la lessive des draps et des gros vêtements devenait chaque fois un événement important.

Armelle, sous prétexte qu’elle s’ennuyait, rentra ce jour-là dix minutes avant tout le monde de la promenade quotidienne sur les parkings. Une fois dans l’appartement, elle attrapa précipitamment un tabouret pour retourner dans le hall de l’immeuble et s’y percher afin de dévisser légèrement les ampoules des plafonniers qui étaient équipés de détecteurs de mouvements. Elle avait poussé ses parents et ses frères à sortir tôt après le déjeuner pour jouer dans la pleine lumière du début d’après-midi. Il était important de ne pas être dehors à la tombée du jour afin qu’aucun membre de la famille ne remarque, au retour, la défaillance de l’éclairage automatique. Elle ne pouvait pas se permettre de laisser s’illuminer les parties communes quand elle sortirait dans la nuit. Elle mit également à profit ses derniers instants de solitude pour imbiber d’huile de cuisine un papier absorbant et en badigeonner les gonds de la porte d’entrée qui grinçait par moments. Certaine qu’une trop grande perfection aurait attiré des soupçons, elle suspendit, avec le sentiment de préparer le crime parfait, son manteau, son écharpe et ses gants, dans l’armoire de ses parents. Comme prévu, Solange s’énerva, en rentrant quelques minutes plus tard, du manque de considération dont faisait preuve la fille pour le travail de sa mère. Elle lui reprocha d’être indifférente à sa famille et de ne pas faire attention à leurs conversations. Pour finir, elle attrapa d’un geste rageur les vêtements chauds d’Armelle et les lança les premiers dans le tambour de la machine à laver.

Très agitée, Armelle n’avait pas eu, le soir venu, de mal à rester éveillée jusqu’à l’endormissement complet de la maisonnée. Elle savait que son père mettait son réveil à quatre heures du matin afin de lever Malo et de le porter, aux trois quarts endormi, jusqu’aux toilettes pour un pipi de milieu de nuit. Tarek préférait cette courte corvée au risque d’avoir à essuyer des pleurs et des draps mouillés si le petit venait à s’oublier.

Armelle se retrouva donc dehors à deux heures, seule et soudain désemparée dans un espace vide qu’elle ne savait pas appréhender.

Elle avait tout prévu, sauf ce qu’elle ferait une fois sortie. La lune venait de se lever. Elle en était à son dernier quartier, et Armelle avait compté sur son éclairage pour rendre inutile l’usage d’une lampe de poche qui aurait pu la faire repérer. Elle n’avait cependant pas imaginé que la nuit serait si claire. Elle se sentait vulnérable, à découvert.

Heureusement toutes les fenêtres des immeubles qui donnaient sur le front de mer étaient fermées. Armelle prit donc le risque de s’élancer sur le chemin qui séparait les habitations de la plage. Elle traversa la piste cyclable et s’engagea dans le sentier des dunes qui montait puis descendait vers l’océan. Une fois passée la butte, dissimulée par le dénivelé, elle s’assit un moment, le cœur battant, à l’abri des hautes herbes. Elle enfonçait ses mains dans le sable froid et renouait avec d’anciennes sensations. Les grains glissaient entre ses doigts. Autrefois, la base nautique construite à sa droite à même la plage, éclairait la côte de ses puissants projecteurs. Maintenant abandonné, le centre de loisirs avait éteint ses feux. Tout semblait vide, et malgré la lune qui la rendait visible, Armelle s’aventura sur la plage. Elle marcha vers l’eau, attirée par le bruit des vagues dont elle ne distinguait, dans la nuit, que les franges blanches d’écume. S’approchant trop près, elle mouilla ses chaussures et sursauta plus de plaisir que de désagrément. L’excitation lui faisait oublier qu’elle tremblait de froid malgré son manteau. Faute d’autres vêtements accessibles, elle avait passé sur son pantalon de pyjama de hautes chaussettes de Noël, l’une rouge, l’autre verte, en jacquard étoilé, qu’on accrochait en décembre au pied du sapin et que Solange avait rangées dans un placard de la chambre des enfants avec toutes les décorations.

Le vent s’était levé. Une brume de grains de sables qui roulaient vers l’Ouest, rasait le sol, le faisant paraître flou et mouvant. Sous les boots de la jeune fille, le sable mouillé avait été sculpté par les vagues en lignes parallèles. À cet instant, Armelle regretta de ne pas avoir de vrais cours de physique. Son père lui avait raconté un jour que ces lignes s’expliquaient par la théorie des ondes. Une seule fois, au cours d’un été d’avant les confinements, elle avait remarqué que le sable avait été modelé non plus en lignes parallèles, mais en motifs carrés, nés de la rencontre de deux courants contraires en bord de mer, l’un vers l’Ouest, l’autre vers l’Est, qui avaient rendu ce bout de rivage semblable aux pavés de granit du parvis de son école parisienne. Elle était alors trop jeune pour comprendre, et maintenant qu’elle sentait que cette culture scientifique lui manquait, elle n’avait droit, pour tout enseignement qu’à des travaux dirigés d’informatique en ligne où un prof de physique incompétent leur faisait tracer sur des logiciels de dessin des molécules sans en expliquer le rôle ni la structure, leur demandait de calculer des moyennes sur des tableurs sans leur avoir jamais appris ce qu’était une moyenne, et les évaluait sur le tracé de graphiques établis à partir de données d’expériences qu’aucun élève n’avait jamais vues ni expérimentées en vrai. L’enseignement à distance avait permis de supprimer les labos qui avaient coûté bien cher en aménagement, en personnels et en matériels aux établissements d’enseignements secondaires. Pourquoi offrir à toute une génération une formation fort onéreuse de physique pratique supposée déboucher sur l’apprentissage de la démarche scientifique, alors que quatre-vingt-dix-neuf pourcents des travailleurs n’avaient pour vocation que de faire fonctionner, sans les comprendre, des programmes et des protocoles pensés par d’autres, en appuyant sur des boutons ?

