Chapitre 14 : Travailleuse du clic

Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.

Solange était fatiguée. La fin de semaine approchait, triste et molle. Encore deux jours et ils seraient en vacances. Il était temps. Dans la nuit, Hélias avait fait une terreur nocturne. Les yeux ouverts sur le néant, ne reconnaissant personne, il avait hurlé et frappé pendant quinze minutes. Une éternité. Malo ne s’était pas réveillé. Il dormait profondément, en bébé. Armelle, cachée sous la couette, s’était plaqué le traversin plié sur les oreilles. Solange avait eu l’impression que sa fille ne s’était pas assoupie depuis son coucher jusqu’au moment où les cris de son frère avaient fait débouler ses parents dans la chambre. À quoi pouvait-elle bien s’occuper, fraîche et lucide, au milieu de la nuit ? Très perturbée par le comportement de son fils, Solange avait vite oublié de s’inquiéter pour sa fille. Mal positionnée à essayer d’étreindre Hélias de face quand il aurait fallu le ceinturer par derrière, elle s’était pris, en voulant le protéger de lui-même, des coups de pieds dans la poitrine et des coups de griffes sur le nez.

Ces terreurs nocturnes auraient dû cesser depuis des années. Quelles visions infernales, oubliées au réveil, pouvaient à ce point terrifier un enfant épargné par la faim et par les mauvais traitements ? Un toit sur la tête, des repas variés dans les assiettes, la sécurité, des jouets et de l’instruction : tous les besoins humains étaient comblés. Certains proclamaient même qu’un âge d’or avait été atteint grâce au confinement. Alors d’où venaient ces cris qui lui déchiraient l’âme ?

Solange avait eu du mal, cette nuit-là, à retrouver le sommeil. Tarek ronflait. À peine la paix revenue, il s’était allongé pour reprendre sans difficulté le cours de sa nuit. Pragmatique, il croyait, pour le quotidien, aux règles simples : à l’heure de dormir on dormait, à l’heure de manger on mangeait, et tant que Dieu nous donnait la force de tenir sur nos jambes, on se levait le matin. Il fallait bien avouer qu’il s’était réveillé en meilleure forme que sa femme. Enchaînée à son écran, elle se concentrait difficilement sur son travail malgré deux tasses de café dont elle détestait l’amertume mais qu’elle avait adouci d’un peu de lait et de beaucoup de sucre. Il devait être dix heures. Ses paupières clignaient. Elle cliquait.

Depuis deux heures elle cliquait. Elle avait demandé à ses élèves de lui rendre un devoir pour la veille, le mercredi 21 février, en espérant pouvoir corriger tous leurs travaux avant le vendredi soir, début des vacances. Hélas, les retardataires étaient nombreux, qu’ils aient été fainéants ou sincèrement victimes d’un problème informatique.

Sur les cent-vingt lycéens qui devaient lui rendre un devoir d’arithmétique traitant de congruences, une petite trentaine seulement avaient, dans les temps, envoyé un mail contenant le travail demandé sous forme d’une pièce jointe au format reconnaissable. Solange savait qu’elle n’en récupèrerait en tout pas plus de soixante, même après de multiples relances. Elle s’en disait désolée, et l’était sans doute un peu, mais pour être honnête, sans l’abandon temporaire ou définitif de certains élèves, elle n’aurait pas pu s’en sortir.

Chaque devoir donnait lieu à plusieurs échanges de mails. Le monde parfait du numérique comptait, dans la promotion qu’il faisait de ses qualités, sans l’imperfection des élèves qui ne comprenaient pas toujours les énoncés, effaçaient ou échouaient à ouvrir les pièces jointes, oubliaient les dates, ou ne pouvaient que difficilement s’organiser avec un ordinateur dans une famille de cinq. Pour chaque devoir reçu, trois ou quatre échanges de messages étaient nécessaires. Certains appelaient au secours au milieu d’une nuit ou d’un jour férié, perdus dans une temporalité qui exigeait l’immédiateté. Solange envoyait des mails. Solange recevait des mails. Solange téléchargeait des pièces jointes. Elle les archivait. Elle créait des dossiers et des sous-dossiers. Au nom et à la photo – parfois à l’avatar – de l’élève, au nom du groupe, du chapitre, du diplôme, de la date. Elle recherchait le vrai patronyme d’inscription du « bo gosse du 93 », de « blakpanter », de « The Demon » et de « frb2008 ». Quand elle échouait à mettre un nom officiel sur un pseudo vantard ou provocateur qu’un adolescent avait choisi pour ses copains en oubliant qu’il l’utiliserait pour ses profs, elle cliquait sur « répondre » et demandait : « J’ai bien reçu votre message, mais vous êtes qui ? ». S’ensuivait un autre va-et-vient sur les chemins magiques de l’Internet dont Solange avait renoncé à calculer l’empreinte carbone. Certains élèves qui écrivaient trop mal ou avec trop d’efforts, préféraient enregistrer un message vocal VMS en MP3, WAVE ou PCM depuis une API. Tout ceci sauvait-il plus les arbres de la planète que les anciennes copies doubles, grand format perforées des vieilles listes de fournitures scolaires que les parents promenaient, pliées, froissées, annotées et barrées, dans les rayons surpeuplés des supermarchés les jours de rentrée ?

