Chapitre 15 : Soirée au lac

Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.

Le jeudi 22 février 2024 s’achevait. Contrairement aux habitudes familiales, tout le monde s’était couché tôt. Dans l’appartement, la seule lumière encore allumée était celle de l’écran du téléphone portable d’Armelle. Ses écouteurs dans les oreilles, la jeune fille repassait en boucle la minute dix-neuf d’un enregistrement qu’Alexandre lui avait envoyé vers 18 heures. Libre, grâce au travail qu’il faisait pour son père, de marcher entre mer et forêt, l’apprenti goémonier avait capturé le jacassement de pies rassemblées près d’un petit lac tout proche. Dans leur code, ce message annonçait que ce soir, ils se verraient.

Armelle s’était préparée avec autant de soin que lors de sa première sortie nocturne en solitaire. Il était entendu qu’elle enverrait par SMS un remerciement anodin au témoignage ornithologique d’Alexandre. Ce serait le signal que la maisonnée dormirait assez profondément pour lui permettre de s’échapper. Il était tout juste vingt-deux heures. Ses parents et ses frères, épuisés par les cris de la nuit précédente, avaient vite sombré dans le sommeil. Il n’y aurait aucun cauchemar ni aucun pipi avant un bon moment. Armelle pouvait se promener tranquille. Elle attendait pourtant, retenue plus par sa mauvaise conscience que par un excès de prudence. Quand Hélias avait hurlé, la veille, elle était justement en train de se creuser la tête pour trouver les mots justes à confier à Bonbon, une lampe de poche allumée sous la couette. Immédiatement, la porte du salon s’était ouverte, et la lumière du couloir avait éclairé la chambre des trois enfants, précédant de quelques secondes à peine l’arrivée précipitée des parents. Armelle avait collé vite fait sa lampe et son message secret inachevé sous l’oreiller, rayant au passage de stylo Bic le drap housse de son lit.

Armelle avait un secret. Armelle avait un ami. Alors qu’au cœur de cet hiver morne, la nature et l’avenir semblaient en panne, quelque chose dans sa vie à elle progressait. Elle espérait. Malheureusement, sa joie nouvelle était gâchée par un sentiment de honte. Son frère cadet l’agaçait et il avait toujours mal dormi, même tout petit. Elle n’en était pas responsable, et pourtant elle ne pouvait s’empêcher de se reprocher de l’abandonner à ses angoisses. Elle aurait dû lui offrir un bout de son aventure comme remède au noir qui le terrifiait. Et si elle le réveillait, là maintenant, et lui expliquait tout ? Hélas le confinement avait tant réduit l’intimité, qu’elle ne pouvait pas se résoudre à partager l’unique pousse de son jardin secret. Et d’ailleurs, que penserait Alexandre si elle sortait flanquée de ce gaffeur d’Hélias qui ferait sans doute assez de bruit en marchant, en parlant et en reniflant, pour réveiller toute la gendarmerie ? Mieux valait, pour ce soir au moins, le laisser profiter d’un sommeil réparateur. Armelle envoya donc son message, et éteignit son téléphone. Alexandre lui avait recommandé de laisser l’appareil chez elle pour éviter d’être tracée, mais elle n’était pas rassurée. Pour plus de sureté, elle enleva la batterie qu’elle glissa dans la poche droite de sa polaire tandis qu’elle plaçait le téléphone dans sa poche gauche avec une des deux couvertures de survie qui avaient échappé au découpage de Noël. Mieux organisée que la première fois, et plus soucieuse de son apparence, elle passa un jean à la place de son pantalon de pyjama. Chaudement habillée, elle sortit discrètement. Dans le hall de l’immeuble plongé dans l’obscurité un mouvement la fit sursauter : Alexandre l’empêcha à temps de hurler. Elle s’était imaginé qu’il l’attendrait dehors, mais il avait cru plus prudent de se cacher à l’intérieur du bâtiment. Il avait donc le code d’entrée ? Columbo, Alexandre, décidément, ce code n’arrêtait personne.

Les explications attendraient. Sans un mot, les deux adolescents prirent la direction du lac. Ils abandonnèrent vite les routes goudronnées pour emprunter les sentiers à couvert des quelques conifères qui les bordaient avant le grand vide de la dune et de la plage. Armelle buttait sur les racines, mais elle s’habituait petit à petit à la nuit et reconnaissait la promenade qu’elle avait faite souvent lors d’un séjour estival avant le confinement.

Le chemin, encaissé dans une dépression du terrain, serpentait entre la dune à gauche qui le séparait de la mer, et une rangée d’immeubles autrefois dédiés aux vacanciers à droite qui le séparait du lac et de la forêt. La proportion de logements vides était ici la même que dans l’immeuble d’Armelle. Presque tous les volets étaient fermés, mais au rez-de-chaussée une baie vitrée éclairée trouait les façades sombres. Sûr d’être seul, en pleine lumière dans une chambre confortable et bien chauffée, un homme nu lisait, allongé à plat ventre sur son lit. Alexandre et Armelle pouffèrent, amusés et gênés. Ils continuèrent à avancer, ombres pressées, capuches noires rabattues sur le nez, espérant ne pas être vus par le lecteur, plus encore pour éviter le ridicule que par crainte d’être dénoncés aux autorités.

