Chapitre 3 : Les courses

Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.

En ce lundi 4 décembre 2023, Solange, la mère d’Armelle se creusait la tête afin de préserver, malgré l’enfermement, l’illusion de Noël. Hélias son fils cadet demandait chaque jour, moins naïf qu’angoissé :

« _ Il va passer le Père Noël même si les magasins de jouets sont fermés ?

_ Comme toujours mon amour.

_ Il est vieux et fragile, tu crois qu’il obtiendra une attestation de sortie ?

_ Inutile mon chéri : son traîneau est plus rapide que l’hélicoptère des gendarmes. Il vole même plus vite que les virus ! La preuve : on n’a jamais vu le covid faire le tour de la Terre en une nuit.

_ Et peut-être que les gendarmes n’arrêtent pas le Père Noël pour le laisser faire des cadeaux à leurs enfants ? Tu ne crois pas ? »

Ce lundi étant jour hebdomadaire de courses au supermarché, il fallait se préparer pour un retrait au Drive en toute sécurité : masque, visière, gants, gel désinfectant, bottes en plastique lessivables à la javel, vieux manteau bouilli et décoloré supportant des lavages à 60 degrés. Le coronavirus avait presque disparu mais d’autres agents infectieux attendaient, pour attaquer, que les humains baissent la garde. On le disait assez à la télé, et loin d’être levés, les protocoles sanitaires se renforçaient.

Alors que la mère s’équipait ainsi, Malo son dernier né lui fit sa plaisanterie préférée :

« _ Eh maman, tu vas dans la Lune ?

_ Oui et je te rapporterai…

_ Des poussières de chocolat !

_ Et…

_ Des astéroïdes au citron ! … Et des hamburgers ! »

Solange sourit. Depuis dix mois le gouvernement n’avait pas réglé le problème de l’approvisionnement de la farine, de la levure et des pains hamburgers. L’industrie agro-alimentaire tournait à plein régime et ne déplorait aucune pénurie, mais l’offre de ces produits s’entêtait à rester insuffisante. Heureusement, à force de guetter en ligne et en temps réel, toutes les nuits, l’approvisionnement du supermarché, Solange réussissait chaque semaine à cliquer au bon moment sur un paquet de pains hamburgers – parfois carrés, parfois truffés de graines bizarres – et l’ajoutait à sa commande avant qu’il ne disparaisse de nouveau dans les limbes des produits indisponibles.

« Et des hamburgers ! ».

La sortie hebdomadaire au supermarché était à la fois une corvée et une aventure.

C’était une corvée parce que le temps autorisé dans les rayons était limité à une demi-heure, ce qui rendait impossible la tâche de remplir un caddie d’assez de nourriture pour rassasier une famille de cinq personnes pendant sept jours. Solange commandait donc le nécessaire au Drive. Sur le parking du magasin, une femme aux commandes derrière une vitre lui livrait ses achats par l’intermédiaire d’un chariot motorisé, télécommandé et désinfecté. Au tout début du dernier confinement – celui qui allait devenir permanent – le chariot, malaisé à guider, s’était renversé. Les deux femmes avaient commencé par râler pour finalement éclater de rire. Depuis, des techniciens, des ingénieurs, des hygiénistes et des médecins avaient stabilisé l’engin et fumé la vitre de séparation. Il paraît que les rires charriaient trop de postillons.

L’aventure, quant à elle, naissait de l’opportunité chaque semaine de sortir du cercle autorisé de rayon un kilomètre, réduit encore par le nombre des chemins interdits à la circulation de plages, de dunes et de forêts qui s’y trouvaient. Faire les courses offrait la possibilité de prendre la voiture, abandonnée les autres jours, et de rouler sur dix kilomètres au travers des marais. La lumière rasante sur les champs et les étiers, les grandes herbes, oubliées des faucheurs et agitées par le vent, les oiseaux sauvages et les troupeaux de vaches étaient devenus, ces derniers mois, un sommet de dépaysement.

