Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.
Solange pédalait. Tout tournait : le compteur, les pédales, la minuterie de la lumière de la cave, ses pensées. Tout sauf les roues puisque le vélo d’appartement n’en avait pas.
Dans six jours, on fêterait le quatrième anniversaire du premier confinement. Les journalistes en parleraient beaucoup. On interrogerait les survivants des premières formes graves du covid et les soignants vétérans, ceux qui étaient montés au front, armés de blouses en sacs poubelle. La première vague fondait la mythologie d’une nouvelle époque.
Solange se promenait dans ses souvenirs à défaut d’avancer vraiment. La lumière s’éteignit dans un clac. Le bouton de la minuterie avait fini son tour. Solange aurait pu continuer à pédaler dans le noir. Ce n’était pas pour le paysage qu’elle avait à voir : l’étroit local en béton, des tuyauteries en plastique gris, quelques vélos oubliés appuyés contre les murs. Tout valait pourtant mieux que l’obscurité qui transformait la cave en tombeau. Dans un soupir, Solange arrêta son effort et descendit de sa selle. L’écran du vélo, alimenté par une dynamo, se mit à clignoter faiblement, émettant un éclairage tout juste suffisant pour la guider vers l’interrupteur. Dans quarante-cinq secondes, l’écran s’arrêterait et le noir serait complet. Toutes les trois minutes et douze secondes, la lumière du sous-sol s’éteignait. Un imbécile avait installé la minuterie dans un recoin du mur derrière l’escalier, trop exigu pour que le vélo puisse se loger à proximité. Toutes les trois minutes et douze secondes, Solange descendait donc de son vélo pour tourner, dans le sens des aiguilles d’une montre, le bouton de la minuterie qui reprenait en grinçant sa course dans le sens trigonométrique à la vitesse de 1,875 degrés par seconde, soit de 1,9625 radians par minute.
Moins de quarante-cinq secondes plus tard, Solange avait repris sa promenade imaginaire, accompagnée par le ploc ploc d’une fuite d’eau venue du plafond. Un grand bac à fleurs dans le hall, conçu dès l’origine par l’architecte du bâtiment pour souhaiter la bienvenue aux estivants avec des géraniums, était laissé à l’abandon et s’était fissuré depuis la désertion des touristes et des retraités aisés. Le premier printemps de leur arrivée dans la résidence, en mars 2023, Solange était restée timide. Elle voulait se faire accepter et œuvrait pour une installation discrète, ce qui n’était pas chose aisée avec trois enfants. La voisine du 11, présidente intransigeante d’un conseil syndical fantôme, avait glissé avec des gants et sans un sourire dans la boîte aux lettres, un livret sentant l’eau de javel qui détaillait toutes les règles de la copropriété. Il n’était pas question de s’étaler dans les parties communes, et malgré la petitesse de l’appartement, la porte de la famille était toujours restée hermétiquement close en dehors de l’heure règlementaire de sortie sur le parking et du déchargement des courses du lundi. Quelques jours doux et ensoleillés pendant ces dernières vacances d’hiver avaient pourtant sorti Solange de ses bonnes manières.
Elle s’était levée un dimanche matin de cette fin février avec l’étrange sensation de déboucher enfin d’un long tunnel. Une brise printanière était rentrée par la terrasse, redonnant des couleurs à son environnement. Solange s’était rendu compte que depuis des mois, elle vivait dans du gris. La dune lui semblait ce jour-là plus verte, le ciel plus bleu, la mer brillait, et sur son carrelage blanc, tranchaient les couleurs vives des legos et des petites voitures des enfants. Elle avait vécu les yeux voilés : jusqu’au visage de son mari s’était terni. Passant dans la salle de bains, elle avait soudain trouvé insupportables ses racines de cheveux blancs et ses longueurs défraîchies dont le châtain miel doré avait dégorgé au jaune paille délavé. Sortant la balance d’un repère de poussière sous le meuble du lavabo, elle avait constaté, pas vraiment surprise, qu’elle pesait maintenant quatre-vingt-deux kilos. Un bref calcul de son IMC pour son petit mètre cinquante-neuf lui confirmait qu’elle avait passé le cap de l’obésité. Dehors, la nature apportait l’espoir d’un renouveau, mais elle, dans sa boîte, vieillissait et grossissait. Tarek oubliait-il de la regarder, comme elle-même s’oubliait, quand le matin devant le miroir elle s’apercevait à peine en s’aspergeant d’eau la figure et en se brossant les dents ? Le manque d’espace, les angoisses, les cauchemars, le travail décalé des cours en visio pour l’un tandis que l’autre suivait la scolarité des enfants, rien n’aidait dans ce quotidien à se rappeler ce qu’avait pu être leur couple ou une quelconque intimité. Être parents les gardait soudés, mais ils vivaient à côté l’un de l’autre, absorbés par leurs tâches, luttant contre le désordre et le découragement, sans plus jamais se croiser.
