Chapitre 17 : Pénurie

Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.

Quand Armelle était rentrée de sa promenade au lac au petit matin du vendredi 23 février, elle avait retrouvée la maisonnée calme et endormie, telle qu’elle l’avait laissée quelques heures plus tôt. Elle n’avait pourtant la tête ni à s’en féliciter, ni à s’endormir à son tour. Elle retournait la question d’Alexandre : se joindrait-elle à eux ? Parlerait-elle à sa famille du journal clandestin diffusé par le goémonier ? Devrait-elle avouer, entre un « passe-moi le sel », et « de l’eau s’il-te-plaît », son amitié, et pire, ses escapades dans la nuit ? Cette histoire risquait de bien mal tourner. Elle sentait qu’elle pouvait faire confiance à Alexandre et aurait aimé convaincre son père dont elle connaissait l’intérêt pour la politique, la jeunesse militante et le passé syndicaliste. Écrire des articles témoignant d’une réalité alternative à celle des grands médias, lui irait comme un gant. Sa mère ? Aucune idée. Elle ne lisait pas de journaux, mais formulait les mêmes critiques et partageait les mêmes opinions. C’est comme ça que ses parents s’étaient rapprochés, presque huit ans avant sa naissance : en animant les mêmes réunions syndicales et en se relayant pour porter la banderole aux mêmes manifestations. Rien ne laissait penser qu’ils l’écouteraient. Ils l’accuseraient de naïveté et d’avoir mis les siens en danger, sans compter que son père paniquerait de l’avoir su dehors, que sa mère lui demanderait si elle était enceinte et que ses frères hurleraient à l’injustice de s’amuser sans eux. Tous se méfieraient du goémonier, et crieraient à la trahison, à la perversion, à la confiance perdue et au drame impardonnable.

Au lac, la question était restée sans réponse. Ils avaient ensuite parlé d’autres choses : de leur vie d’avant, de leurs loisirs, de leurs goûts, de leurs amis, de ce qu’ils espéraient dans un avenir bien sûr déconfiné. Alexandre avait été un élève brillant, mais les cours en visio, l’enfermement, rien de tout ça n’était pour lui. Il avait profité d’avoir seize ans et le droit de travailler avec son père, un ancien ouvrier du bâtiment dont la vie et la famille avaient toujours été ancrées ici, pour travailler au grand air et participer à la diffusion du journal. Plus tard, quand ils seraient de nouveau libres, il voulait faire du droit ou des sciences politiques. Et surtout ne jamais quitter l’océan. Il aimait le surf, le catamaran, et regrettait particulièrement de devoir rester sur la plage sans espoir proche de prendre la mer. Si aucune révolution ne pouvait briser le confinement, il entrerait dans la marine marchande. Les marchandises et leurs transporteurs étaient tout ce qui voyageait encore.

Les yeux ouverts dans son lit, à six heures du matin, Armelle avait entendu Bonbon qui grattait le papier peint sous sa fenêtre : elle voulait sortir, faire son tour au lever du jour pour mieux profiter, après, du petit déjeuner et des lits encore défaits. Armelle avait attrapé un stylo et un petit morceau de papier pour écrire : « D’accord, mais il faut trouver un moyen d’approcher mon père sans parler de nous. » Elle avait glissé le mot dans le collier de la chatte et lui avait ouvert la fenêtre, juste au moment où sa mère, échevelée, la démarche raide en raison de sa prise de poids qui malmenait ses chevilles, entrait dans sa chambre : « Déjà levée ? »

