Chapitre 7 : Sortie au bourg

Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.

Noël arriva. La famille d’Armelle n’avait personne à qui rendre visite dans un rayon de cent kilomètres, et aucun prétexte ne les autorisa à quitter la ville en ce jour de fête. Avaient-ils eu tort de s’éloigner de la Région parisienne et des êtres aimés ? Les avaient-ils abandonnés en passant de l’autre côté du cercle autorisé ? Auraient-ils dû rester dans leur appartement de banlieue pour conserver le droit de retrouver leurs parents en cette seule journée ? Personne n’en parla.

Les premiers temps, les gens avaient essayé de rester proches. On se téléphonait, on s’envoyait des messages, on se promettait de vite se revoir. Les mesures de confinement annoncées par le gouvernement à partir du mois de mars 2020 prédisaient chaque fois leur propre fin dans quelques semaines. On assurait que la victoire contre la pandémie viendrait des sacrifices importants mais brefs que la population consentirait. On menait une guerre mondiale contre un ennemi microscopique, mais les combats se déroulaient au chaud, au milieu des coussins moelleux et des miettes de chips dispersées sur nos canapés. On pensait à la vie plus difficile de nos grands-parents, aux guerres passées, et on riait des râleurs oisifs et bien nourris.

Et puis la fin 2020 était arrivée, ponctuée de nouvelles toujours plus nombreuses de décès. Du virus souvent, mais pas forcément. D’infarctus, de cancers foudroyants, d’accidents, de vieillesse et de tristesse. La grippe aviaire était revenue, se répandant dans les départements ruraux comme pour profiter du vide laissé par les touristes et par les promeneurs confinés. On entendait presque le monde de l’infiniment petit rire des hommes. Le virus qu’on tentait de tenir à distance en nous bâillonnant et en nous barbouillant de gels désinfectants, recevait le renfort d’un autre de ses congénères qui nous attaquait à revers, infectant les élevages de volailles. Les canards passaient du gavage à l’abattage. De partout les paysans, jusqu’alors économiquement épargnés par la crise sanitaire puisque le seul plaisir qui restait au peuple était la bouffe, criaient à la ruine. Le dérèglement climatique ne pouvait plus se cacher, ni se prédire pour dans cent ans. Il était là, et comme seule réponse les actionnaires et les gouvernements vantaient les achats de voitures électriques à des citoyens cloîtrés chez eux. En panne d’imagination, l’avenir de l’humanité s’envisageait par la consommation.

2020 nous abandonna pour nous précipiter début 2021 dans un scénario qui ressemblait aux sombres films d’anticipation des années 70 et 80, Blade runner ou Soleil vert. On ne pouvait hélas plus se rassurer en éteignant la télé. Trop de signaux inquiétaient et aucun super héros ne semblait pointer sa cape à l’horizon.

C’est ainsi que les amis et les parents cessèrent d’évoquer par Skype les futures retrouvailles, les mariages et les cousinades. La foi se perdait. Quelques mois plus tard, on se retrouva un temps, mais quand il fut question en 2023 d’un reconfinement sans fin, les appels s’espacèrent. On avait peur d’apprendre de mauvaises nouvelles et peur d’être impuissants à partager ou à consoler d’écran à écran. Les familles nombreuses, confinées dans des appartements encombrés et bruyants, finissaient par se croire privilégiées malgré la promiscuité, et n’osaient plus affronter le regard d’envie des solitaires crevant de silence et d’ennui dans des logements qu’aucune visite ne rendait vivants. L’appel vidéo qu’on avait cru pouvoir être une compensation à l’absence, devenait frustration et souffrance. Sans perspective de fin, sans espoir d’embrassades, beaucoup trouvèrent le salut de leur santé mentale dans l’oubli. Le virus avait organisé l’humanité en atomes isolés : des noyaux de quelques particules collées, soudées devant la télé, et quelques électrons gravitant de temps en temps autour d’eux, mais coincés dans une orbite de mille mètres, et ne croisant que très rarement d’autres cercles habités.