Solange avait alors commandé sur un site d’équipement sportif, un vélo d’appartement livrable dès le lendemain au relais-colis du supermarché. À sa liste de courses au drive pour la semaine, elle avait également ajouté deux coffrets de teinture capillaire acajou pour redonner du peps au foin sec qui couvrait sa tête. Les courses du lundi 26 février devaient donc marquer une nouvelle prise en main de Solange sur sa santé, son apparence et son destin. Le robot livreur du drive tangua sous le poids du carton contenant les pièces détachées du vélo, mais dans l’ensemble, tout se passa au magasin vite et bien. L’affaire fut plus compliquée en arrivant à l’appartement. L’immense colis que Tarek vint aider à décharger attira la suspicion des voisins autant que la joie bruyante des enfants. La voisine du 11, dont on devinait l’expression sévère derrière son masque et sa visière, refusa tout net que l’encombrant équipement soit entreposé dans le hall. Elle notait que la trop grande bienveillance du gouvernement en cette période anniversaire du confinement, entraînait trop de relâchement. Elle saurait à qui s’en plaindre et ne doutait pas que de nouvelles mesures et déclarations viennent rappeler sous peu les citoyens à leurs obligations. En attendant il était certain qu’elle ne tolèrerait aucun débordement ni aucune entorse au règlement dans la copropriété qu’elle présidait. Qu’ils trouvent s’ils le souhaitaient une place pour le vélo entre leur machine à laver et leur bidet, mais qu’ils n’espèrent pas une autorisation à déborder des limites strictes de leur logement. Solange s’énerva contre la harpie qu’elle allait traiter de collabo et renvoyer à l’Histoire, quand Tarek suggéra habilement et avec amabilité, qu’un renforcement bienvenu des contrôles moraux et sanitaires sanctionnerait heureusement tous ces multi-propriétaires qui se croyaient autorisés à entretenir plusieurs résidences et à disperser leurs virus, fluides et bactéries dans plusieurs cages d’escaliers, au mépris de la santé de leurs voisins, sous prétexte que leurs possessions immobilières étaient dans un même quartier. Il fut ainsi convenu qu’un flou juridique pouvait autoriser autant la voisine du 11 à entretenir son pied-à-terre secondaire situé sur même pallier du bâtiment 17 que la famille, qu’il pouvait autoriser Solange à poser et à utiliser son vélo dans la cave du même 17, puisque la cave avait vocation de local à bicyclettes (dont on ne précisait pas dans le règlement si elles devaient effectivement avoir leurs deux cycles pour rouler) et n’était pas soumise, en tant que partie commune intérieure et privée, aux restrictions de nombre et de durée des sorties.
Ce point éclairci, Solange n’en avait pas fini, et souhaita dès ce lundi après-midi engager la conquête d’un autre espace. Faute d’un nombre suffisant de résidents, le syndic de copropriété avait renvoyé tout le personnel de la copropriété : gardien, employé de ménage, jardinier. Leurs tâches avaient donc échu aux habitants. La voisine du 11 gardait. Un discret retraité au numéro 13 passait parfois un coup de rotofil sur les bordures extérieures mais laissait les haies prospérer. Columbo avait jugé utile d’inventer et de s’octroyer le nouvel emploi d’espion, et tout le monde balayait devant sa porte. Plus personne par contre ne s’occupait des bacs de fleurs, ni intérieurs ni extérieurs, et Solange décida qu’il était non seulement de son droit mais de son devoir, de faire revivre celui de plus de trois mètres carrés qui agrémentait son hall, entre la porte vitrée de l’entrée de l’immeuble, et les boîtes aux lettres. Elle arracha donc les géraniums séchés, jeta les graviers d’ornement, et répandit en surface le contenu d’un sac de terreau qu’elle venait d’acheter. Les enfants furent bien heureux de plonger leurs mains dans la terre, de semer des graines – autre surprise des courses de la semaine – et d’arroser leur nouveau jardin en se mouillant les pieds. La voisine du 11 n’osa pas protester et gratifia même Solange d’un sourire forcé, la complimentant sur sa bonne idée de ramener des fleurs dans leurs vies. Peut-être déchanterait-elle quand elle constaterait que les semis donneraient des poireaux, des carottes et des tomates, ce qui n’avait pas été envisagé par les jardiniers salariés.