La connexion WI-FI venait de sauter. Il fallait tout recommencer : ouvrir de nouveau l’Environnement Numérique de Travail (ENT) de la plateforme de cours virtuels du ministère, entrer les codes, attendre, cliquer. Ouvrir la messagerie de l’ENT. Cliquer. Cliquer sur la pièce jointe et choisir de l’enregistrer, autre clic. Cliquer sur l’explorateur de fichiers et ouvrir le dossier téléchargements : deux clics. Cliquer droit sur le document téléchargé pour le renommer du nom de l’élève, de son groupe et du sujet de l’exercice. Certains élèves, pour un devoir, envoyaient plusieurs messages : un pour chaque exercice, au fur et à mesure de leur avancement. Pour ceux-là, créer un sous-dossier. Double-cliquer gauche pour vérifier la lisibilité du document envoyé. Cliquer pour le retourner. Les élèves les mieux organisés envoyaient un scan propre. Les autres, les plus nombreux, prenaient une photo. Certaines photos étaient floues, illisibles, trop petites. Sur d’autres on voyait en partie la copie, mais surtout le bureau, la trousse, le canapé, et sous la feuille, le cours d’anglais qui dépassait. Dans certains mails il y avait plein de bonjours, de souhaits de santé et de formules de politesse, mais pas de pièce jointe. Alors Solange répondait, retournant formules de politesse et souhaits de bonne santé, pour signaler que la pièce jointe avait été oubliée. Ou mal téléchargée. Ou volatilisée dans les caprices du réseau. Certains formats étaient inadaptés. D’autres carrément inconnus. Jpeg, jpg, pdf, doc, odt OK, mais heic ? Heic ne passait pas. L’ordinateur de Solange digérait toujours mal ce format. Solange trouvait donc des astuces et des contournements, qui fonctionnaient un jour, mais pas le lendemain. Elle cliquait droit, copiait, collait, capturait, imprimait écran. Elle recollait sous word. Elle sauvegardait. Classait. Rangeait. Clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic-clic. Parfois Solange reconnaissait l’élève mais se trompait de groupe. Elle devait alors cliquer sur un autre onglet et vérifier ses listes de groupes sur l’ENT.

À 11h30 la boîte mail de l’ENT afficha une mise à jour système et planta.

Solange s’arma de son téléphone et ouvrit sa boîte mail professionnelle qui était différente et sécurisée autrement que sa boîte mail de l’ENT. Celle-ci devait servir exclusivement aux messages du ministère et aux bons vœux des inspecteurs, aux consignes officielles, aux offres de formations virtuelles sur EXCEL et sur PYTHON, aux informations syndicales sur les salaires et aux propositions de manifestations en ligne par des hashtags de contestation. Pour se syndiquer et pour protester contre le ministre de l’Éducation, alternative aux rassemblements physiques interdits par son ami le ministre de la Santé, il fallait aussi cliquer.

Par prudence, Solange avait donné l’adresse de cette messagerie à ses élèves. Elle avait aussi fini par donner son numéro de téléphone personnel. Peut-être un jour serait-elle victime d’un harceleur ou d’un troll, mais la saturation fréquente des réseaux pédagogiques imposait presque de les doubler par des moyens de communication personnels, au mépris de la prudence et du cloisonnement entre métier et vie privée.

De chaque côté on galérait. Une élève avait déjà envoyé, sur la boîte professionnelle presque saturée de messages automatiques alertant de la saturation prochaine de la messagerie, un mail pour signaler que dix autres n’arrivaient pas à se connecter. Et déjà le téléphone sonnait : deux autres élèves perdus sur les chemins, momentanément barrés, de l’ENT avaient bifurqué par le réseau mobile. Des dizaines de photos s’enregistraient sur le WhatsApp de Solange.

Solange avait perdu son métier. Elle n’enseignait plus, elle archivait. Quelle proportion de sa matinée aurait-elle, ce jour-là, consacré à expliquer des mathématiques ? On se rapprochait de zéro. Tout n’était que clics et parades techniques. Quelle partie du cerveau – du sien mais aussi de celui de ses élèves – avait-elle fait travailler ? Quelle nourriture intellectuelle avait-elle servi aux jeunes dont elle avait, pour quelques heures, la charge ? Elle se faisait l’effet d’un vendeur de barbe à papa. Que restait-il donc dans la bouche et dans l’estomac de cette friandise gonflée d’air qu’on avalait sans mal mais qui ne ferait jamais un repas ?

Peu de gens comprenaient son aversion pour l’informatique que tous jugeaient proche des mathématiques. Ne fallait-il pas être rigoureux et avoir l’esprit scientifique pour apprécier ces deux disciplines ? L’informatique avait des règles et la programmation quelques vertus logiques, mais elles étaient trop souvent soumises aux caprices d’une surcharge de fréquentation, aux variations de tension, à des mises à jour, à des fluctuations inexpliquées et à des changements de codages insoupçonnés. Un peu de poussière dans les rouages pouvait aussi tout changer.

L’informatique agaçait Solange, l’énervait. Il ne réagissait pas assez vite à une commande correcte et lui effaçait tout immédiatement pour une erreur de frappe. Trop souvent, au moment où elle allait finir un travail et enfin reposer ses nerfs et ses yeux, un message sur l’écran lui indiquait que son programme ne répondait plus. Elle perdait parfois une demi-heure, ou une heure de travail. Pas un drame, mais des contrariétés.

Les mathématiques ne la contrariaient pas. Les méthodes de résolution d’une équation ne changeaient pas selon d’obscures variantes sur des versions 2.0 ou 3.5. Les problèmes avaient une stabilité temporelle qui la ravissait. Solange n’était pas brillante. Elle n’avait aucun instinct ni aucune spontanéité. Jamais une ampoule ne s’était allumée dans sa tête au moment de démontrer un théorème ni même un lemme*. Solange s’était simplement rendu compte de son apaisement étonnant lorsqu’elle planchait sur des devoirs de quatre heures pendant ses études. Ces moments de stress pour la majorité des étudiants étaient pour elle des moments de sérénité. Dans le silence de la chapelle du lycée aménagée en salle de devoirs, plus rien n’existait en dehors des questions de l’énoncé. Les résultats à démontrer étaient si complexes qu’ils accaparaient son cerveau intégralement sans laisser aucune place ni pour des soucis, ni pour des états d’âme. Aucune antithèse n’existait à ses démonstrations. Il n’y avait pas de contradicteurs, pas de débats, pas d’arguments. Il n’y avait pas de logiciels qui plantent, ni d’orage dans l’air et aucune envie ne la prenait de donner un bon coup de pied dans l’unité centrale pour défoncer la carte mère. Soit elle échouait à démontrer, soit elle réussissait. Soit une faille rendait son raisonnement faux, soit il était vrai de la seule vérité vraie qui puisse exister : le vrai mathématique démontré par des générations qui s’étaient transmis le flambeau d’un absolu fondé sur des postulats millénaires.

Solange comprenait lentement. Quand elle ne comprenait pas tout, elle ne comprenait rien. Sa lente recherche de la clarté absolue avait fait d’elle une étudiante sans génie, mais elle était devenue une bonne prof, très appréciée des élèves en difficulté. Comme elle devait elle-même travailler au fond des choses pour comprendre, comme une seule zone d’ombre lui gâchait tout, elle découpait chaque exercice et chaque propriété en petites briquettes élémentaires d’une grande simplicité qu’elle assemblait ensuite comme une figurine de lego, de la simple maisonnette carrée au plus grand vaisseau Star Wars. Elle savait ainsi décomposer toutes les difficultés de ses élèves et répondre à leurs questions par des chaînes d’affirmations simples qui paraissaient compréhensibles et en devenaient rassurantes pour les cancres.