C’est un de ces cercles qui venait pourtant d’apparaître dans le champ de vision d’Armelle.

En ce lundi 25 décembre 2023, la famille avait décidé de profiter de la relative liberté offerte ce seul jour par tolérance présidentielle spéciale, en sortant se promener tout simplement dans le centre ville de leur petite station balnéaire. Protégés par l’esprit de largesse et de fraternité soufflé aux autorités pour la Nativité, ils avaient tous les cinq pris à pied le chemin de quelques deux kilomètres à travers la forêt qui reliait la côte aux commerces survivants du bourg. Une tempête s’annonçait. Le vent, pourtant moins fort à couvert que sur la côte, agitait déjà les branches des pins et se chargeait de gouttes d’eau. De la terre trempée montaient des odeurs de feuilles mortes et de mousses qu’Armelle respirait, son masque légèrement baissé sous le nez. Hélias regrettait son vélo. Malo, intimidé par la perspective d’un si long chemin, marchait dans les jambes de maman, aveuglé par la pluie qui maintenant lui fouettait le visage. La nuit tombait.

À 17 heures 30, quand ils arrivèrent en ville, le ciel était noir. Sombre et mouillé, l’asphalte de la place de l’église brillait. Des guirlandes lumineuses se balançaient dans les arbres, eux-mêmes secoués par des rafales de vent. Des haut-parleurs crachaient des chants de Noël et des airs de comédies musicales américaines. Cette gaieté forcée sonorisée par la municipalité tranchait étrangement avec le silence des rues, augmentant encore l’impression de visiter une ville fantôme.

Ils en étaient là quand Armelle aperçut quatre silhouettes qui débouchaient d’une rue derrière l’église et qui pressaient le pas vers le parking. Le goémonier et sa famille avançaient, les bras chargés de paquets. Avaient-ils, eux, rendu visite à des proches ? Sorti de la nuit, apparaissait enfin un autre cercle de vie. Solange osa dire bonsoir d’un signe de la main. Elle connaissait le goémonier pour l’avoir prié par la fenêtre de lui donner quelques poignées d’algues rouges qu’elle avait laissées pourrir, au dégoût des enfants, au pied de son ficus. On pouvait être confinés et déshumanisés, mais son ficus de vingt ans, acheté à l’état de frêle arbrisseau le jour où elle avait fait la connaissance de Tarek, ne devait pas crever sans engrais. Ni le déluge qui s’abattait maintenant sur les deux familles, ni les presque trois ans de méfiance envers les postillons de son prochain, n’encourageaient les conversations, mais les adultes se saluèrent de loin. Malo allait courir remercier pour les plumes, mais Armelle le retint. L’échange d’un regard complice pour ce soir était déjà bien.

Il était plus que temps d’ailleurs de se mettre à l’abri. Tandis que le goémonier et les siens disparaissaient dans leur voiture, la famille d’Armelle s’engouffra dans l’église. D’un coup la tempête s’assourdit. Les lustres étaient allumés, des cierges brûlaient. Les lumières parsemaient de taches jaunes la nef centrale et le transept. L’immense crèche avec ses personnages de plâtre, et l’épaisseur des murs de l’église créaient un sentiment de sécurité alors que dehors se déchaînaient les éléments. Vidé de ses fidèles en cette fin des fêtes de Noël, le temple ne verrait plus ce soir venir personne. La famille allait donc rester là, rassurée par le sentiment d’être à l’abri dans cette froide et silencieuse forteresse de pierres. Seuls et ne comptant que sur eux cinq, ils écoutaient le cri assourdi du vent, protégés de la pluie et unis malgré les chamailleries.

À suivre le 10 janvier 2022…

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Par Albertine Herrero

Quadragénaire, mère de trois enfants, prof de maths, vivant en petite couronne parisienne.

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