Au soir de ce lundi 26, Solange s’était assise au salon, acajou de cheveux et rouge de plaisir. La première journée des vacances d’hiver avait été un succès. Elle se sentait avancer. Le lendemain elle pédalerait. Et elle avait pédalé, tous les jours des deux semaines de vacances, comptant les tours, les calories dépensées et les secondes de la minuterie. Ce qu’elle n’avait pas prévu, c’est que remontant de la cave un soir de la première semaine, elle trouverait Tarek mi-perplexe mi-excité, devant un pot de miel à qui il parlait. Tarek avait l’habitude de parler à la télévision, à la radio, à sa vaisselle et même aux triangles de vache-qui-rit dont il détestait la texture qui, quand ils tombaient, s’écrasait sur le sol, mais il n’avait jamais parlé à un pot de miel. Le goémonier lui avait apporté un pot de miel par la fenêtre. Tarek l’avait remercié, étonné, et tout de suite comme ça l’homme lui avait glissé un journal inconnu, pauvrement imprimé, sans doute photocopié à répétition comme ces tracts distribués dans les manifestations par mille groupuscules politiques aux budgets serrés. Il lui avait dit : « Lisez-le, discrètement, et si vous ou votre femme voulez écrire des articles, dites-le nous ». Le journal parlait de tout. Un routier livrait son témoignage de ses cadences infernales, délivré des embouteillages, mais aussi des lois de protection des salariés et de repos maintenant que les grands axes vides permettaient de relâcher les mesures de sécurité routière. Un agriculteur regrettait les marchés, les amaps, les ventes aux particuliers, disparus avec la sédentarisation et les mesures de segmentation professionnelle qui autorisaient les paysans à produire, mais pas à livrer. Une infirmière à domicile faisait la part des appels pour dépressions par rapport aux appels pour contaminations virales. Les petits prenaient la parole, et à côté de chacun de leurs articles était citée une déclaration officielle qui leur correspondait mais qu’ils contredisaient. Le titre du journal, « La vraie vie », avait d’abord fait croire à Tarek à un journal bio, mais ce qu’il avait découvert finalement l’avait ravi. Pouvait-il y participer ? Des dizaines de sujets d’articles surgissait dans son esprit, sur les fausses maths, sur l’abandon des élèves, sur le simulacre de socialisation des jeunes et sur la réduction des échanges et des discussions. L’envie d’écrire le démangeait, mais pouvait-il prendre ce risque alors que la simple visite des gendarmes pour un faux motif avait affolé sa famille ? Quel était son devoir ? Envers ses enfants ? Envers la société ? Pouvait-il faire confiance au goémonier ? Pouvait-il imaginer un policier infiltré qui aurait accepté, depuis un an qu’il le connaissait, de soulever des pelletés d’algues pourries toute la journée ?
Tarek et Solange en avaient beaucoup discuté, tard le soir, le pot de miel ouvert et deux cuillères entre eux. C’était aussi une forme de retrouvailles, sans doute un bienfait. La transformation de leur métier, leur déception, leur fatigue, leur sentiment d’inutilité, tout ça demandait à sortir et ne pouvait quand même pas être un motif pour les envoyer en prison. Tarek commencerait par un article intéressant sans être violent. Ils y réfléchiraient ensemble et Solange le relirait. Tarek avait écrit, raturé, recommencé, et Solange avait pédalé pour éliminer le miel en comptant les secondes, les plocs plocs des gouttes d’eau provenant de la fuite du bac à poireaux, et en listant des arguments.
Deux semaines avaient passé. Les poireaux étaient sortis de terre en frêles brindilles vertes que la voisine du 11 ne pouvait pas encore reconnaître. Solange avait perdu sept cents grammes et le lendemain, jour de rentrée scolaire, ils feraient signe par la fenêtre au goémonier.
À suivre le 26 mars 2022…
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