Chapitre 19 : Pâques

Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.

Le dimanche de Pâques tombait très tôt cette année-là. Solange n’avait pas vu les mois passer. Assise seule à la table du salon ce samedi 30 mars, elle déballait avec perplexité un coffret récréatif destiné à fabriquer des œufs en chocolat qu’elle avait acheté au supermarché. Elle venait d’assembler un socle épais de plastique rose moulé en cœur, avec un arc-en-ciel bon marché en papier, pour découvrir que l’ensemble ne servait à rien, sinon à poser les deux seuls moules contenus dans l’emballage : deux petits œufs en polyéthylène téréphtalate transparent de deux centimètres de hauteur. Chaque œuf, une fois rempli de chocolat fondu (non fourni) devait être placé quarante minutes au réfrigérateur avant d’être démoulé (en admettant que ça marche) et décoré avec des étoiles en sucre (non fournies) et des vermicelles de couleur (non fournis) qu’on pouvait coller à l’aide de gouttes de confiture (non fournie) déposées sur le chocolat durci. À raison de deux œufs de deux centimètres toutes les quarante minutes pour trois enfants, l’activité prendrait certainement toute la journée et le résultat serait décevant. Un attrape-couillon que Solange remit dans son carton, direction le 7e continent des déchets flottants. Les législateurs étaient sans doute trop soucieux de contenir les virus et de réprimer les déplacements, pour s’intéresser à l’impact environnemental des petites arnaques d’industriels occupés à tromper, par la production à la chaîne de rêves en plastique rose, des citoyens confinés tout juste bons à être plumés. L’échéance d’irréversibilité climatique prononcée par le GIEC deux ans plus tôt approchait, et qu’avions-nous fait ?

Heureusement, Solange avait également prévu des travaux manuels plus traditionnels pour marquer le jour de Pâques. Les deux semaines précédentes, elle avait gardé entières et rincé les coquilles de tous les œufs qu’elle cuisinait, perçant deux petits trous aux deux extrémités pour faire sortir par l’un en soufflant par l’autre, le blanc gluant et le jaune qui était expulsé brusquement dans un bruit de pet et tombait. En ce moment, les enfants les peignaient sur la terrasse avec pour objectif de les suspendre par des fils et de transformer le vieux ficus en arbre de Pâques. Malo avait de la peinture plein les mains, le T-shirt et la figure. Armelle préférait les feutres et s’appliquait. Hélias transformait chaque coquille en voiture qui, toutes, rappelaient la forme du monospace familial.

Acheter des surprises de Pâques avait été plus aisé que de dénicher des cadeaux de Noël. Le chocolat, en tant que denrée alimentaire, n’était pas censuré. Solange avait pu le trouver dans les rayons et même sur le Drive, conditionné avec des peluches, dans des bols, des tirelires, des trousses, des coffrets, des seaux, des arrosoirs et des accessoires de beauté. De gros œufs s’annonçaient fourrés de miniatures automobiles, de billes, de crayons de couleurs, de bijoux en toc, de dinosaures, de Lego et de Playmobils. On fourrait de bouchées pralinées aux noisettes, des chaussettes fantaisie et des marionnettes. Solange avait même acheté, quand les dates de péremption le permettaient, du nougat et des œufs en sucre pour l’année suivante, diversifiant ainsi son stock de nourriture en cas de coup dur. Encore fallait-il décider où se passerait la chasse aux œufs du lendemain matin. Le terreplein central du parking était envahi d’herbes hautes, de pissenlits, de boutons d’or, de trèfles en fleurs, et de longues tiges terminées en délicats plumeaux blancs, appelées queues-de-lièvres, qui s’agitaient au moindre vent. Voilà qui pouvait fournir de nombreuses cachettes et remplir l’heure quotidienne de sortie de cris de joie. Hélas, ce n’était pas le lapin de Pâques qui, depuis deux jours, foulait les graminées, mais des gendarmes lourdement bottés, accompagnés de militaires de l’ancien corps des vigipirates dont ils recevaient le récent renfort.

Un week-end de tensions s’annonçait. Le lundi férié tombait le 1er avril, mais l’afflux sur le littoral, de forces armées, qu’on voulait bien visibles, ne donnait pas envie de rire. Devant la fenêtre et aux alentours, des uniformes bleu marine côtoyaient des treillis verts et beiges. Les cloches de Pâques apeurées n’oseraient certainement pas survoler le parking et les dunes pour larguer leurs friandises multicolores. Elles pouvaient devenir les cibles de concours de tirs organisés par des groupes d’assaut armés de fusils qui s’ennuyaient ferme d’attendre l’ennemi tant promis. Par prudence, Solange avait d’ailleurs enfermé Bonbon qui s’était vu interdire l’accès au balcon. Boudeuse, elle dormait dans la chambre du fond.