Avait-elle répondu à des questions ce jour-là ? Avait-elle utilisé ses qualités ? Elle avait cliqué. Et le pire était à venir puisque les programmes scolaires remplaçaient de plus en plus les notions mathématiques par des cours d’utilisation de tableurs ou de logiciels de calculs formels. Il n’était plus nécessaire de savoir ce qu’était une moyenne pour en calculer une, et l’obtention des résultats ne venait plus par l’application de raisonnements intelligents, mais pas l’exécution aveugle et disciplinée d’un protocole appris par cœur ou d’une chaîne de commandements. On ne faisait même plus semblant de vouloir former des êtres pensants. On formait des exécutants.

Solange attendait l’heure du déjeuner. Elle était épuisée. Épuisée par sa nuit, et épuisée par le vide.

* Résultat mineur, préalable à la démonstration d’un théorème.

À suivre le 05 mars 2022…

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Chapitre 13 : Le gène de la chaussette

Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.

En se réveillant le matin après sa sortie nocturne illicite, Armelle avait senti tout contre elle, la chaleur de Bonbon. Sa première pensée au contact de la petite chatte avait été qu’elles partageaient maintenant la même expérience de bien-être et de paresse matinale : comme le lit semblait bon, comme les muscles appréciaient la chaleur et le repos, comme le sommeil était doux et profond, après une marche dans la nuit froide ! En caressant le cou du jeune animal assoupi, Armelle avait senti la feuille de papier pliée, roulée dans son collier. La réponse d’Alexandre, enfin ! Alors même qu’elle avait cessé d’espérer, et qu’elle commençait à oublier combien elle l’avait attendue…

Alexandre n’avait tout simplement pas compris tout de suite la fonction ni les propriétés du collier d’agent secret qu’Armelle avait fabriqué. Il avait joué avec la chatte sur la plage plusieurs jours de suite avant de découvrir le message d’Armelle glissé dans la doublure du tissu.

Ainsi furent posées, ce vendredi 2 février, les prémices d’une correspondance qui ne tarda pas à s’épanouir. Les jours qui suivirent, Bonbon s’acquitta à merveille de sa tâche de messagère, bondissant de l’appartement à la plage, et de la plage à l’appartement en quête de jeux, de caresses et d’appétissantes récompenses généreusement distribuées des deux côtés.

Une semaine passa sans que ni Armelle, ni Alexandre ne cède à la facilité de glisser son numéro de téléphone dans le collier. Très vite, le contenu des messages avait changé. De polis et d’enfantins, ils étaient devenus, au fil des allers-retours de part et d’autre du chemin côtier, personnels et sérieux. En cette période de délation, les deux adolescents à qui l’innocence d’une amitié naissante aurait été dangereuse, se testaient. Armelle appréciait l’usage désuet du papier. Alexandre se méfiait de la surveillance des réseaux sociaux. Armelle avait-elle choisi de faire implanter sous la peau de son poignet une de ces micropuces RFID qui facilitent diverses actions du quotidien comme les commandes et les paiements en ligne, ou le suivi de sa santé, mais qui vous pistent sans fin à moins de vous mutiler la main ? Savait-elle échapper à la surveillance de son I phone et au traçage des informations fournies par l’examen de l’historique de ses recherches Internet ? Que pensait Alexandre de ce confinement qui le rendait maître de la plage et enrichissait son père par la récolte, sans culture ingrate ni concurrence, de la matière première, gracieux cadeau de l’océan, d’un précieux engrais bio ? Remerciaient-ils chaque jour à l’heure du bénédicité, le gouvernement ?

Au fil de leurs échanges, Armelle et Alexandre prirent le risque de se faire confiance. Au soir du 9 février, alors qu’Armelle rangeait ses affaires scolaires avant le repos hebdomadaire dûment inscrit sur le planning punaisé au mur de Solange, elle sortit du collier une citation d’un vieil article de 2007 du journal le Monde qu’Alexandre avait trouvée inspirante et qu’il lui offrait, comme une meilleure preuve de respect et de complicité que ne l’aurait été un bouquet : « Les populations des contrées industrialisées sont si obsédées par la sécurité, la santé et le bonheur consumériste, qu’elles ont renoncé à tout idéal de liberté, y compris au sens rudimentaire de protection de la vie privée contre les grandes puissances de la société moderne. »(1)

Armelle admirait le travailleur manuel qu’elle ne s’attendait pas – avec ses préjugés de fille de prof – à trouver si curieux, si cultivé. Sans doute un tantinet trop sérieux. Il avait trois ans de plus qu’elle, et sa réflexion sur le confinement dépassait et nourrissait la haine intuitive qu’Armelle en avait. Elle écoutait maintenant plus attentivement les conversations de ses parents qui accusaient, non pas des systèmes politiques autoritaires, mais bien la population entière, pas seulement de l’acceptation, mais de la recherche d’une vie cloîtrée, comme le feraient des animaux sans instinct qui idéaliseraient la sécurité d’une cage. Tarek savait bien que si les quelques journaux papier qu’il commandait n’étaient pas censurés, c’était parce qu’aucun dirigeant ne prenait au sérieux les protestations de groupuscules épars de la gauche libertaire qui publiaient quelques articles si peu lus et si peu crus, qu’ils ne représentaient aucune menace pour les pouvoirs en place. C’était un peu comme si des parents compréhensifs laissaient jouer avec un pistolet en plastique un enfant turbulent qui aurait voulu se démarquer d’une fratrie plus sage et plus âgée. Ce n’était pas sérieux et il rentrerait vite dans le rang.

Tarek pourtant ne se décourageait pas et gardait foi en l’action de ces publications marginales que le pouvoir traitait avec condescendance. Un jour elles aideraient au réveil de la conscience collective.

