Chapitre 18 : L’omnimère

Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.

Armelle était née le 26 mars 2010.

Ce mardi 26 mars 2024, elle fêtait ses 14 ans. Le printemps était déjà doux, et il leur arrivait de plus en plus fréquemment de porter des lunettes de soleil sur la terrasse quand ils travaillaient à leurs devoirs scolaires. Bonbon s’allongeait au milieu de la table, et faisait sa toilette ou s’étirait, dérangeant les cahiers, posant sa patte ou sa queue justement sur l’exercice de maths ou de grammaire qu’il aurait fallu terminer au plus vite pour passer à la suite. Quand elle était bien réveillée, Bonbon chassait le crayon. Elle suivait de sa tête, dans un mouvement de gauche à droite, la main d’Armelle, remuait son arrière-train, et sautait sur le stylo qui dérapait et faisait une rature ou un pâté sur le devoir d’anglais.

Les herbes grandissaient sur les parterres délaissés le long de la piste cyclable entre l’appartement et la dune. En dehors des heures de basse mer, quand passaient les quelques pêcheurs à pied autorisés par la préfecture, les alentours de l’immeuble étaient déserts. Un vent léger soufflait, la mer au loin brillait, on n’entendait que le ressac et les cris des oiseaux marins. Parfois Armelle levait la tête de ses cours. Elle regardait au loin. Elle ne regrettait même pas de ne pas pouvoir aller marcher sur la plage, ni même se baigner. L’atmosphère, la vue du large, les sons assourdis de la nature, la chaleur sur son visage et sur ses mains, la douceur du poil de Bonbon qui exposait son ventre à la lumière et aux caresses, tout lui donnait une impression de paix et même de bonheur.

Malo s’appliquait à la réalisation d’un coloriage magique. Hélias lisait les Contes de la rue Broca. Miraculeusement, ils se taisaient. Sans doute était-ce là son cadeau d’anniversaire : quelques instants de sérénité dans un milieu qui lui paraissait soudain protégé et empreint de sérénité. La plupart du temps, Armelle étouffait dans son logement. Elle voulait sortir, voyager. Elle commençait à faire siens les rêves d’Alexandre. Deviendrait-elle marin ? Marine ? Matelote ? Décidément, la langue française n’acceptait la féminisation de certains noms que pour en faire des ragoûts de poissons. Peu importe, à l’enfermement physique, elle ne pouvait pas envisager comme obstacle supplémentaire l’enfermement moral d’un sexisme linguistique d’un autre âge. Elle serait capitaine, marchande, trafiquante, aventurière, pirate ou corsaire. Elle traverserait l’Atlantique en cargo. Elle tremblerait de rencontrer une vague scélérate et naviguerait jusqu’à Buenos Aires.

En cet instant pourtant, Armelle était bien. Comblée. L’horizon ne la tentait pas. Elle regardait le large sans songer à mettre un pied dehors. Plus tard, à dix-huit heures, elle irait faire une heure de roller sur les parkings. Sans blouson, elle se sentirait légère. Elle détendrait ses muscles. Elle se maintenait en forme, roulait de plus en plus vite et osait des figures.

Le bruit d’un moteur attira son attention. Le petit monsieur rond et chauve habitant au numéro 13 de la résidence, passait le rotofil sur les herbes folles qui envahissaient les platebandes sous leurs fenêtres côté océan. Cette partie du chemin était privative, et le voisin habituellement discret, profitait avec un plaisir évident, de ce que les lois régissant les sorties ne s’appliquent pas sur ce petit bout de planète qui était en partie à lui. La voisine du 11 avait bien raison de s’inquiéter : une coupable détente commençait à s’insinuer dans les habitudes des citoyens les moins portés à la rébellion. Apercevant Armelle, il lui adressa un signe de tête et un petit sourire mi-honteux mi-complice : savourant le vent léger et l’air marin, il portait, malgré les pollens, les brins d’herbes et les virus mortels qui volaient, son masque sous le menton.

Loin de rompre le charme de la matinée, cette présence et ce bruit humain, renforcèrent le sentiment de plénitude que ressentait Armelle. Ils vivaient ici au bout des terres, au bout du monde. Leur communauté devait présenter quelques similitudes avec celles d’équipages perdus en mer, ou de naufragés isolés. Soumis aux restrictions et à la distanciation, ils n’osaient pas se parler, ils ne se fréquentaient pas, mais ils se connaissaient. Oubliés de tous, sauf des gendarmes, ils partageaient le privilège immense de voir le large. Même les habitants du centre-ville, à quelques deux kilomètres de là, n’avaient aucun droit de s’approcher de la plage. Beaucoup trouvaient, pour sortir de leur périmètre, des prétextes liés à leur emploi : l’un livrait des courses alimentaires, certains soignaient à domicile les rares retraités restés vivre sur le front de mer, d’autres réparaient les réverbères, pêchaient, nettoyaient le sable des déchets de lointains continents déposés par les courants. Le printemps pousserait peut-être des clandestins venus de l’intérieur des terres à braver, par amour des vagues, les contrôles et à s’approcher de la côte, mais en ce moment, seuls Armelle, penchée à la fenêtre, et le vieux monsieur du 11, regardaient ensemble les flots et l’horizon scintillant.

