Chapitre 8 : Les gendarmes

Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.

Le lundi 8 janvier 2024 était une triste journée. On avait rangé, la veille, les jeux des vacances et la plupart des décorations de Noël. Seules quelques guirlandes restaient encore accrochées au plafond. La table des devoirs avait repris sa place sur la terrasse, et le soleil semblait ne pas vouloir se lever. Ni à dix heures ni à midi le moindre rayon n’avait percé. L’air bougeait à peine, la pluie n’arrivait pas. Le ciel d’habitude mouvementé et changeant par mauvais temps, était immobile, comme enfermé par le couvercle uniformément gris d’une cocotte en aluminium étouffant le paysage.

            Pour ne rien arranger la classe virtuelle d’anglais n’avait d’abord pas fonctionné. Le lien envoyé le matin par la prof n’était pas actif. Il avait fallu le copier, et le moteur de recherche ne l’avait, aux deux ou trois premiers essais, pas accepté. Puis il l’avait accepté mais il avait demandé un code secret, inexistant. Après six ou sept tentatives infructueuses, la connexion avait été établie, sans que l’on sache pourquoi ni comment, sans code secret, sans que rien ait été différent, mais Armelle était arrivée en retard. Quand elle allait au collège, elle était toujours à l’heure. Dans le casque, le son crachotait et Armelle n’entendait pas la moitié des phrases en anglais. Aurait-elle mieux compris avec une bonne réception ? Elle serait notée présente, c’était déjà ça. Quelques élèves échangeaient des messages écrits en marge du cours. C’était le moment de se dire bonne année, mais depuis 2020 plus personne ne le disait sans arrière-pensée. Quand pourrait-on espérer de bonnes années ? Armelle attendait mollement le moment de signaler sa présence pour prouver au professeur, une jeune femme dont les cheveux épais et bouclés remplissaient l’écran, qu’elle suivait le cours activement.

À l’autre bout de la table, Solange faisait travailler les garçons. Malo comptait et coloriait des ballons, qu’il décorerait ensuite de boucles et de lignes brisées. Hélias recopiait un texte au présent dont il lui faudrait à la fin mettre tous les verbes à l’imparfait. Il galérait. Dans la cuisine Tarek, branché et casqué lui aussi, se battait pour expliquer la continuité des fonctions et le théorème des valeurs intermédiaires : « Vous êtes d’un côté de la rivière et vous devez passer de l’autre côté sans avoir le droit ni de voler, ni de sauter. C’est ça que ça veut dire la continuité. Alors, oui ou non, est-ce que vous vous mouillez les pieds ? »

Chaque demi-journée, le père et la mère échangeaient les rôles entre celui qui s’occupait de la maison et des enfants, et celui qui faisait cours ou qui corrigeait des copies en ligne. La prof d’anglais parlait maintenant de civilisation. Difficile de croire que loin là-bas, de l’autre côté de cet océan aujourd’hui triste et plat, des gens, en cet instant, conversaient en anglais. Et puis à quoi bon y croire ? Armelle n’irait jamais. L’école continuait à vous apprendre des langues pour commercer sur Internet, mais la jeune fille s’en fichait car acheter des objets fabriqués à cinq mille kilomètres ne la faisait pas voyager.

Elle en était là de ses réflexions et de son ennui quand on sonna à la porte. Le tintement, inattendu, mit toute la famille en alerte. Les sens aux aguets, tous se turent mais personne ne bougea. Depuis des mois, aucun visiteur ne s’était présenté, et aucun livreur ne venait jamais dans leur résidence trop reculée et trop peu peuplée. Ce n’était pas non plus le jour du facteur dont la maigre tournée n’avait lieu que le jeudi.

Malo, jeune et spontané, fut le premier à réagir. Passé un instant de surprise, il bondit hors de sa chaise et courut à la fenêtre de sa chambre par laquelle on pouvait apercevoir l’entrée de l’immeuble. Il revint tout excité en criant : « Ya une voiture de gendarmes garée devant chez nous !!! ». Tarek, vite sorti de sa sidération, avait déjà affiché sur son écran une feuille d’exercices présentée d’urgence à ses élèves comme un travail – là, tout de suite, maintenant – de quinze minutes en autonomie. Il lança le chrono à leur intention, coupa son micro et alla ouvrir. Solange le suivit. Déjà, des coups impatients étaient frappés à la porte. Les deux gendarmes qui pénétrèrent dans l’étroit couloir n’avaient l’air ni de venir partager un café ni de vendre un calendrier au profit des orphelins des forces de l’ordre. Ils étaient équipés des nouveaux képis à visières intégrales transparentes, filtrantes et respirantes que les enfants voyaient de près pour la première fois.