Il avait d’ailleurs prévu de consacrer son après-midi du samedi 10 février à la lecture du dernier mensuel contestataire reçu par la Poste le jeudi précédent, mais les facécieux dieux du week-end en avaient décidé autrement. Il n’avait pas trouvé son journal dans le salon, et, loin d’imaginer que c’était Armelle qui, dans sa nouvelle passion pour la politique, le lui avait piqué, il avait commencé à pester contre le désordre de l’appartement et contre la manie que sa femme avait de tout ranger n’importe comment.

Solange à ce moment là touillait une sauce béchamel. Depuis quelques minutes déjà son agacement croissait. Elle se savait injuste, mais supportait mal de se battre avec ses casseroles pendant que son mari s’asseyait dans le canapé. Bien sûr, après le dîner, quand il ferait la vaisselle, la situation s’inverserait, mais là maintenant, ça l’énervait. Elle était énervée d’être injuste, énervée d’être énervée, mais c’était plus fort qu’elle et c’était comme ça.

La main gauche occupée à tourner en rond inlassablement une grosse cuillère en bois dans la béchamel, Solange cherchait de la main droite, au-dessus de la gazinière, à l’aveugle dans un placard, la planche à découper les oignons. Hélas point de planche à découper sous cette main qui fouillait à tâtons, bientôt contrainte à l’abandon. Où Tarek avait-il pu ranger la planche après sa dernière vaisselle ? Inutile de l’interpeler alors qu’il explorait tous les recoins et soulevait tous les coussins à la poursuite de son mensuel. Solange se résigna donc à ouvrir les placards un par un, même les plus hauts, déplaçant pour cela plusieurs fois dans un épuisant mouvement de translation le tabouret sur lequel elle montait, puis descendait, puis montait encore, à seule fin de trifouiller dans tous les casiers perchés au plafond de la cuisine. Au moment où Solange retrouvait la planche à découper glissée avec les moules à gâteaux et les boîtes en plastiques qui, toutes, lui tombèrent sur la tête avant d’atterrir dans la poubelle ou d’aller rouler sous le four, Tarek commençait à récriminer.

La béchamel, laissée à elle-même quelques minutes, avait fait des grumeaux. Solange ne savait pas où était ce journal idiot écrit par des gauchistes pédants ramollos du cerveau ! Ils brassaient peut-être de grandes idées, mais en attendant la sauce était gâchée. Alors qui rangeait tout n’importe comment dans cet appartement ? Et par la faute de qui avait-elle trouvé le matin même la paire de chaussettes avec des papillons jaunes d’Armelle dans l’armoire d’Hélias ? Sans parler de son pantalon bleu qu’elle croyait disparu et sur lequel elle était tombée par hasard dans le placard de sa fille. Solange avait de plus petites jambes, et elle avait de plus grosses fesses, c’était facile à voir, non ?

Armelle avait posé le journal. Elle hésitait à le rendre alors qu’elle était au milieu de la lecture d’un article qui l’intéressait. Si son larcin avait lancé la dispute, elle savait que l’avouer ne pourrait rien apaiser. Mieux valait œuvrer pour garder l’équilibre entre ses parents en leur laissant penser qu’ils avaient chacun perdu un truc. Elle se remit donc à lire au moment où Tarek expliquait pour la millième fois qu’il ne pouvait pas savoir qui portait quoi de ces textiles chinois fabriqués à un centime qu’on leur vendait cent euros. Il n’aimait pas les chiffons et il ne pouvait pas savoir dans quelle armoire se rangeaient quelles chaussettes. C’était inimaginable, immuable, génétique !

Bonbon, qu’Armelle n’avait pas réussi à attraper depuis la veille, fit son apparition. La jeune fille l’appela, l’embrassa et examina son collier. Alexandre, contre toute attente, y avait glissé son numéro de téléphone, spécifiant de ne l’utiliser que pour écrire des messages anodins et sans intérêt, indignes d’être espionnés. Leurs véritables échanges devaient continuer à passer par Bonbon, mais si jamais leur relation venait à être soupçonnée, mieux valait une communication banale qu’une absence de communication suspecte.

Armelle immédiatement écrivit : « Bonjour, ça va ? ». Alexandre, quelques secondes plus tard répondit : « Super, et toi ? ». Puis bippa un deuxième message. C’était une vidéo. Sans parole, sans personnage, sans indication de temps, sans histoire, elle montrait la plage qu’Alexandre avait sans doute filmée la veille, un paradis inaccessible bien que situé à quelques dizaines de mètres de là. Pendant que Solange criait de l’autre côté de la cloison qu’à travail et niveau d’études égaux, il n’y avait aucune raison pour qu’elle ait, seule, reçu en héritage – maternel certainement – le gène de la chaussette, Alexandre offrait à Armelle une minute et quatorze secondes de soleil, d’algues et de bécasseaux sanderling(2) trottant sur les vagues.

(1) Michel Alberganti, journaliste, cité dans La liberté dans le coma, du groupe Marcuse aux éditions La Lenteur, 2012.

(2) Petits oiseaux de bord de mer… Je crois… mais je peux me tromper car je n’y connais rien en oiseaux.

À suivre le 25 février 2022…

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Chapitre 12 : En pleine nuit

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Intimidée et apeurée, Armelle grelottait.

Plusieurs jours étaient passés depuis la décision qu’elle avait prise de sortir seule en cachette après le couvre feu. Il ne suffisait pas d’ouvrir la porte au milieu de la nuit comme elle le pensait. Si les chaussures étaient rangées dans le couloir et faciles d’accès, il lui faudrait aussi attraper son manteau dans la penderie de la chambre de ses parents. Hélas Solange, telle un dragon gardien, avait le sommeil léger.

L’escapade envisagée devint rapidement un ample projet d’évasion dont Armelle ne négligea aucun détail. Un heureux hasard voulu que sa mère annonce pendant le déjeuner du jeudi 1er février qu’elle mettrait tous les manteaux dans la machine au retour de leur sortie de l’après-midi pour ne pas oublier de les laver le lendemain matin. Le vendredi 2 s’annonçait trop pluvieux pour profiter de l’heure de sortie, et les manteaux auraient le temps de sécher aux radiateurs avant le week-end. Dans un appartement sans buanderie, sans extérieur et sans espace pour y loger un sèche-linge, la lessive des draps et des gros vêtements devenait chaque fois un événement important.

