Chapitre 12 : En pleine nuit

Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.

Intimidée et apeurée, Armelle grelottait.

Plusieurs jours étaient passés depuis la décision qu’elle avait prise de sortir seule en cachette après le couvre feu. Il ne suffisait pas d’ouvrir la porte au milieu de la nuit comme elle le pensait. Si les chaussures étaient rangées dans le couloir et faciles d’accès, il lui faudrait aussi attraper son manteau dans la penderie de la chambre de ses parents. Hélas Solange, telle un dragon gardien, avait le sommeil léger.

L’escapade envisagée devint rapidement un ample projet d’évasion dont Armelle ne négligea aucun détail. Un heureux hasard voulu que sa mère annonce pendant le déjeuner du jeudi 1er février qu’elle mettrait tous les manteaux dans la machine au retour de leur sortie de l’après-midi pour ne pas oublier de les laver le lendemain matin. Le vendredi 2 s’annonçait trop pluvieux pour profiter de l’heure de sortie, et les manteaux auraient le temps de sécher aux radiateurs avant le week-end. Dans un appartement sans buanderie, sans extérieur et sans espace pour y loger un sèche-linge, la lessive des draps et des gros vêtements devenait chaque fois un événement important.

Armelle, sous prétexte qu’elle s’ennuyait, rentra ce jour-là dix minutes avant tout le monde de la promenade quotidienne sur les parkings. Une fois dans l’appartement, elle attrapa précipitamment un tabouret pour retourner dans le hall de l’immeuble et s’y percher afin de dévisser légèrement les ampoules des plafonniers qui étaient équipés de détecteurs de mouvements. Elle avait poussé ses parents et ses frères à sortir tôt après le déjeuner pour jouer dans la pleine lumière du début d’après-midi. Il était important de ne pas être dehors à la tombée du jour afin qu’aucun membre de la famille ne remarque, au retour, la défaillance de l’éclairage automatique. Elle ne pouvait pas se permettre de laisser s’illuminer les parties communes quand elle sortirait dans la nuit. Elle mit également à profit ses derniers instants de solitude pour imbiber d’huile de cuisine un papier absorbant et en badigeonner les gonds de la porte d’entrée qui grinçait par moments. Certaine qu’une trop grande perfection aurait attiré des soupçons, elle suspendit, avec le sentiment de préparer le crime parfait, son manteau, son écharpe et ses gants, dans l’armoire de ses parents. Comme prévu, Solange s’énerva, en rentrant quelques minutes plus tard, du manque de considération dont faisait preuve la fille pour le travail de sa mère. Elle lui reprocha d’être indifférente à sa famille et de ne pas faire attention à leurs conversations. Pour finir, elle attrapa d’un geste rageur les vêtements chauds d’Armelle et les lança les premiers dans le tambour de la machine à laver.

Très agitée, Armelle n’avait pas eu, le soir venu, de mal à rester éveillée jusqu’à l’endormissement complet de la maisonnée. Elle savait que son père mettait son réveil à quatre heures du matin afin de lever Malo et de le porter, aux trois quarts endormi, jusqu’aux toilettes pour un pipi de milieu de nuit. Tarek préférait cette courte corvée au risque d’avoir à essuyer des pleurs et des draps mouillés si le petit venait à s’oublier.

Armelle se retrouva donc dehors à deux heures, seule et soudain désemparée dans un espace vide qu’elle ne savait pas appréhender.

Elle avait tout prévu, sauf ce qu’elle ferait une fois sortie. La lune venait de se lever. Elle en était à son dernier quartier, et Armelle avait compté sur son éclairage pour rendre inutile l’usage d’une lampe de poche qui aurait pu la faire repérer. Elle n’avait cependant pas imaginé que la nuit serait si claire. Elle se sentait vulnérable, à découvert.

Heureusement toutes les fenêtres des immeubles qui donnaient sur le front de mer étaient fermées. Armelle prit donc le risque de s’élancer sur le chemin qui séparait les habitations de la plage. Elle traversa la piste cyclable et s’engagea dans le sentier des dunes qui montait puis descendait vers l’océan. Une fois passée la butte, dissimulée par le dénivelé, elle s’assit un moment, le cœur battant, à l’abri des hautes herbes. Elle enfonçait ses mains dans le sable froid et renouait avec d’anciennes sensations. Les grains glissaient entre ses doigts. Autrefois, la base nautique construite à sa droite à même la plage, éclairait la côte de ses puissants projecteurs. Maintenant abandonné, le centre de loisirs avait éteint ses feux. Tout semblait vide, et malgré la lune qui la rendait visible, Armelle s’aventura sur la plage. Elle marcha vers l’eau, attirée par le bruit des vagues dont elle ne distinguait, dans la nuit, que les franges blanches d’écume. S’approchant trop près, elle mouilla ses chaussures et sursauta plus de plaisir que de désagrément. L’excitation lui faisait oublier qu’elle tremblait de froid malgré son manteau. Faute d’autres vêtements accessibles, elle avait passé sur son pantalon de pyjama de hautes chaussettes de Noël, l’une rouge, l’autre verte, en jacquard étoilé, qu’on accrochait en décembre au pied du sapin et que Solange avait rangées dans un placard de la chambre des enfants avec toutes les décorations.