Bonbon avait apporté la réponse d’Alexandre dès le soir : « OK, super soirée ! » Puis plus rien, jusqu’à ce que le goémonier, passant sous leur fenêtre après son travail le jeudi de la semaine suivante, interpelle Tarek pour lui proposer un pot de miel, enveloppé du dernier numéro du journal et d’une proposition de collaboration. L’organisation de la famille en avait été bouleversée. Une fois que Tarek et Solange eurent décidé de tenter l’aventure de l’écriture, il commencèrent à passer plus de temps ensemble, ce qui eut pour heureuse conséquence de donner un peu d’air à leurs enfants. Tarek écrivait bien, mais laborieusement. Il échangeait des idées avec Solange qui, de son côté, était fort occupée par ce qu’elle appelait « une meilleure administration d’elle-même ». En dehors des semis très appréciés de quelques graines, les vacances furent livrées à la paresse. C’était nouveau et délicieux. Le goémonier, pour se rappeler à leur souvenir et se faire une idée des réactions suscitées par sa première approche, était repassé une fin d’après-midi de la deuxième semaine des vacances, pour offrir deux bouteilles de Volvic pleines d’eau de mer. « Faites récolter du sel aux enfants, ça les intéressera », avait-il dit.

En ce début du mois de mars, le soleil qui baignait la terrasse en milieu de journée, conjugué aux radiateurs qui continuaient à fonctionner fort en soirée, permirent aux jeunes vacanciers de faire s’évaporer très vite de petites quantités d’eau de mer dans des barquettes en plastique. Chaque fois que la fine couche d’eau disparaissait, laissant un dépôt blanc au fond du récipient, ils y versaient un peu du contenu des deux bouteilles, augmentant ainsi la concentration en sel de leur mélange. À la fin du processus, ils obtinrent de gros cristaux dont ils n’auraient pas imaginé avant de faire l’expérience qu’ils seraient si blancs et si nombreux. Ils purent remplir un gros pot et goûtèrent avec délices et fierté, leurs premières pâtes salées « maison ». C’était drôlement plus marrant que les cours de sciences en visio !

Hélias allait mieux. Ses angoisses diffuses avaient trouvé un point sur lequel se cristalliser : la radio et les journaux télé relayaient une nouvelle menace à laquelle il était difficile d’échapper. Un champignon s’attaquait aux cultures de blé et se répandait à travers l’Europe. Résistant à tous les fongicides connus, l’Ug23 menaçait non seulement notre baguette, mais tous les produits dérivés de la farine aussi bien que l’alimentation animale. Les cultures sortant de l’hiver, à peine levées, risquaient de pourrir sans faire le moindre épi. La population des pays riches qui s’était fait de la bouffe le dernier art de vivre autorisé, paniquait. La voisine du 11 avait raison : le relâchement des citoyens après quatre ans de confinement avait bien besoin d’une nouvelle peur pour remobiliser les volontés derrière des portes fermées. Hélias pouvait donc maintenant mettre les mots « famine » et « pénurie » sur ses peurs. Les identifier était le premier pas pour y trouver un remède. Dans une ancienne caisse à jouets sur la terrasse, il avait semé des radis dont les premières feuilles en cœur l’avaient ravi. Un enfant qui cultivait des radis et récoltait du sel, saurait se sortir de toutes les crises alimentaires.

Solange à la fois amusée et rassurée de pouvoir aider son fils à mieux dormir, avait acheté quelques paquets de farine et de levure de boulangerie au supermarché pour se lancer avec ses enfants dans la confection de pains. Des bâtards, des pains ronds, mais aussi des tresses, des pains escargots, des pains cœurs et des pains soleils ou des pains fleurs étaient sortis du four familial pour fournir l’accompagnement idéal aux radis à la croque au sel. Ils sentaient bon, et pétrir devenait une fête.

En mars 2020, au tout début de la crise sanitaire, les gens avaient eu peur de manquer de tout. Chaque semaine, un ami de Solange lui prédisait par SMS la fin des approvisionnements des magasins pour la semaine suivante, et chaque semaine Solange revenait des courses soulagée de pouvoir, encore quelques jours, nourrir ses enfants. L’abondance ne s’était pourtant jamais tarie et tous les confinés s’étaient au contraire passionnés pour les émissions culinaires : les gens les plus nuls en cuisine essayaient des recettes, et tout le monde MANGEAIT.