Armelle, sous prétexte qu’elle s’ennuyait, rentra ce jour-là dix minutes avant tout le monde de la promenade quotidienne sur les parkings. Une fois dans l’appartement, elle attrapa précipitamment un tabouret pour retourner dans le hall de l’immeuble et s’y percher afin de dévisser légèrement les ampoules des plafonniers qui étaient équipés de détecteurs de mouvements. Elle avait poussé ses parents et ses frères à sortir tôt après le déjeuner pour jouer dans la pleine lumière du début d’après-midi. Il était important de ne pas être dehors à la tombée du jour afin qu’aucun membre de la famille ne remarque, au retour, la défaillance de l’éclairage automatique. Elle ne pouvait pas se permettre de laisser s’illuminer les parties communes quand elle sortirait dans la nuit. Elle mit également à profit ses derniers instants de solitude pour imbiber d’huile de cuisine un papier absorbant et en badigeonner les gonds de la porte d’entrée qui grinçait par moments. Certaine qu’une trop grande perfection aurait attiré des soupçons, elle suspendit, avec le sentiment de préparer le crime parfait, son manteau, son écharpe et ses gants, dans l’armoire de ses parents. Comme prévu, Solange s’énerva, en rentrant quelques minutes plus tard, du manque de considération dont faisait preuve la fille pour le travail de sa mère. Elle lui reprocha d’être indifférente à sa famille et de ne pas faire attention à leurs conversations. Pour finir, elle attrapa d’un geste rageur les vêtements chauds d’Armelle et les lança les premiers dans le tambour de la machine à laver.

Très agitée, Armelle n’avait pas eu, le soir venu, de mal à rester éveillée jusqu’à l’endormissement complet de la maisonnée. Elle savait que son père mettait son réveil à quatre heures du matin afin de lever Malo et de le porter, aux trois quarts endormi, jusqu’aux toilettes pour un pipi de milieu de nuit. Tarek préférait cette courte corvée au risque d’avoir à essuyer des pleurs et des draps mouillés si le petit venait à s’oublier.

Armelle se retrouva donc dehors à deux heures, seule et soudain désemparée dans un espace vide qu’elle ne savait pas appréhender.

Elle avait tout prévu, sauf ce qu’elle ferait une fois sortie. La lune venait de se lever. Elle en était à son dernier quartier, et Armelle avait compté sur son éclairage pour rendre inutile l’usage d’une lampe de poche qui aurait pu la faire repérer. Elle n’avait cependant pas imaginé que la nuit serait si claire. Elle se sentait vulnérable, à découvert.

Heureusement toutes les fenêtres des immeubles qui donnaient sur le front de mer étaient fermées. Armelle prit donc le risque de s’élancer sur le chemin qui séparait les habitations de la plage. Elle traversa la piste cyclable et s’engagea dans le sentier des dunes qui montait puis descendait vers l’océan. Une fois passée la butte, dissimulée par le dénivelé, elle s’assit un moment, le cœur battant, à l’abri des hautes herbes. Elle enfonçait ses mains dans le sable froid et renouait avec d’anciennes sensations. Les grains glissaient entre ses doigts. Autrefois, la base nautique construite à sa droite à même la plage, éclairait la côte de ses puissants projecteurs. Maintenant abandonné, le centre de loisirs avait éteint ses feux. Tout semblait vide, et malgré la lune qui la rendait visible, Armelle s’aventura sur la plage. Elle marcha vers l’eau, attirée par le bruit des vagues dont elle ne distinguait, dans la nuit, que les franges blanches d’écume. S’approchant trop près, elle mouilla ses chaussures et sursauta plus de plaisir que de désagrément. L’excitation lui faisait oublier qu’elle tremblait de froid malgré son manteau. Faute d’autres vêtements accessibles, elle avait passé sur son pantalon de pyjama de hautes chaussettes de Noël, l’une rouge, l’autre verte, en jacquard étoilé, qu’on accrochait en décembre au pied du sapin et que Solange avait rangées dans un placard de la chambre des enfants avec toutes les décorations.

Le vent s’était levé. Une brume de grains de sables qui roulaient vers l’Ouest, rasait le sol, le faisant paraître flou et mouvant. Sous les boots de la jeune fille, le sable mouillé avait été sculpté par les vagues en lignes parallèles. À cet instant, Armelle regretta de ne pas avoir de vrais cours de physique. Son père lui avait raconté un jour que ces lignes s’expliquaient par la théorie des ondes. Une seule fois, au cours d’un été d’avant les confinements, elle avait remarqué que le sable avait été modelé non plus en lignes parallèles, mais en motifs carrés, nés de la rencontre de deux courants contraires en bord de mer, l’un vers l’Ouest, l’autre vers l’Est, qui avaient rendu ce bout de rivage semblable aux pavés de granit du parvis de son école parisienne. Elle était alors trop jeune pour comprendre, et maintenant qu’elle sentait que cette culture scientifique lui manquait, elle n’avait droit, pour tout enseignement qu’à des travaux dirigés d’informatique en ligne où un prof de physique incompétent leur faisait tracer sur des logiciels de dessin des molécules sans en expliquer le rôle ni la structure, leur demandait de calculer des moyennes sur des tableurs sans leur avoir jamais appris ce qu’était une moyenne, et les évaluait sur le tracé de graphiques établis à partir de données d’expériences qu’aucun élève n’avait jamais vues ni expérimentées en vrai. L’enseignement à distance avait permis de supprimer les labos qui avaient coûté bien cher en aménagement, en personnels et en matériels aux établissements d’enseignements secondaires. Pourquoi offrir à toute une génération une formation fort onéreuse de physique pratique supposée déboucher sur l’apprentissage de la démarche scientifique, alors que quatre-vingt-dix-neuf pourcents des travailleurs n’avaient pour vocation que de faire fonctionner, sans les comprendre, des programmes et des protocoles pensés par d’autres, en appuyant sur des boutons ?

Armelle avança contre le vent vers l’estacade, puis la longea, passant la main sur les grappes luisantes de moules accrochées à ses poutres de bois et de métal. Si elle n’était pas venue là sans permission, elle aurait pu en rapporter des chapelets à sa mère pour qu’elle les cuisine à la crème fraîche, aux oignons et au vin blanc. Au pied des piliers, des flaques d’eau salées, laissées par la marée, abritaient toutes sortes d’algues et de créatures vivantes. Armelle y trempa ses mains, un peu inquiète de ce que ses doigts pourraient rencontrer dans l’obscurité. Passant au-dessus de ses craintes, elle voulait tout toucher, tout respirer, et se souvenir de tout.

