Chapitre 6 : Vacances de Noël

Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.

Le samedi 23 décembre 2023 débutaient les vacances de Noël. Il avait été question pendant quelques mois de supprimer les vacances scolaires d’hiver. Le débat avait fait rage entre les membres du gouvernement, les économistes et les médecins. Pour les économistes les vacances ne servaient plus à rien. Les stations de ski avaient disparu avec le confinement, fort opportunément d’ailleurs pour éviter de trop mettre en avant le réchauffement climatique sur nos massifs. Quant aux déplacements exceptionnels pour aller voir sa famille à Noël, ils avaient été limités à huit heures et cent kilomètres le 25 décembre uniquement, ce qui ne nécessitait pas de congés particuliers. On mettait en revanche en avant le danger qu’il y avait à continuer de donner quinze jours d’oisiveté à des adolescents et à de jeunes adultes non encore résignés aux nécessités de politique sanitaire. Ne risquaient-ils pas de se rebeller quand ils se trouveraient désœuvrés ? Les médecins avaient argué que les enfants les plus disciplinés, ceux qui suivaient assidûment les programmes d’enseignement à distance, risquaient, sans repos, de développer plus encore de troubles psychiatriques que ceux dont on constatait déjà l’augmentation depuis la restriction des libertés et des déplacements. A l’heure où la société s’interrogeait sur son avenir et sur la pérennité d’un mode de vie dans lequel l’évolution des jeunes, actuellement confinés avec leurs parents, posait question, personne ne souhaitait nourrir dans les foyers les plus structurés et chez les enfants les plus prometteurs, des bombes à retardement. Il fut donc décidé qu’on garderait le calendrier des vacances scolaires pour rythmer la vie des Français.

Armelle aurait pu faire la grasse matinée, encouragée par Bonbon qui, sortie dans la fraîcheur du petit matin, était rentrée manger avant de se glisser près d’elle dans son lit pour se réchauffer. Gavée depuis plus de deux semaines de terrines de sanglier à tous les repas, la chatte ronronnait, prélude à sa sieste digestive, en piétinant la couette épaisse de ses pattes avant. Les bruits qui parvenaient à Armelle depuis le salon et la cuisine lui indiquaient que ses frères avaient pris leur petit déjeuner mais qu’ils rechignaient à s’habiller. Leurs cris trahissaient une excitation inhabituelle, même pour un début de vacances. Curieuse, Armelle embrassa Bonbon entre les oreilles, et sauta hors du lit, enfouissant la chatte sous un flot de couvertures. Ignorant le carrelage froid sous ses pieds nus, elle enfila juste une robe de chambre, et fut saisie, en ouvrant la porte donnant sur le couloir, par la température glaciale du reste de l’appartement.

La terrasse, ouverte à tous les vents, débarrassée de sa table et de ses chaises pliantes, avait perdu son aspect de salle de classe. Un courant d’air chargé de sel et d’humidité agitait dans le salon les guirlandes dorées découpées dans les couvertures de survie. Leurs anneaux de polyéthylène métallisé, agrafés en maillons de chaînes brillantes, bruissaient en se balançant. On se croyait presque sur le pont d’un paquebot au matin d’une fête organisée sur les flots. En pyjama sur la terrasse, les garçons découvraient le tipi en manches à balai que leurs parents avaient fabriqué et qu’ils y avaient monté pendant la nuit. La toile du tipi en rideaux de douche était imperméable aux intempéries, et sous la tente, le sol était recouvert de tapis de bain en chenille dont les moelleuses bouclettes n’avaient presque rien à envier à de véritables peaux de bêtes.

Au début émerveillés, les garçons regardaient maintenant leur nouveau terrain d’aventures d’un œil critique. Armelle, aussi surprise et intéressée que ses frères, mais moins démonstrative comme il seyait à une grande fille, s’approcha.

« C’est le carrelage qui ne va pas, s’exclama le premier Hélias, ça glisse et puis c’est froid.

_ Nous n’aurons qu’à ramasser du petit bois, des herbes et des pommes de pin sur le parking quand nous sortirons jouer, proposa Armelle.

_ Bonne idée, et il nous faudrait un foyer pour faire cuire des galettes et du pain. Tu crois qu’ils faisaient des galettes et du pain les Indiens ?, interrogea Hélias.

_ Aucune idée, mais les pionniers oui, je l’ai lu dans la Petite maison dans la prairie. On peut faire comme eux. Il faut cuire des galettes de farine de blé ou de maïs et manger du bœuf séché. Maman ! Tu as du bœuf séché ?, hurla Armelle.

_ J’ai de la viande des grisons, et un saucisson de bison, répondit Solange qui préparait son activité tipi depuis des semaines. Je vous les donnerai quand vous serez installés. »

L’enthousiasme et l’imagination gagnaient du terrain. Les accessoires de salle de bains se métamorphosaient en esprit en éléments naturels d’un décor hivernal du Grand Ouest. Armelle voulait faire des biscuits de levain comme ceux dont se nourrissait la famille de Laura Ingalls lors de leur périple en chariot dans les plaines américaines en 1880. Elle pétrirait un peu de farine, de sel et d’eau avec le dernier sachet de levure de boulangerie qui restait. De leur côté, ses frères, à force de promesses enfantines et de regards implorants qui jouaient sur la corde sensible, avaient plutôt bien négocié. Ils avaient obtenu le droit de déjeuner dans le tipi, et après mille recommandations maternelles de prudence pour ne pas se brûler, Solange avait accepté de prêter sa crêpière électrique pour servir de foyer. Malo et Hélias voulaient faire des gâteaux. Sans four, sans chocolat, sans beurre et sans fruits ?