« Qui dans ce logement a acheté des couvertures de survie le lundi 4 décembre 2023 ?, commença sans préambule le plus âgé qui s’imposait d’entrée comme le chef.

_ J’ai acheté des couvertures de survie avant Noël, répondit Solange, mais je ne suis plus très sûre de la date.

_ Vous reconnaissez donc les faits ?, insista le vieux gradé aux galons doublement chevronnés. Son visage mince semblait se réduire à un nez, fort long et fort tordu, qui descendait d’un front lisse prolongeant un crâne qu’on devinait quasi-chauve sous le képi. Solange, malgré son inquiétude et sa stupéfaction, ne pouvait en détacher son attention. Où qu’elle essaie de regarder, elle y revenait toujours, tant il lui faisait irrésistiblement penser à la courbe de la fonction cube dans un repère orthogonal.

_ Je m’en souviens, intervint Tarek, mais ma femme les a achetées au supermarché, comme tout ce que nous prenons lors de nos courses ordinaires. Où est le problème ?

_ Le problème monsieur, s’exprima l’imposant nez, c’est que des couvertures de survie n’ont rien d’un achat ordinaire.

_ Ce ne sont pas des achats de première nécessité. C’est même suspect, crut bon d’ajouter le plus jeune gendarme aux galons sans chevrons, un adjoint probablement.

_ Mais si elles étaient en rayon, c’est qu’on devait pouvoir les acheter, non ?, se défendit Solange.

_ Vous êtes autorisés à faire des achats de première nécessité et vous avez l’obligation de savoir quels articles correspondent et quels articles contreviennent à cette définition. Ce ne sont pas les rayons du magasin qui doivent dicter à une bonne citoyenne sa conduite, madame. Nous avons été alertés pour une suspicion d’infraction, et nous sommes là pour mener une enquête. Notre boulot n’est pas de vous faire la morale, mais sachez que tout comportement sanitairement irresponsable met la vie des autres en danger. S’il y a lieu, nous serons contraints de vous verbaliser, madame.

_ S’il y a lieu ?, s’étonna Solange.

_ Si l’infraction est constatée, précisa le sous fifre.

_ Mais quelle infraction ?, parvint à articuler calmement Tarek malgré la moutarde qui lui montait au nez, un nez certes un peu busqué, mais loin d’égaler la courbure de celui du brigadier. Quelle idée la nature avait-elle eu de disposer au milieu de cette figure un tel point d’inflexion ?

_ L’infraction de vous être procuré un matériel utilisable uniquement en extérieur dans des conditions extrêmes alors que vous n’êtes pas titulaires des autorisations indispensables à de telles sorties. D’autre part un témoin assure vous avoir vue, madame, acheter une quantité de balais pour le ménage, disproportionnée à l’usage domestique desdits balais. Sans explications valables de votre part, nous serons contraints de vous perquisitionner, conclut l’officier fier d’avoir si bien parlé.

Pour toute réponse, Solange se plaqua contre le mur du couloir, faisant signe à son mari de l’imiter. Elle dégageait ainsi le passage vers le salon, et elle invita de la main les gendarmes à s’avancer. Suspendues du lustre au lampadaire allogène, accrochées des cadres des tableaux jusqu’à la tringle à rideaux, les guirlandes dorées et argentées, fabriquées par les enfants en découpant les couvertures de survie, égayaient encore la pièce et témoignaient des efforts de décoration du Noël tout juste passé.