L’immense jetée en bois qui avançait de quatre cent mètres dans la mer semblait endormie, abandonnée qu’elle était des touristes. Imposante, inutile et oubliée, elle fascinait Armelle dont le cœur débordait de gratitude pour cette compagne d’infortune. Elle voyait en cet ouvrage de planches échoué, souvenir d’une autre époque, une présence complice, une amie. Imprudente, euphorique, elle s’en éloigna en courant et en tournoyant pour s’offrir, la tête renversée, un point de vue sur le ciel. Fière, elle reconnut la constellation d’Orion qui brillait à la verticale de la plage, indifférente aux lois mesquines pullulant sur la Terre.

Soudain Armelle se figea, croyant avoir aperçu un autre promeneur. Ce n’était que son ombre, projetée par la lune. Elle sourit de soulagement, mais cet avertissement la rendit plus attentive. Il était temps : au loin sur le remblai, venaient d’apparaître les phares d’une voiture qui se rapprochait. Armelle courut se cacher sous l’estacade, et se colla contre un pilier. Immobile, heureuse que le ballet du sable soufflé par le vent ait déjà effacé ses traces de pas, elle attendit. Le véhicule venait de s’engager sur l’estacade. Il avançait au pas, ses roues cognant avec un bruit sourd et régulier, les poutres qui avaient servi à construire ce chemin sur l’eau, à l’origine destiné aux piétons. Un détachement de gendarmerie faisait sa ronde. Avait-elle été vue ? Venait-il pour elle? La patrouille passa au-dessus de sa tête. Serrée contre son poteau, souhaitant ne faire qu’un avec lui, Armelle avait les pieds dans l’eau. Les chaussettes de Noël en voyaient de belles… Le temps paraissait infini, et Armelle espéra que Malo n’avait pas fait pipi au lit. À présent son expédition qu’elle croyait si bien préparée se révélait bien hasardeuse. Un cauchemar d’un de ses frères avait pu réveiller ses parents. Tarek et Solange étaient peut-être en ce moment fous d’inquiétude. Et si son père était parti à sa recherche ? Que faire si les gendarmes décidaient d’explorer à pied la plage ? Mais la voiture revenait. Armelle la sentit de nouveau rouler au-dessus d’elle, puis elle s’éloigna, et disparut vers la ville.

Le charme était rompu. Armelle couru jusqu’à chez elle. Aucune lumière ne filtrait des volets roulants de son appartement. Aucun bruit ne passait sous sa porte. Discrètement, elle se glissa dans le couloir, près de la chambre de ses parents. En dehors de son père qui ronflait, tout était silencieux. Elle retira ses chaussures et ses chaussettes trempées qu’elle cacha sous son lit. Elle y penserait après. Elle enfouit au fond du tambour de la machine à laver son manteau, là où elle l’avait pris en sortant. Avec un peu de chance, sa mère lancerait sa lessive sans voir que le vêtement avait été mouillé. Son bas de pyjama était à peine humide, ça pourrait aller.

En se glissant sous sa couette chaude, propre et sèche, Armelle apprécia pour une fois la paix de sa chambre, la respiration rassurante de ses frères et la sécurité de son foyer. Elle sentait qu’elle avait mis de côté, provisoirement, sa colère et le dégoût des murs, qui l’enfermaient certes, mais qui la protégeaient. Une demi-heure plus tard, elle n’entendit pas son père qui venait réveiller Malo.

À suivre le 12 février 2022…

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Chapitre 11 : Épiphanie tardive

Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.

Deux semaines s’étaient écoulées dans la torpeur des rhumes qui traînaient en longueur. Tarek avait fini par tomber malade, et l’anniversaire de Malo, le lundi 15 janvier, était passé à la trappe, enseveli sous la grisaille et sous des montagnes de mouchoirs sales.

Armelle se croyait très forte quand elle avait imaginé puis cousu le nouveau collier de Bonbon, mais elle fut étonnée de constater que le plus difficile serait d’écrire à son tour un billet. Le ton du message d’Alexandre – car elle l’appelait par son prénom et le tutoyait déjà en pensée – lui paraissait assez nunuche, mais elle découvrait qu’elle ne pouvait guère faire mieux. Comment paraître contente mais pas trop impatiente, intelligente mais pas intello ni pédante, empressée mais pas trop désœuvrée ni trop assoiffée d’amitié ? Elle lui faisait certainement pitié, enfermée comme elle l’était. Il voyait en elle une gamine avec ses plumes et ses jeux. Voilà pourquoi son message était si gamin ! Il pensait s’adresser à une enfant. À trois enfants d’ailleurs. Comment avait-elle pu se croire son unique destinataire ? Ou alors était-il un espion, comme Columbo et comme la voisine du 11 ? Était-ce lui qui les avait dénoncés aux gendarmes ? Il semblait inquiet, mais ne cherchait-il pas juste à vérifier qu’ils avaient bien été mis en prison ? Ou qu’ils avaient payé une lourde amende les obligeant à rester cachés, honteux de leur pauvreté, vêtus de pantalons sales et troués, épuisés par la malnutrition ? Pire, attendait-il d’elle un faux pas ?

Quoi qu’il en soit, Armelle se coiffait maintenant avec soin pour faire ses devoirs sur la terrasse. Solange avait remarqué ce changement et s’interrogeait en silence sur ses raisons. Le lot de barrettes, colifichets et perles de bain qu’elle avait offert à sa fille pour Noël expliquait-il à lui seul ce sursaut de coquetterie ? Un nouvel élève lors des classes virtuelles ? Il fallait bien constater qu’Armelle soignait plus l’aspect de son visage et de ses cheveux que celui de ses pieds qu’elle n’avait pas honte d’emmitoufler de plusieurs paires de chaussettes dépareillées pour garder ses orteils au chaud quand elle travaillait.