« _ Je peux venir maman ?

_ Moi aussi ! S’il te plaît ! Qui nous verra ? »

Les parents, confrontés aux regards suppliants des deux garçons, se consultèrent en silence. Difficile de réagir à des demandes illégales mais légitimes et finalement inoffensives. L’éducation au bien et au mal, de plus en plus éloignée des intuitions et du naturel, était de moins en moins évidente à faire comprendre. Alors Solange avait fait ce qu’elle n’avait jamais eu envie de faire de sa vie : elle avait pris des libertés avec la légalité. Au début elle avait amené ses enfants au supermarché, argumentant qu’elle était mère célibataire et que laisser des enfants si jeunes seuls chez eux était trop dangereux. Mais les contrôles étaient progressivement devenus plus soupçonneux en même temps que la population du lieu – peu nombreuse – était de mieux en mieux connue et fichée par les autorités. Pour s’échapper un peu, baratiner ne suffisait plus et le risque s’accroissait de se faire démasquer. Il fallait maintenant se cacher.

« _ D’accord dit-elle, mais en sortant vous irez jeter la poubelle. Je vous retrouverai avec la voiture au niveau des bacs à ordures, derrière les haies. Montez sans bruit et sans vous faire remarquer, répondit Solange.

_ Oui, ajouta le père, n’oubliez pas que la voisine du numéro 11 peut vous entendre. Pas de chamailleries ! Et une fois sur le parking du magasin, interdit de montrer le bout de votre nez.

_ Mais papa, demanda Hélias, on lui a fait quoi à la voisine du 11 ?

_ Vous ne lui avez rien fait mais vous êtes parisiens. Elle ne vous aime pas.

_ Elle était pas parisienne, elle, avant sa retraite ?

_ Si, mais elle ne s’en souvient plus. Elle s’est convertie à la province et elle vit seule. Elle ne travaille pas. Elle a donc besoin de surveiller la dizaine d’habitants de notre barre d’immeubles. Elle se sent utile à la société, ça la rassure. La délation est pour elle une sorte de mission. Elle n’est pas méchante, juste assez bête peut-être pour croire que ce qu’elle fait est juste. Soyez sages, et s’il te plaît Hélias : ne fais pas crier ton frère. »

La promesse d’une promenade pimentée de cachoteries, suffit à rendre discrets et prudents les deux enfants. Passagers clandestins à bord de leur propre véhicule, ils regardaient, avides, le paysage qui défilait. Les yeux grands ouverts sur l’étendue nue des marais du début de l’hiver, les garçons étaient submergés par l’excitation. Il était rare qu’ils s’éloignent de la « fenêtre ». Sortis de la télé et d’Internet, c’est à la « fenêtre » que leur horizon se limitait, à cette baie vitrée du salon qui laissait voir l’océan par deux dépressions dans la dune : à gauche vers l’estacade – une jetée en bois à claire-voie maintenant interdite à la circulation qui avançait de 400 mètres dans la mer – et à droite vers la plage face à laquelle mouillaient autrefois les bateaux de plaisance. Dans les marais on reprenait conscience de l’existence d’un monde terrien, plat, dans lequel ni les arbres rares, ni les quelques maisons basses ne faisaient obstacle – sur des kilomètres – au passage du vent.

Aujourd’hui les garçons voyaient la terre boueuse labourée par les roues des tracteurs. Ils apercevaient des rapaces guettant leurs proies, perchés sur les clôtures légères qui bordaient les étiers. Dans quelques minutes il faudrait se cacher, rabattre un des sièges arrière du monospace familial pour se glisser dans le coffre à quatre pattes. Ils se croyaient dans un roman du Club des Cinq.

