Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.
Armelle avait gardé ses amis d’école primaire et de début de collège. Le confinement avait balayé les réticences de ses parents à lui acheter un téléphone portable, et cet accès un peu magique à des conversations secrètes, à des messages abrégés lancés parfois à minuit sous la couette, lui avaient fait apprécier ce nouvel isolement. Et puis c’était devenu, avec les mois, un peu moins marrant. Les messages ne se nourrissaient plus de nouvelles anecdotes vécues ensemble. Armelle comprenait bien que rester bloqués sur l’évocation du bon vieux temps avec d’autres adolescents de treize ou quatorze ans n’était pas naturel. Quelque chose clochait.
Il lui devenait difficile d’être sincère, même avec ses meilleures amies. Elle n’osait pas leur parler de ses journées, ni leur envoyer des photos de son escapade quotidienne sur les parkings arborés et désertés de l’immeuble. Aussi réduites qu’étaient ces sorties, elles lui donnaient l’occasion de tourner en roller, de grimper aux arbres, de lire allongée dans l’herbe ou encore de combattre âprement ses frères, tous trois armés de pistolets à eau. Les parkings grands comme la cour de récréation de l’école et du collège, étaient un terrain de jeu idyllique en comparaison des cours sombres et encombrées de poubelles des immeubles de petite couronne parisienne où vivaient ses amies. Les rues fréquemment contrôlées de la capitale et de ses environs, les trottoirs encombrés de promeneurs de chiens et de joggeurs, les parcs fermés qu’on n’entretenait plus, décourageaient d’utiliser l’heure de sortie autorisée. Beaucoup de jeunes préféraient rester enfermés. Parallèlement, chaque cage d’escalier devenait un monde en soi. Clos, curieusement interdits aux contrôles policiers, les immeubles des banlieues s’organisaient et se hiérarchisaient en micro-sociétés. Malheur à qui aurait dénoncé des voisins partageant un dîner. D’ailleurs il fallait s’entraider. Dans beaucoup de familles l’argent manquait. Si des pères et des fils adultes s’étaient faits livreurs ou croque morts, de nombreuses familles avaient perdu presque tous leurs revenus : ceux des petits métiers sacrifiés et ceux des petits travaux non déclarés – nounous occasionnelles, ménages, taxi sans le dire, serveurs et cuisiniers en extra sans contrat – qui autrefois payaient les loyers. Dans ce contexte, les enfants d’un même escalier traînaient souvent ensemble sur les paliers et dans les caves, jouant à se faire peur, et partageant pour le dîner un paquet de chips assaisonné d’histoires de trahisons et d’amitiés. Armelle, derrière son écran, les sentait s’éloigner.
Un autre coup dur avait été porté à la camaraderie quand, dès mars 2023, les concepts d’écoles, de collèges et de classes avaient volé en éclats. Les cours virtuels ne justifiaient plus de regrouper les enfants par quartiers ni même par âge. Les années scolaires avaient été remplacées par des modules de trois mois qu’il fallait valider pour pouvoir avancer. Conseillée par ses parents, épargnée par les soucis ménagers et pécuniaires, Armelle étudiait et avançait. Là-bas dans son ancien chez elle, la plupart de ses amis renonçaient, redoublaient, stagnaient. Armelle avait essayé de se tourner vers ses nouveaux camarades de classe. Après tout, eux aussi étaient vivants, quelque part de l’autre côté de l’écran. N’avaient-ils rien à partager ? Ils bavardaient parfois, coupant le micro du prof, court-circuitant la marche ordinaire du cours en visio. Ils pouvaient rire un peu, parler de leurs devoirs et de leurs vies, mais au bout de trois mois les résultats des examens et les choix des matières tombaient, les groupes étaient brassés, et les visages sur l’écran changeaient.
Ainsi isolée, Armelle devait se contenter, comme seules relations approfondies, d’avoir des frères et des parents. Un « mieux que rien » qui se révélait parfois agaçant pour une jeune fille de treize ans. Privée de véritables amis, elle manquait d’échanges et d’affection. C’est obsédée par ces tristes pensées qu’elle aperçut un jour de printemps 2023 toute une portée de chatons sortir de dessous les buissons. La mère avait dû mettre bas dans un renfoncement de l’un des parkings souterrains, désormais désertés. Armelle les voyait pour la première fois depuis sa fenêtre de chambre, celle qui donnait sur l’arrière de l’immeuble. Ils devaient avoir dans les deux mois et leur pelage gris était strié de roux. Ils avançaient hardiment vers les poubelles, alléchés par les restes odorants de sardines que Solange avait cuisinés la veille au déjeuner.
A partir de ce jour et pour tout l’été, la sortie du soir sur les parkings se para d’un nouvel intérêt. Armelle décida d’adopter au moins l’un des petits chats. Elle sortait avec des morceaux de viande dans ses poches, agitait des ficelles, tentait les félins ou s’asseyait patiemment sur leur chemin dans l’espoir d’attirer le plus hardi. Parfois ses frères l’aidaient. Parfois ils faisaient tout rater. Mais généralement ils se lassaient car ils avaient des façons bien plus amusantes de jouer à chat, et dehors chaque minute comptait.
Une petite chatte, moins craintive que les autres, s’habitua petit à petit à la main qui, chaque fin d’après-midi lui déposait des friandises. Solange avait rapporté d’une de ses expéditions au supermarché un paquet de croquettes pour chatons avec lesquelles Armelle jouait au Petit Poucet, la jeune chatte bientôt sur ses talons.
Plusieurs mois passèrent ainsi à s’observer, à s’éviter et à se rapprocher dans de complexes manœuvres de séduction. Les croquettes l’avaient attirée, mais les pluies d’automne la décidèrent : Bonbon, ainsi nommée par Armelle en raison de sa gourmandise, s’installa dans l’appartement sec et chaud en octobre. Il serait bien temps de reprendre une vie indépendante au retour des beaux jours…
À suivre le 23 décembre 2021…
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