Ils arrivaient au lac. Bordé sur une moitié par une forêt de pins, et sur l’autre moitié par de petits pavillons abandonnés, le lac plongé dans le noir offrait un refuge paisible pour s’asseoir et discuter. Les obstacles naturels et les immeubles assourdissaient le bruit des vagues et brisaient le vent. Alexandre choisit un banc enfouit au milieu des joncs. Armelle qui avait oublié ses craintes dans cet environnement tranquille se sentait en sécurité. Elle s’inquiétait juste de ce qu’elle allait bien pouvoir raconter… C’est Alexandre qui prit la parole, plus préoccupé de questions pratiques que de considérations romantiques :

« As-tu pris une couverture de survie comme je te l’avais recommandé ?

_ Oui, une de celles qui inquiétaient les gendarmes, répondit Armelle. Mais je n’ai pas froid, ajouta-t-elle, peu enthousiaste à l’idée de se transformer en épouvantail doré. Elle aurait préféré, tant qu’à faire, qu’Alexandre lui pose son manteau sur les épaules, comme dans une série B à l’eau de rose.

_ Il ne s’agit pas de ça. La couverture de survie empêche le rayonnement infrarouge du corps de s’échapper. La nuit les gendarmes surveillent la côte avec des drones, c’est la seule façon de s’en camoufler. Enveloppe-toi dedans, la face argentée contre toi.

_ C’est donc pour ça que les gendarmes étaient si nerveux avec nos couvertures de survie ?

_ Exactement. Un piège grossier au supermarché : ils ont dû aller intimider tous les clients qui en avaient acheté.

_ Comment tu sais tout ça ? Et d’abord, comment avais-tu le code pour rentrer chez moi ?, interrogea Armelle dont la curiosité avait fait oublier la timidité.

_ La femme qui vit au dernier étage du numéro 15 de votre bâtiment. Elle vous a vu le faire, elle l’utilise et elle l’a dit à mon père.

_ Columbo ? Mais pourquoi elle l’a dit à ton père ? Elle nous surveille ? Vous la connaissez ?

_ Vous l’appelez Columbo ?, s’amusa Alexandre. Elle voit tout et elle surveille tout le monde, c’est son truc. Disons que mon daron utilise son don. Il discute avec elle, il la fait parler et il lui refile des petits cadeaux qu’on lui donne à droite à gauche : des œufs, des pommes, un poulet, tu vois le genre.

_ C’est mon père qui l’a surnommée comme ça : elle observe tout, elle pose plein de questions, elle a l’air tebé et elle a un œil de travers. Pourquoi ton père la fait parler ? Il poucave aux gendarmes ? Ou c’est elle qui nous a dénoncés ?, s’énerva Armelle, faisant mine de se lever.

_ Non, calme toi, c’est le contraire. Columbo, comme tu dis, se fout des gendarmes. Elle roule pour elle. Je ne lui ferais pas confiance, mais elle n’est pas du côté des keufs. C’est pas le cas de tout le monde dans ta résidence. Mon père se renseigne, c’est son boulot de savoir qui est qui et d’aller voir les gens. Goémonier, c’est pour ça. Il circule, il va vendre ses algues aux fermiers, aux particuliers et aussi à l’usine d’engrais. En échange on le paie, mais on lui file aussi des trucs, genre des gâteaux, du miel, mais aussi des nouvelles.

_ Des nouvelles comme quoi ?, demanda Armelle qui n’avait pas imaginé que faire le mur pouvait prendre un tour aussi politique. Elle se demandait si Alexandre voulait faire l’important ou si vraiment elle venait d’établir le contact avec la Résistance. Elle s’enfonça un peu plus dans sa couverture de survie, franchement plus bling bling qu’un journal percé de trous. Tu parlais d’un truc : pour ne pas être vu il fallait s’emballer dans du papier alu.

_ Comme par exemple que ton père reçoit des journaux de gauche et qu’il pourrait peut-être avoir envie de nous rejoindre.

_ Vous rejoindre ?

_ On écrit un journal, mon père et d’autres. On l’écrit, on le photocopie, on le distribue, tout en papier, de la main à la main, sans réseaux, sans Internet. Tout à l’ancienne. On a besoin de gens pour écrire des articles sur ce qu’ils connaissent. Tes parents sont profs. Ils peuvent dire si ça marche ou pas l’éducation à distance. Est-ce que c’est vrai les statistiques du ministère ? Est-ce que les élèves suivent ou pas ? Tout ça quoi. On va voir des spécialistes de chaque domaine, et on leur demande si ce qu’on entend dans les médias est vrai. Si c’est pas vrai on écrit, ou on leur demande d’écrire et on imprime.

_ Ton père nous fait confiance ? Comment il sait ? Et qui me dit que ton truc c’est pas aussi un piège genre grossier comme au supermarché ?

_ Mon père en sait rien, mais moi je sais. Ou je sais pas mais j’ai envie de te faire confiance. Toi, tu vois ce que tu veux…

_ …

_ Alors, tu nous rejoins ou pas ? »

À suivre le 12 mars 2022…

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Par Albertine Herrero

Quadragénaire, mère de trois enfants, prof de maths, vivant en petite couronne parisienne.

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