Les deux équipiers armés et lourdement bottés contemplaient, leurs deux nez levés, les rubans brillants assemblés en anneaux dont ils devaient se demander l’usage que pourrait faire de ce découpage, une famille de terroristes sanitaires. Le chef détourna le premier son immense tarin du plafond pour s’adresser à Solange : « Vous avez acheté quatre couvertures de survie. Quelle preuve avez-vous qu’elles sont toutes là ? »

_ Mais monsieur, c’est bien simple, répondit Solange, chaque couverture de survie est un rectangle qui mesure 220cm par 140cm. Il vous suffit de calculer son aire puis de la multiplier par le nombre de couvertures que j’ai achetées, et enfin de diviser par l’aire des petits rectangles qui ont formés les anneaux et qui mesurent approximativement 20cm par 2,5cm – même si c’est parfois 3cm ou 1,2cm, ou s’ils ressemblent pour certains à des trapèzes car mon plus jeune fils a souvent découpé de travers – pour trouver le nombre total d’anneaux qui doivent former les guirlandes. Comptez les anneaux suspendus au travers du salon et, selon la comparaison de votre résultat du calcul avec celui du comptage, vous saurez si toutes les couvertures de survie sont là. C’est un calcul qui se fait les doigts dans le nez, si vous me permettez l’expression, ce qui ne doit pas être difficile pour vous . Voulez-vous que nous le fassions ensemble ?

Tarek, partagé entre la peur d’une catastrophe imminente et l’envie de rire, passa sa main sur sa bouche, frottant sa barbe de deux jours, et baissa les yeux sur ses chaussons. Armelle qui avait oublié depuis longtemps son cours d’anglais regardait avec inquiétude les représentants de l’autorité qui salissaient de leurs chaussures réglementaires pleines de virus et de bactéries le carrelage blanc soigneusement désinfecté de son logement. Hélias trouvait l’idée du calcul géniale et cherchait déjà une feuille de brouillon pour le poser. Quant à Malo, très fier que son bricolage suscite tant d’intérêt, il venait de faire tomber toutes les casseroles du placard sous évier pour attraper le rouleau de papier aluminium rangé tout au fond, et redécouper des rectangles métalliques pour montrer aux messieurs en bleu comme c’était facile et joyeux de décorer sa maison.

Le fracas des gamelles sur le sol de la cuisine mis une fin brutale aux discussions sur les guirlandes que les militaires n’avaient envie ni de mesurer, ni de compter, ni de calculer. Soucieux de ne pas perdre la face, et d’assez mauvaise humeur, le gradé interrogea Tarek au sujet des manches à balais. Les avaient-ils sculptés en bougeoirs pour la table du réveillon ? Tarek prit un air désolé, suggérant par quelques mimiques que le sujet était sensible et qu’il ne tenait pas à trop en parler devant Solange. « Ma femme est sujette au stress, voyez-vous… Elle balaie, elle balaie, elle tape dans tous les coins, elle cogne sous les lits, elle s’appuie sur son balai, elle le tord, elle le serre, elle les casse tous. »

Appuyant les dires de son père, Armelle était allée chercher sur la terrasse deux morceaux de manches à balais cassés que les garçons avaient brisés la veille en jouant aux chevaliers et aux pirates après le démontage du tipi des vacances. Elle avait pris un air navré de circonstance et montrait de loin aux gendarmes les morceaux de bois martyrisés. Solange, appuyée contre le mur du couloir, ne disait plus rien et, les yeux vagues, arrachait avec ses dents les peaux mortes de ses doigts irrités par l’eau de javel.

La tension s’effondra d’un coup. Le vieux gendarme désolé dodelina de la tête et posa, pour un bref instant de compassion et de solidarité, sa main droite gantée sur l’épaule de Tarek. « Je vois que tout est en ordre, nous allons clore la procédure, mais évitez, dans la mesure du possible, de vous faire encore remarquer ».

Quand la porte se referma sur les gendarmes, toute la famille retint son souffle le temps d’entendre claquer les portes de leur Peugeot 5008 garée devant l’immeuble. Quand le véhicule eut disparu du champ de vision perceptible depuis la fenêtre de la chambre des enfants, tous rirent de soulagement et rejouèrent la scène improbable qui venait de se dérouler. Tarek en avait oublié ses élèves en ligne qui, de toutes façons, étaient tous partis vers d’autres espaces numériques, sans aucun égard pour son théorème des valeurs intermédiaires. Ils discutèrent longtemps, mi-soulagés, mi-terrifiés de ce que cette visite impliquait de surveillance et de délation. Ce n’est qu’au bout d’un moment qu’Hélias levant la tête de sa feuille de brouillon et cessant de mâchouiller son crayon annonça : « Il reste deux couvertures de survie qui n’ont pas été découpées pour le plafond ! »

À suivre le 15 janvier 2022…

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Par Albertine Herrero

Quadragénaire, mère de trois enfants, prof de maths, vivant en petite couronne parisienne.

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