Pendant une semaine, Armelle avait continué à voir passer Alexandre et son père qui travaillaient sur la plage. Elle n’osait pas lui faire signe. Elle se forçait au contraire parfois à détourner la tête. Elle n’arrivait pas, dans ces moments, à le croire malhonnête. Espérait-il de sa part un geste de connivence ? Il devenait évident pour Armelle, que tant qu’elle n’aurait pas répondu, elle ne pourrait se concentrer sur rien. Elle écrivit puis déchira plusieurs messages. Les indiens, c’était du réchauffé, mais la bonne année restait d’actualité. Pouvait-elle parler des gendarmes ? Ce serait trahir et mettre en danger sa famille. Dans un : « Et puis merde ! » sonore, elle ratura une dernière phrase, et écrivit sur un coin de feuille déchirée son numéro de téléphone. À quoi bon ces cachoteries débiles ! Et pourquoi ne pas lui crier son numéro du balcon ? Quelle perte de temps de mêler à ça Bonbon ! On vivait à distance, oui ou non ?

Oui, mais elle sentait bien que pour l’un comme pour l’autre, opter pour le téléphone, les appels, les messages instantanés et les visios serait une déception. Alexandre avait choisi Bonbon, et s’il était facile de communiquer d’un bout à l’autre de la planète par Internet, seule une grande proximité géographique permettait de confier ses mots au bon vouloir aléatoire d’un chat. Le papier fragile et froissé, l’encre qui pouvait se mouiller, les lettres imparfaites et trop serrées tracées à la main, et cet être vivant, imprévisible, joueur, gourmand et capricieux qui devenait leur émissaire, tout contrecarrait le tour numérique qu’avaient pris leurs existences, et rendait unique la phrase la plus anodine. Armelle s’était donc décidée pour une réponse des plus simples. Si Alexandre était un ami, il saurait s’en contenter. S’il était un délateur, il en serait pour ses frais.

Le mardi 23 janvier, tard le soir, Armelle avait ainsi écrit : « Merci Alexandre. Nous allons tous bien. C’est la pluie qui nous a gardés à l’intérieur. Les gendarmes ont été courtois, il s’agissait d’une erreur. Bonne année également à toute ta famille. » Mais ni le jeudi 24 ni les jours suivants n’apportèrent la réponse espérée. Bonbon entrait et sortait, portant toujours autour du cou le message qu’aucune main n’avait retiré. Une averse le trempa. Armelle le sécha, puis le récrivit, le déchira, changea pour un vouvoiement, recommença, revint au « tu », s’impatienta, s’énerva, se fâcha.

C’est ainsi que l’adolescente s’éveilla le lundi 29 janvier 2024 d’une humeur exécrable. Par chance, aucune classe virtuelle n’était programmée ce jour-là, et elle avait, pour seul travail à faire, une liste d’exercices de grammaire sur les propositions subordonnées qu’elle bâclait en mâchant sa contrariété, indifférente au soleil qui, enfin, brillait.

Le contraste entre les dispositions de la fille et celles de sa mère était, ce jour-là, saisissant. La journée était belle et Solange sortait de ses trois semaines de lutte contre la morve et l’humidité glaciale avec une énergie régénérée. Le matin, le supermarché débordait d’un arrivage inespéré de livres jeunesse. Sans doute le rachat du fonds d’une librairie que ni le commerce en ligne ni les fêtes n’avaient sauvée de la faillite. Solange avait rempli ses sacs d’imagiers, de romans fantastiques, d’albums illustrés sur les sciences et les techniques, de contes et d’encyclopédies, d’atlas et de blocs de coloriages. Il y en aurait pour tous. C’était un deuxième Noël, ou plutôt une vraie fête d’anniversaire pour Malo, un peu en retard, et qui profiterait à tous. Ces achats étaient-ils de première nécessité ? Oui, mille fois oui, et qu’on ne lui dise pas qu’elle préparait une évasion avec pour guide un livre de géographie destiné aux 5-12 ans !

Tout comme l’anniversaire, l’Épiphanie avait été oubliée. On était encore en janvier et Solange avait décidé, le matin en faisant ses courses, que les rois pouvaient encore être tirés. Elle allait, le soir-même, forcer sa famille à renouer avec la gaité. Elle avait adopté depuis plusieurs années comme devise, la phrase au départ anodine et même un peu désabusée d’une de ses copines : « On fait des gâteaux aux anniversaires et des crêpes à la Chandeleur ». Depuis les premiers confinements, l’application de cette maxime était devenue pour elle un acte de résistance, une arme dans sa guerre contre les événements. Si nos vies et nos actes pouvaient sembler absurdes, minuscules et perdus dans l’histoire de notre planète flottant parmi l’infini désertique de l’Univers, ils étaient d’autant plus vidés de tout but et de toute substance par l’absence de perspectives inhérente à une vie cloîtrée. Le sens pourtant, croyait Solange, pouvait se retrouver dans l’accomplissement de rituels en apparence dérisoires et terre à terre. Autrefois, quand elle côtoyait en vrai des gens, la mise en pratique de cette conviction lui avait attiré mépris et moqueries. Elle était pour ses collègues une ménagère trop consciencieuse, une pondeuse d’enfants, un peu bêbête et bornée, malencontreusement née avec des œillères qui limitaient son champ d’expression aux tâches domestiques et lui rendaient inaccessibles les richesses philosophiques et métaphysiques du monde.

Le fait est que Solange avait admis depuis longtemps qu’aucune théorie, aucun concept, n’auraient pu l’aider autant que l’aidaient, comme en ce lundi après-midi, le pétrissage et le pliage d’une pâte feuilletée. Elle s’y investissait pleinement, et c’est avec la certitude de faire un choix politique et philosophique qu’elle avait exceptionnellement arrachés Hélias et Malo à leurs exercices scolaires pour les coller à la réalisation et à la décoration de couronnes en papier. La galette des rois, les crêpes, Mardi gras, les chocolats de Pâques, les bains moussants et les petits fours devant le film du samedi soir étaient autant de crampons qui ancraient sa vie au calendrier, structurant d’échéances un peu festives à court terme, le non-sens sans fin de leur enfermement. Elle ne pouvait pas dire à ses enfants quand ils seraient libérés ni s’ils le seraient un jour, mais ce soir elle leur annoncerait qu’on fêterait les rois et que ce plaisir n’arrivait qu’un mois par an. Espérer la fève, se cacher sous la table pour distribuer au sort les parts, complimenter Malo pour le coloriage des couronnes en papier, rendrait cette fin de mois de janvier différente et donnerait une raison de vivre jusqu’au mois de janvier suivant.

