Chapitre 1 : Le perpétuel confinement

Voici le premier chapitre du roman Un kilomètre qui sera publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.

A l’issue de la crise du coronavirus – cette maladie qui avait tenu les gens enfermés chez eux pendant des mois dans le but d’éviter les contaminations par contact – les dirigeants de tous les pays du monde étaient, sans doute pour la première fois de l’histoire de l’humanité, tombés d’accord sur un point : le confinement des habitants avait été une expérience étonnamment positive.

On avait bien essayé à la fin de l’année 2020, puis au cours des années 2021 et 2022, de redonner aux gens leur liberté, mais l’échec avait été flagrant. Les centres de vaccination coûtaient cher. Certaines personnes portaient mal, ou de mauvaise grâce, le masque supposé éviter la dispersion de leurs virus salivaires. D’autres ne voulaient pas comprendre qu’elles avaient le droit de sortir travailler et consommer dans les magasins, mais pas franchement celui d’aller manifester contre la pollution, le retour du nucléaire, les réformes des retraites, la 5G et les décisions du gouvernement. Des artistes râlaient que la culture avait été sacrifiée et voulaient retrouver une place qu’on était bien contents d’avoir réussi à leur enlever. Même la réouverture enfin votée des bars, et la mise en place d’une coupe du monde de foot tous les trois mois, n’avaient pas complètement déridé les contestataires, les pisse-vinaigre et les pisse-froid.

Décidé à contrecœur pour des raisons sanitaires, le confinement se révélait être une solution aux maux du monde. Non seulement les gens, qui avaient éliminé de leur vie embrassades, accolades et postillons, n’attrapaient plus le virus, mais encore, ils ne se tuaient plus sur les routes, ne se tapaient plus dessus le 14 juillet et le 31 décembre, ne se querellaient plus devant un verre au comptoir et ne tombaient même plus malades de rien du tout tant ils avaient peur d’aller à l’hôpital.

En outre, depuis des années, des scientifiques criaient que le réchauffement climatique entraînerait à plus ou moins brève échéance le dégel du permafrost et libérerait ainsi de leur cage de glace, de nombreux virus, anciens et mal connus, qui feraient de l’humanité la proie de pandémies sans fin. Puisque les virus tueurs devaient se succéder, autant prendre les devants et rester confinés.

On endormit donc les vaccins, et du même coup la contestation anti-vax. On dédommagea les laboratoires pharmaceutiques qui s’orientèrent fissa vers un développement à grande échelle des anti-dépresseurs, des anti-insomnies, des anti-ennui, des anti-noirceur, des anti-muscleflasques et des anti-graissentrop.

Au début de cette décision mondiale, des voix avaient bien essayé de hurler au meurtre économique : des restaurateurs s’étaient suicidés, des acteurs au chômage avaient rendu fous leurs voisins en déclamant des tirades qui n’attendaient plus de réponses sur leurs balcons, et les coiffeurs torturaient leurs chiens par des teintures et des shampooings sans fin. Assez vite pourtant, il était apparu qu’on pouvait compenser la baisse du commerce et la chute des ventes d’automobiles, désormais inutiles. Alors que certaines entreprises étaient ruinées, d’autres se révélaient florissantes. Les commandes de matériel informatique explosaient, les concepteurs de réalités virtuelles s’enrichissaient, le nombre des livreurs et des chauffeurs routiers, restés seuls maîtres des routes, augmentait sans cesse, et des petits malins vous vendaient sur Internet des régimes, des conseils et des tutos pour s’épanouir entre quatre murs.

Le vieux business se portait mal mais un autre business régnait déjà. L’argent est mort ? Vive l’argent ! De plus, si la situation continuait, les États pouvaient espérer faire des économies plus grandes qu’ils n’en avaient jamais rêvé : plus de casse de mobilier urbain dans les manifestations qui resteraient toutes interdites, ni de fêtes populaires et coûteuses pour les pouvoirs publics comme la fête de la musique. Les écoles qu’on avait fermées, puis rouvertes, puis refermées, étaient définitivement closes. Plus d’établissements scolaires à construire ni à entretenir, plus d’agents municipaux affectés à la sécurité des passages cloutés à 8 heures et à 16 heures. Les factures fondaient et les finances des collectivités locales souriaient. Quant aux profs qui pesaient lourdement sur le budget national, leur nombre avait été largement divisé par deux ou par trois quand ceux-ci avaient pu dispenser leur savoir, non plus en chair et en os devant leurs élèves, mais par écran interposé, à cinquante adolescents comme à cinq cents, indifféremment.

Le confinement éliminait d’un coup le gaspillage, les grévistes et la contestation.

Les parents d’Armelle étaient professeurs de mathématiques. Quand le virus se fit moins menaçant à partir de l’automne 2020, ils retrouvèrent leurs élèves et le chemin de leur lycée. En même temps que se remplissaient de nouveau les salles des profs, ressurgirent les frémissements de revendications syndicales. On réclamait plus de moyens, plus d’heures de soutien, plus de masques, plus d’infirmières, moins d’enfants par classe, de meilleurs salaires. Tout ça devenait déplaisant.

C’est ainsi qu’il fut décidé au retour des vacances d’hiver de février 2023, que les enseignants, râleurs, gauchistes et fainéants, exerceraient de nouveau leur métier à distance. Il devenait alors logique qu’un seul des deux parents d’Armelle conserve son emploi, ou alors qu’ils travaillent tous les deux, mais à mi-temps. Dans tous les cas on leur annonça qu’un seul salaire leur serait désormais versé. N’allaient-ils pas d’ailleurs économiser sur la voiture, l’essence et les vacances en restant chez eux ? Le confinement offrait du temps libre, réduisait l’aliénation des travailleurs et luttait contre la société de consommation.

La nouvelle du reconfinement perpétuel – ainsi vendu comme porteur d’idéal et d’avenir meilleur – fit assez peu de bruit. Après plusieurs mois, les habitants du monde avaient pris le pli, et surtout, ils avaient peur de la maladie. On avait logé, ou du moins caché, parfois dans des établissements scolaires désaffectés, tous les sans-abris. On se félicitait de la baisse des émissions de gaz à effet de serre. Les véhicules thermiques ne roulaient plus et les bateaux de plaisance amarrés sans espoir de voguer, ne déversaient plus leurs poubelles à la mer. Les oiseaux étaient revenus dans les villes et des graminées vivaces poussaient entre les pavés que plus personne ne songeait à lancer sur les policiers. Les écologistes constataient l’amélioration significative de la qualité de l’air. Les économistes se félicitaient du profitable développement des nouvelles technologies qu’aucune grève ne bridait.

En politique, la droite et la gauche, enfin, s’aimaient.

À suivre le 27 novembre 2021

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Par Albertine Herrero

Quadragénaire, mère de trois enfants, prof de maths, vivant en petite couronne parisienne.

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