« Vous devriez essayer de faire des makrouts, proposa leur père.

_ Des quoi ?, demanda Armelle.

_ Des makrouts, tu en mangeais chez les boulangers marocains à Paris : des petits gâteaux de semoule ronds fourrés à la pâte de datte.

_ C’est pas un peu compliqué papa de la patte de datte sous un tipi ?

_ Contente-toi de faire le gâteau de semoule et de le cuire en galettes sur ton feu. Ma grand-mère n’y mettait pas de dattes. Elle étalait la pâte comme une pâte à tarte épaisse et la coupait simplement en rectangles qu’elle faisait frire et qu’on tartinait de miel. Je peux te donner un pot de miel, on en a plein la maison, et je suis sûr que du miel aurait sa place dans les provisions de pionniers… Au lieu de beurre, tu peux faire la pâte avec un peu d’huile et d’eau chaude. Tu mélanges et tu pétris comme pour une pâte brisée.

_ Tu as de la semoule maman ?, cria Hélias déjà partant.

_ Oui, répondit sa mère, je voulais profiter des vacances pour essayer de faire des petits pots de semoule cuite dans le lait avec des raisins secs. C’est une recette de ma grand-mère…

_ Et bien faisons honneur aux grand-mères, dit Tarek, tu nous donnes la moitié du paquet pour les makrouts de ma grand-mère à midi et on te laisse l’autre moitié pour les petits pots de la tienne au dîner !

_ Mais les Indiens ils ont des plumes, intervint soudain Malo.

_ T’as rien compris ! On est des pionniers qui font du pain, pas des Indiens, le coupa Hélias.

_ Non !! On a un tipi et je veux des plumes !!!, Malo commençait à pleurnicher. »

Il fallait trouver une solution pour que les deux garçons ne cassent pas le jeu par leurs querelles avant même d’avoir commencé à jouer. Les plumes ne se trouvaient ni au Drive ni au supermarché. Armelle avait peut-être passé l’âge de jouer aux cowboys et aux Indiens, mais elle avait bien envie de passer ses journées sur la terrasse ouverte malgré le froid, de s’emmitoufler dans une couverture colorée, et d’inventer des histoires tout en cuisinant des recettes improbables de soupes aux herbes sauvages et de galettes du Grand Ouest. Il ne fallait pas compter sur Bonbon, rassasiée comme elle l’était, pour aller chasser un pigeon… Il y avait bien les plumes des mouettes, sur la plage, mais… Si seulement… Devant la terrasse passaient le goémonier et son fils. Les cris de plus en plus aigus de Malo attirèrent l’attention du garçon qui partait travailler sur la plage avec son père. Armelle en profita : « Hep, pardon ! Mon frère pleure parce qu’il voudrait des plumes de mouettes. Si vous en trouvez prises dans les algues, vous pourriez nous en rapporter ? Ce serait tellement gentil s’il vous plaît. » Surpris, l’adolescent poursuivit sa route avec son père sans répondre, mais la demande étonnante d’Armelle avait soudain calmé Malo, flatté que son désir attire tant de considération.

Ce jour-là ils sortirent dès le matin sur les parkings et remplirent des sacs de brindilles, de branches mortes, de mousses et d’aiguilles de pin. De retour sur la terrasse, alors qu’ils allaient étendre sur le sol carrelé de la terrasse leur butin, ils remarquèrent six grandes plumes de mouette, propres et lisses, posées sur le rebord du garde-corps de la terrasse. Malo criait de joie, Hélias avouait que c’était plutôt sympa, et Armelle se sentit pour la première fois depuis des mois une envie de danser. Trois plumes firent des coiffures d’Indiens acceptables, et les enfants décidèrent d’insérer au bout du calamus, la tige creuse des trois qui restaient, des mines de graphite prises sur leurs compas pour en faire des crayons.

Ils firent des galettes un peu brûlées au puissant goût de levure, et toute la famille assise en tailleur sur la terrasse déjeuna fort tard de viande des grisons, de saucisson de bœuf, de quelques makrouts grillées sur la crêpière, et d’autres plus grasses et plus savoureuses, frites dans la cuisine. Toutes, dégoulinaient de miel. Il faisait froid et le miel, tiédi au contact des pâtisseries chaudes, coulait sur les écharpes et les blousons. On était à la veille de Noël, on se léchait les doigts, et tout paraissait meilleur qu’un réveillon d’oie et de foie gras.

Quand la lumière commença à décliner, il fallut bien fermer la terrasse, remonter les radiateurs et se pelotonner sur le canapé pour se réchauffer. Cette journée étonnante dans un quotidien morne avait été riche en émotions et Solange remplaça le dîner par une orgie de petits pots de semoule aux raisins secs et aux pépites de chocolat devant un western à la télé.

À suivre le 27 décembre 2021…

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Par Albertine Herrero

Quadragénaire, mère de trois enfants, prof de maths, vivant en petite couronne parisienne.

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