De qui les autorités avaient-elles peur ? Pas d’un dictateur ni d’un envahisseur. Les gendarmes, tournant le dos à la mer, faisaient face aux chemins piétonniers d’où pouvaient à tout moment sortir de pauvres types désireux de bronzer ou de se baigner. Le danger que les soldats s’apprêtaient à repousser s’annonçait porteur de tongs et de slips de bain. Curieusement, malgré la menace, le quartier, ce samedi, restait désert. Les barrages routiers dressés sur tous les itinéraires menant aux côtes avaient sans doute découragé plus d’un candidat à la délinquance balnéaire. Aucun convoi de vacanciers n’était arrivé dans la nuit. Les fenêtres des immeubles du front de mer étaient restées fermées. Pire, les quelques travailleurs de la plage s’étaient mis en congé, et les rares habitants n’osaient plus utiliser leur droit de sortir tourner en rond, refroidis qu’ils étaient par la perspective de croiser quantité de rangers et d’armes à feu dans leur périmètre de deux fois Pi un kilomètre.

Les garçons ne réclamaient rien. Concentrés sur les couleurs acidulées des coquilles qu’ils peignaient, ils avaient compris que l’ambiance extérieure n’autoriserait ni les vélos ni les pistolets à eau. Leurs vitres fragiles suffiraient-elles à les protéger d’une éventuelle balle perdue ? Même s’ils y avaient pensé, Solange et Tarek avaient renoncé à imposer aux enfants de rester cloîtrés trois jours dans le salon aux volets fermés. Se serrer tous les cinq dans une pièce hors du temps avec pour compagnie des kilos de chocolats et les onze épisodes de Star Wars aurait permis d’attendre en sécurité le départ des forces de l’ordre, mais était-il possible d’imposer une nuit de 72 heures à Malo qui, depuis des semaines, imaginait des lapins roses et blancs chargés de bonbons et d’œufs rigolos ? Il aimait les fleurs, la lumière et le printemps. Quelle funeste conséquence pourrait avoir le remplacement, par de sombres combats interstellaires, des images aux tons pastels de son imaginaire d’enfant ?

Armelle se concentrait sur ses dessins, des motifs mi-géométriques mi-floraux, qu’elle avait pris l’habitude de dessiner sur ses cahiers, ses mains, les murs et certains meubles quand elle avait besoin de se calmer. Cette fois, elle les entortillait sur les coquilles d’œufs. Par sa méticulosité, elle pansait son inquiétude, elle s’enfermait, elle essayait d’oublier ce qui la torturait en canalisant ses pensées. Comme Bonbon, elle était prisonnière. La nuit précédente, sa mère avait mis la chaîne, qu’elle n’utilisait jamais d’habitude, à la porte d’entrée en plus de l’avoir verrouillée. Elle recommencerait certainement ce soir, et qui savait pour combien de temps. Solange avait-elle remarqué les fugues nocturnes de sa fille ? Voulait-elle y mettre un terme, ou cette mesure de sureté supplémentaire n’était-elle liée qu’à la présence temporaire de patrouilles armées ? Avec cette chaîne, Armelle ne pouvait plus dissimuler les traces de ses escapades : une fois dehors, elle pouvait refermer le verrou tout doucement avec sa clé, mais certainement pas raccrocher la chaîne. Que n’importe quel membre de la famille voie la chaîne pendouiller en allant pisser, et ce serait l’alerte assurée. Quant aux messages papier, avec Bonbon consignée, il ne fallait plus y compter. Que devenait Alexandre ? Comme les pêcheurs, le goémonier avait quitté la plage. Armelle voulait s’empêcher de céder à la panique. Elle avait éteint son téléphone pour ne plus le regarder. Elle l’avait enfermé dans son armoire pour ne plus être tentée de le rallumer. Un message pouvait les trahir. Elle devait résister. Laissant sa main aller à des motifs toujours plus compliqués, elle dessinait.

À suivre le 07 mai 2022…

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Par Albertine Herrero

Quadragénaire, mère de trois enfants, prof de maths, vivant en petite couronne parisienne.

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