On arrivait. Après avoir envoyé les enfants se pelotonner dans le coffre avec ordre exprès de ne pas se bagarrer, Solange roula vers le Drive. Une voiture était déjà là, le coffre béant. Solange se gara à bonne distance. En ces temps de confinement on se méfiait même des saluts. Son tour venu, elle vit s’approcher le chariot télécommandé chargé de ses paquets et de la facture détaillée. Presque tout avait été livré. Elle vérifia la présence de steaks hachés, des pains hamburgers, de plaquettes de chocolat pâtissier, des produits frais et des boîtes de compotes et de fruits au sirop achetés au cas où, les derniers jours, les vrais fruits viendraient à manquer. Elle n’avait qu’un kilo de farine sur les trois demandés, le pain de mie était en rupture de stock, la marque du shampoing commandé avait été changée, la blanquette de veau était peut-être un peu grasse, mais globalement le chargement semblait satisfaisant. En outre, du papier à dessin, trois nouveaux cahiers d’écoliers et une pochette de 36 feutres avaient été glissés comme convenu au milieu des yaourts. Tant mieux. On ne savait jamais, d’un jour à l’autre, si le matériel scolaire et la papeterie feraient ou non partie de la liste des fournitures interdites. Solange tentait chaque semaine d’en acheter. Vite, elle chargea ses colis sur les sièges passagers, prenant garde de ne pas obstruer le trou de souris dans le dossier mobile de la banquette arrière qui permettrait à ses enfants de revenir s’asseoir.

Prenant place devant son volant, Solange dit aux garçons de prendre patience et de rester cachés. Elle avait encore droit à ses trente minutes de courses dans le Super U. Elle allait en profiter. C’était un moment attendu par toute la famille : celui où, libérée des courses essentielles, elle pouvait fureter dans les rayons à la recherche des produits dont les autorisations à la commercialisation changeaient selon les déclarations hebdomadaires du ministre de l’économie, et parfois même changeaient sans raison, au gré du courage ou des caprices du directeur du magasin. Ce qu’elle pouvait alors dénicher constituait les petites surprises et les petits cadeaux d’une vie monotone.

Solange s’était à peine éloignée de la voiture avec deux sacs que les garçons abaissèrent légèrement le dossier du siège pour jeter un coup d’œil dans l’habitacle. Il était dix heures. Quelques personnes masquées, des personnes âgées, trottaient vers leur véhicule. Malo, commençait à tourner en rond dans le coffre comme un chien fou. C’était marrant cette niche secrète en plein parking.

«  Arrête, lui dit Hélias, tu vas faire bouger la voiture et nous serons repérés ! »

Heureusement l’intérêt d’un jeu d’espions valait bien un effort de discrétion. Malo se calma immédiatement pour observer les clients qui passaient devant le pare-brise. Les deux têtes serrées l’une contre l’autre à hauteur de leur fente d’observation dans le dossier arrière, les garçons perçurent soudain un bourdonnement qui semblait venir de l’extérieur du coffre et contourner le véhicule.

«_ Un drone, chuchota Hélias.

_ Il peut nous entendre ? S’inquiéta Malo.

_ Non, je ne crois pas, mais il peut nous voir. Remonte un peu le siège et ne bouge pas. »

Le drone volait maintenant à hauteur des fenêtres, sa caméra pointée sur le fouillis des courses que Solange avait entassées sur les sièges. Par la fente toujours plus étroite, protégés par l’ombre, les enfants, respirant à peine, virent le gros insecte noir et menaçant tourner son œil vers l’entrée du supermarché, et subitement s’éloigner.

Au même moment la portière avant droite s’ouvrit. Les enfants sursautèrent, terrifiés. C’était maman. Le visage tendu, observant de loin le drone, elle posa ses deux sacs de courses pleins et un manche à balai tout neuf sur le siège passager avant.

« On rentre. »

À suivre le 11 décembre 2021…

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Par Albertine Herrero

Quadragénaire, mère de trois enfants, prof de maths, vivant en petite couronne parisienne.

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