Solange n’avait jamais fait de stocks d’huile, de pâtes ni de papier toilette. Et là, pour la première fois, sous le prétexte de tranquilliser Hélias, elle se prenait au jeu. Avec son obsession habituelle de la perfection, elle se lança, vers la fin des vacances scolaires, dans la constitution d’une réserve alimentaire. Les trois kilos de farine et les deux litres d’huile de tournesol qu’elle avait tout d’abord achetés n’était qu’une entrée en matière d’amateur. Dès le lundi 11 mars, jour de rentrée et des commissions, elle passa à la vitesse supérieure. Armelle la vit décharger des paquets de sucre, des spaghetti, des patates appertisées et du café lyophilisé. Deux problèmes se posèrent alors : le rangement des denrées, et la gestion des dates de péremption. Solange tria sa vaisselle, empila les verres, emboîta les boîtes qui pouvaient s’emboîter, remplit de sucre et de café les autres, stocka les bouteilles d’huile dans la glacière qui ne partait plus jamais en pique-nique mais qu’on n’avait pas pu jeter, aligna des boîtes de conserves de fruits et de légumes sur le haut des placards. Quant aux dates limites de consommation, c’était un jeu d’enfant pour une femme qui scotchait chaque jour son emploi-du-temps et celui de tous les membres de sa famille au mur. Elle remplit de tableaux un cahier d’écolier, réservant pour chaque produit acheté une ligne avec sa dénomination et sa DLC ou sa DLUO, qui serait éventuellement rayée s’il était mangé puis remplacé par un produit équivalent mais plus frais dont la nouvelle date de péremption devrait s’écrire sur la même ligne à côté de la précédente raturée. Le cahier, dont Solange avait découpé les bords en répertoire, était parfaitement organisé en types et natures de denrées.

Solange avait un nouveau but, une nouvelle tâche dans laquelle s’absorber pour protéger ceux qu’elle aimait des incertitudes de l’avenir, et surtout pour se cacher sa propre impuissance. Elle était aux anges. Hélas, dès le lundi suivant, le 18 mars 2024, l’obstacle du manque d’argent faillit la couper dans son élan. La famille s’en sortait bien, mais pas au point d’acheter plus que ce qu’elle avalait. Solange accepta donc ce qu’elle avait toute sa carrière refusé : elle fit des cours particuliers. Le soir, au lieu de regarder le film à la télé, elle se plia aux demandes de cours en visio de riches bourgeois qui voulaient faire de leurs décevantes progénitures, des ingénieurs informaticiens, des financiers en télétravail et des décideurs. Les enveloppes de billets non déclarés ne pouvant pas transiter par les réseaux, elle donna à ses clients ses codes au drive du supermarché, et se fit payer en commandes comestibles longue conservation. Une heure de cours s’échangeait contre deux conserves de confit de canard ou contre six bocaux de fruits au sirop. Elle se fit livrer des œufs en poudre par sachets de dix depuis des sites de randonnées qui s’étaient convertis en pourvoyeurs de nourriture de survie maintenant que le trekking se limitait à marcher de ses chiottes à son canapé. On la paya en miel, et comme il n’était pas interdit de prévoir sa survie sans déprimer, en maïs à pop corn, en confitures et en marrons glacés. Elle laissa dans le coffre de sa voiture un carton de sucreries de première nécessité s’il devaient fuir l’impact d’un astéroïde ou la vague d’un tsunami, et elle remplit de lait concentré et de conserves variées une valise qu’on pouvait descendre à la cave aux premières sirènes d’un bombardement aérien. Armelle était persuadée que la valise contenait aussi une perceuse pour pouvoir, du sous-sol, trouer le plafond sous le bac à poireaux afin de croquer, en cas de fin du monde et de chaos, les légumes par la racine.

À suivre le 09 avril 2022…

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Par Albertine Herrero

Quadragénaire, mère de trois enfants, prof de maths, vivant en petite couronne parisienne.

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