Le vent s’était levé. Une brume de grains de sables qui roulaient vers l’Ouest, rasait le sol, le faisant paraître flou et mouvant. Sous les boots de la jeune fille, le sable mouillé avait été sculpté par les vagues en lignes parallèles. À cet instant, Armelle regretta de ne pas avoir de vrais cours de physique. Son père lui avait raconté un jour que ces lignes s’expliquaient par la théorie des ondes. Une seule fois, au cours d’un été d’avant les confinements, elle avait remarqué que le sable avait été modelé non plus en lignes parallèles, mais en motifs carrés, nés de la rencontre de deux courants contraires en bord de mer, l’un vers l’Ouest, l’autre vers l’Est, qui avaient rendu ce bout de rivage semblable aux pavés de granit du parvis de son école parisienne. Elle était alors trop jeune pour comprendre, et maintenant qu’elle sentait que cette culture scientifique lui manquait, elle n’avait droit, pour tout enseignement qu’à des travaux dirigés d’informatique en ligne où un prof de physique incompétent leur faisait tracer sur des logiciels de dessin des molécules sans en expliquer le rôle ni la structure, leur demandait de calculer des moyennes sur des tableurs sans leur avoir jamais appris ce qu’était une moyenne, et les évaluait sur le tracé de graphiques établis à partir de données d’expériences qu’aucun élève n’avait jamais vues ni expérimentées en vrai. L’enseignement à distance avait permis de supprimer les labos qui avaient coûté bien cher en aménagement, en personnels et en matériels aux établissements d’enseignements secondaires. Pourquoi offrir à toute une génération une formation fort onéreuse de physique pratique supposée déboucher sur l’apprentissage de la démarche scientifique, alors que quatre-vingt-dix-neuf pourcents des travailleurs n’avaient pour vocation que de faire fonctionner, sans les comprendre, des programmes et des protocoles pensés par d’autres, en appuyant sur des boutons ?

Armelle avança contre le vent vers l’estacade, puis la longea, passant la main sur les grappes luisantes de moules accrochées à ses poutres de bois et de métal. Si elle n’était pas venue là sans permission, elle aurait pu en rapporter des chapelets à sa mère pour qu’elle les cuisine à la crème fraîche, aux oignons et au vin blanc. Au pied des piliers, des flaques d’eau salées, laissées par la marée, abritaient toutes sortes d’algues et de créatures vivantes. Armelle y trempa ses mains, un peu inquiète de ce que ses doigts pourraient rencontrer dans l’obscurité. Passant au-dessus de ses craintes, elle voulait tout toucher, tout respirer, et se souvenir de tout.

L’immense jetée en bois qui avançait de quatre cent mètres dans la mer semblait endormie, abandonnée qu’elle était des touristes. Imposante, inutile et oubliée, elle fascinait Armelle dont le cœur débordait de gratitude pour cette compagne d’infortune. Elle voyait en cet ouvrage de planches échoué, souvenir d’une autre époque, une présence complice, une amie. Imprudente, euphorique, elle s’en éloigna en courant et en tournoyant pour s’offrir, la tête renversée, un point de vue sur le ciel. Fière, elle reconnut la constellation d’Orion qui brillait à la verticale de la plage, indifférente aux lois mesquines pullulant sur la Terre.

Soudain Armelle se figea, croyant avoir aperçu un autre promeneur. Ce n’était que son ombre, projetée par la lune. Elle sourit de soulagement, mais cet avertissement la rendit plus attentive. Il était temps : au loin sur le remblai, venaient d’apparaître les phares d’une voiture qui se rapprochait. Armelle courut se cacher sous l’estacade, et se colla contre un pilier. Immobile, heureuse que le ballet du sable soufflé par le vent ait déjà effacé ses traces de pas, elle attendit. Le véhicule venait de s’engager sur l’estacade. Il avançait au pas, ses roues cognant avec un bruit sourd et régulier, les poutres qui avaient servi à construire ce chemin sur l’eau, à l’origine destiné aux piétons. Un détachement de gendarmerie faisait sa ronde. Avait-elle été vue ? Venait-il pour elle? La patrouille passa au-dessus de sa tête. Serrée contre son poteau, souhaitant ne faire qu’un avec lui, Armelle avait les pieds dans l’eau. Les chaussettes de Noël en voyaient de belles… Le temps paraissait infini, et Armelle espéra que Malo n’avait pas fait pipi au lit. À présent son expédition qu’elle croyait si bien préparée se révélait bien hasardeuse. Un cauchemar d’un de ses frères avait pu réveiller ses parents. Tarek et Solange étaient peut-être en ce moment fous d’inquiétude. Et si son père était parti à sa recherche ? Que faire si les gendarmes décidaient d’explorer à pied la plage ? Mais la voiture revenait. Armelle la sentit de nouveau rouler au-dessus d’elle, puis elle s’éloigna, et disparut vers la ville.

Le charme était rompu. Armelle couru jusqu’à chez elle. Aucune lumière ne filtrait des volets roulants de son appartement. Aucun bruit ne passait sous sa porte. Discrètement, elle se glissa dans le couloir, près de la chambre de ses parents. En dehors de son père qui ronflait, tout était silencieux. Elle retira ses chaussures et ses chaussettes trempées qu’elle cacha sous son lit. Elle y penserait après. Elle enfouit au fond du tambour de la machine à laver son manteau, là où elle l’avait pris en sortant. Avec un peu de chance, sa mère lancerait sa lessive sans voir que le vêtement avait été mouillé. Son bas de pyjama était à peine humide, ça pourrait aller.

En se glissant sous sa couette chaude, propre et sèche, Armelle apprécia pour une fois la paix de sa chambre, la respiration rassurante de ses frères et la sécurité de son foyer. Elle sentait qu’elle avait mis de côté, provisoirement, sa colère et le dégoût des murs, qui l’enfermaient certes, mais qui la protégeaient. Une demi-heure plus tard, elle n’entendit pas son père qui venait réveiller Malo.

À suivre le 12 février 2022…

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Par Albertine Herrero

Quadragénaire, mère de trois enfants, prof de maths, vivant en petite couronne parisienne.

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