Curieux, lassé de solitude et certainement d’un naturel sociable, l’homme avait remarqué ces derniers temps qu’une communication s’était établie entre les parents d’Armelle et le goémonier. Dans son désir frustré de communiquer, il y voyait sûrement un encouragement à se rapprocher de cette famille dont les enfants, seuls représentants de leur jeune espèce dans le cercle d’un kilomètre, jouaient le soir dehors et poussaient des cris stridents, comme au bon vieux temps des parcs et des squares bourrés de parents, de nounous et de gamins jouant à chat. Pour lui, les jeux et les querelles d’Hélias et de Malo, loin de le gêner dans sa tranquillité, étaient un rappel quotidien à la Vie. Chaque fin d’après-midi, il ouvrait sa fenêtre pour mieux écouter les enfants, en préparant son dîner.

Le goémonier, quant à lui, s’arrêtait maintenant régulièrement sous la fenêtre de la terrasse pour échanger quelques mots ou quelque paquet avec Solange et avec Tarek. Ce travailleur trouvait dans le troc et dans le commerce toutes sortes de prétextes. Il échangeait dans la campagne son goémon contre des denrées qu’il revendait. Il avait tout d’abord apporté à Solange une brouette de varech pourrissant pour son potager semé dans le hall de l’immeuble. Non seulement ils avaient pu ainsi parler tranquillement et se mettre d’accord sur un texte à publier, mais en plus les algues puantes avaient eu le double mérite de faire fuir de devant leur porte Columbo dont la curiosité n’avait pas résisté à l’inconfort de son nez, et d’attirer des mouches que Malo adorait chasser avec une tapette quand il avait besoin de se dégourdir les jambes sans être vu des autorités et des voisins.

Pour ne pas attirer les soupçons, le goémonier se vantait à qui voulait l’entendre sur la plage, d’arnaquer les parisiens en leur vendant très cher du miel qu’il avait eu pour rien, ou des œufs pas très frais dont il leur disait qu’ils étaient bios et encore chauds du cul de la poule. Les pécheurs riaient. Ils serviraient à quelque chose ces intrus, ces citadins qui n’avaient rien à faire là, si on pouvait au moins les plumer et se faire un peu de blé. Sûrement même que s’ils étaient restés chez eux, dès le début de la pandémie, le virus n’aurait jamais atteint leur belle région. Avant l’arrivée des parisiens, l’air de la mer était sain. Leur responsabilité valait bien quelques ronds en compensation. L’ancienne vendeuse de barbe à papa, jalouse, envieuse et aigrie d’avoir été dépossédée du magasin saisonnier qui autrefois faisait sa fierté, doubla les prix des coquillages qu’elle vendait à Tarek, formulant parfois dans sa tête, le souhait qu’il s’étouffe avec. Tarek comprit et accepta, tout en mangeant de moins bon cœur ses coques et ses crevettes. Ce prix n’était pas exorbitant s’il permettait de continuer à lutter. Sale parisien il était, étranger, trop fortuné, privilégié. Ce n’était pas la première fois qu’il vivait de telles insultes, mais cette fois ce rôle d’indésirable lui servait de couverture pour une bonne cause. Les articles de Tarek étaient clairs, efficaces, et pédagogiques. Le goémonier les appréciait et les imprimait. Ils auraient pu rendre compte au plus grand nombre, s’ils avaient été mieux diffusés, des mensonges d’un enseignement dématérialisé qui laissait volontairement de côté les deux tiers au moins des enfants.

Solange apportait aux articles sa relecture, mais aussi des idées, des anecdotes, son expérience. Soudés autour de ce nouveau projet, Solange et Tarek s’enthousiasmaient, travaillaient souvent tard, et se laissaient accaparer comme par un nouveau né. Sans toutefois relâcher complètement sa veille de volatile en couvaison, Solange se trouvait contrainte à laisser un peu plus de liberté et d’autonomie aux trois enfants. Ils avaient d’abord été déstabilisés de voir que pour la première fois depuis leur installation dans cet appartement, leur mère n’avait plus le temps de tout maîtriser, puis ils s’en étaient trouvés enchantés. Armelle soufflait, osait rêvasser sur ses leçons, et remplaçait parfois ses parents pour aider son plus petit frère à s’habiller ou à préparer son goûter. Solange, avec ses listes, avec ses tâches journalières scotchées aux murs, avec ses conserves de haricots verts qu’elle stockait jusqu’au plafond pour parer à toutes situations, Solange, l’omnimère, n’arrivait plus à tout faire.

À suivre le 23 avril 2022…

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Par Albertine Herrero

Quadragénaire, mère de trois enfants, prof de maths, vivant en petite couronne parisienne.

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