Armelle avança contre le vent vers l’estacade, puis la longea, passant la main sur les grappes luisantes de moules accrochées à ses poutres de bois et de métal. Si elle n’était pas venue là sans permission, elle aurait pu en rapporter des chapelets à sa mère pour qu’elle les cuisine à la crème fraîche, aux oignons et au vin blanc. Au pied des piliers, des flaques d’eau salées, laissées par la marée, abritaient toutes sortes d’algues et de créatures vivantes. Armelle y trempa ses mains, un peu inquiète de ce que ses doigts pourraient rencontrer dans l’obscurité. Passant au-dessus de ses craintes, elle voulait tout toucher, tout respirer, et se souvenir de tout.

L’immense jetée en bois qui avançait de quatre cent mètres dans la mer semblait endormie, abandonnée qu’elle était des touristes. Imposante, inutile et oubliée, elle fascinait Armelle dont le cœur débordait de gratitude pour cette compagne d’infortune. Elle voyait en cet ouvrage de planches échoué, souvenir d’une autre époque, une présence complice, une amie. Imprudente, euphorique, elle s’en éloigna en courant et en tournoyant pour s’offrir, la tête renversée, un point de vue sur le ciel. Fière, elle reconnut la constellation d’Orion qui brillait à la verticale de la plage, indifférente aux lois mesquines pullulant sur la Terre.

Soudain Armelle se figea, croyant avoir aperçu un autre promeneur. Ce n’était que son ombre, projetée par la lune. Elle sourit de soulagement, mais cet avertissement la rendit plus attentive. Il était temps : au loin sur le remblai, venaient d’apparaître les phares d’une voiture qui se rapprochait. Armelle courut se cacher sous l’estacade, et se colla contre un pilier. Immobile, heureuse que le ballet du sable soufflé par le vent ait déjà effacé ses traces de pas, elle attendit. Le véhicule venait de s’engager sur l’estacade. Il avançait au pas, ses roues cognant avec un bruit sourd et régulier, les poutres qui avaient servi à construire ce chemin sur l’eau, à l’origine destiné aux piétons. Un détachement de gendarmerie faisait sa ronde. Avait-elle été vue ? Venait-il pour elle? La patrouille passa au-dessus de sa tête. Serrée contre son poteau, souhaitant ne faire qu’un avec lui, Armelle avait les pieds dans l’eau. Les chaussettes de Noël en voyaient de belles… Le temps paraissait infini, et Armelle espéra que Malo n’avait pas fait pipi au lit. À présent son expédition qu’elle croyait si bien préparée se révélait bien hasardeuse. Un cauchemar d’un de ses frères avait pu réveiller ses parents. Tarek et Solange étaient peut-être en ce moment fous d’inquiétude. Et si son père était parti à sa recherche ? Que faire si les gendarmes décidaient d’explorer à pied la plage ? Mais la voiture revenait. Armelle la sentit de nouveau rouler au-dessus d’elle, puis elle s’éloigna, et disparut vers la ville.

Le charme était rompu. Armelle couru jusqu’à chez elle. Aucune lumière ne filtrait des volets roulants de son appartement. Aucun bruit ne passait sous sa porte. Discrètement, elle se glissa dans le couloir, près de la chambre de ses parents. En dehors de son père qui ronflait, tout était silencieux. Elle retira ses chaussures et ses chaussettes trempées qu’elle cacha sous son lit. Elle y penserait après. Elle enfouit au fond du tambour de la machine à laver son manteau, là où elle l’avait pris en sortant. Avec un peu de chance, sa mère lancerait sa lessive sans voir que le vêtement avait été mouillé. Son bas de pyjama était à peine humide, ça pourrait aller.

En se glissant sous sa couette chaude, propre et sèche, Armelle apprécia pour une fois la paix de sa chambre, la respiration rassurante de ses frères et la sécurité de son foyer. Elle sentait qu’elle avait mis de côté, provisoirement, sa colère et le dégoût des murs, qui l’enfermaient certes, mais qui la protégeaient. Une demi-heure plus tard, elle n’entendit pas son père qui venait réveiller Malo.

À suivre le 12 février 2022…

Pour laisser un commentaire, retournez à la page d’accueil, et cliquez sur le nom de l’article en bas de la page. N’hésitez pas : toutes vos réactions m’intéressent ! Merci.