Armelle, pendant ce temps, s’agaçait de voir sa mère donner toutes les quinze minutes des « tours » à sa pâte, pliée et beurrée, comme si sa vie en dépendait. N’avait-elle donc rien de plus important à faire ? Le destin d’Armelle serait-il, comme celui de sa mère, de naviguer entre un ordinateur et le supermarché pour n’avoir enfin que la confection du dîner comme moyen d’exprimer son énergie et son talent ? Quel manque d’ambition et d’imagination ! Malgré son dégoût pour cette vie médiocre, Armelle craignait d’avoir déjà emprunté le chemin lâche et décevant qui y conduisait. Elle respectait toutes les règles et travaillait si sagement ! La résignation de sa mère la révoltait. Devrait-elle prendre exemple sur cette femme mal peignée qui pataugeait dans la farine inutilement ? Ne pouvait-on sortir de la passivité pour autre chose que pour bouffer ? Armelle en colère voulait agir et désobéir. Le respect des règles sanitaires n’avait pas épargné à ses parents d’être dénoncés, surveillés et intimidés. Elle se sentait bouillir. Elle voulait sortir. Elle en avait assez d’attendre. Attendre la fin de la pandémie. Attendre d’être grande. Attendre d’avoir un métier qui ne la satisferait pas. Attendre de changer de logement… pour aller où ? Et comble de l’idiotie, attendre un message porté par un chat.

Le soir au dîner, Malo était fier de ses coloriages et surtout fier de s’être rendu utile dans la préparation de la petite fête. Solange distribua les livres qui produisirent des exclamations de joie. La galette, gonflée, striée et dorée, occupait la moitié de la table de la cuisine. Le feuilletage était parfait, la crème d’amande fondait. Armelle n’eut pas la fève, mais après mille colères, elle avait retrouvé le sourire. Elle avait enfin pris une décision qui la libérait d’un grand poids : peu importait ses parents, ses voisins, les gendarmes et la lâcheté, avant la fin de cette semaine, elle sortirait.

À suivre le 05 février 2022…

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Chapitre 10 : Le message

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La feuille tenait dans le creux de sa main. En petites lettres tracées avec soin, Armelle lu :

« Chers Indiens,

Mon père et moi avons vu lundi la charge de cavalerie des tuniques bleues.

Depuis ce jour votre terrasse est fermée et on ne vous voit plus jouer. Allez-vous tous bien ?

Votre chatte vient me voir sur la plage. Elle fouine dans les algues échouées sur le sable à la recherche de coquillages. Vous pouvez la charger de me donner de vos nouvelles.

Alexandre (le goémonier)

PS : Bonne année ».

Incrédule, elle lisait et relisait le message maladroit du grand garçon un peu gauche qui passait quotidiennement sous sa fenêtre. Il n’y avait là rien d’interdit. Ni le papier ni le courrier n’avaient été prohibés par les autorités. On avait bien sûr donné la préférence aux voies électroniques de communication, rapides, efficaces, hygiéniques. Qui savait quels agents pathogènes une enveloppe passée de mains en mains pouvait véhiculer ? Pour limiter les risques, tout courrier arrivant dans un centre de tri devait rester 48 heures en chambre stérile, et les facteurs ne distribuaient qu’une fois par semaine les lettres stockées dans leur bureau de poste. Celles-ci étaient, préalablement à chaque tournée, passées par lots, dans une brume désinfectante de gel hydroalcoolique pulvérisé. Les timbres étaient rares, et toutes ces mesures les avaient rendus chers. Tarek s’acharnait par principe à s’abonner à quelques journaux par voie postale. Pour peu que son hebdomadaire passe par plusieurs centres de tri, et soit un peu trop généreusement désinfecté par le dernier postier, il arrivait humide, froissé, tout corné, et avec un mois de retard. Les nouvelles n’étaient plus fraîches, mais le papier journal sentait bon la résistance pour la survie du monde d’avant.

En cet instant, Armelle ne pensait pas à son père dont elle avait tant moqué les manies de vieux lecteur démodé, mais elle succombait elle aussi au charme désuet de la feuille de papier qu’elle pouvait toucher, plier, rouler, froisser et cacher. Elle n’était pas sortie, elle n’avait enfreint aucune loi, mais elle sentait que ce billet roulé et scotché sur le collier de Bonbon était une porte ouverte vers une forme de liberté oubliée. Elle ne douta pas un instant que dans la famille « goémonier », Alexandre était le fils ne s’adressant qu’à elle, et pas le père offrant ses vœux à toute la famille. Elle décida donc qu’elle n’en parlerait pas. Pour la première fois depuis des mois, cette vie à huis clos lui offrait une aventure et un secret.

En essayant d’arracher le message enroulé autour de son collier, Bonbon s’était griffée. La lanière de cuir irritait maintenant sa blessure au niveau de l’encolure. Il fallait l’enlever. Mais délivrer la chatte de son collier lui faisait courir le risque d’être prise par les autorités pour un animal errant et d’être abattue. En outre, c’était supprimer la voie de communication ingénieusement inaugurée par Alexandre.

Armelle n’entendait aucun bruit venant du salon en dehors de la bande son d’un dessin animé de Tchoupi, un des personnages préférés de Malo. Le temps gris appelait à la sieste. Ses parents et ses frères devaient se reposer de leur mauvaise nuit passée sous la tyrannie de deux nez bouchés. Sans doute son père dormait-il, et Hélias devait-il lire Le Club des Cinq en roulotte, un truc qui fait rêver pour qui aime les chevaux et les cabanes. Armelle n’avait pas envie de dormir, et elle était seule comme rarement. Personne ne viendrait la déranger avant l’heure du dîner. Même Columbo, à qui d’habitude rien échappait, n’avait rien vu passer. Armelle avait sa propre aventure à présent ! Il était temps d’avoir un plan.

Tout d’abord il fallait soigner Bonbon. Armelle trouva dans la salle de bains un spray désinfectant et une crème cicatrisante qui avait été achetée pour Hélias quand il avait souffert de profondes griffures infligées par Malo en représailles à un vilain croche-patte. La fraternité en lieu clos n’était pas sans danger. Ensuite, elle sortit la boîte à couture et choisit dans le « sac à bricoles » une chute de coton imprimé vert. Voilà qui irait bien avec la couleur des yeux de la chatte. Armelle découpa un ruban de tissu qu’elle plia en quatre dans le sens de la largeur pour en former un fin collier. Il ne lui restait plus qu’à faire la couture en prenant garde de ne pas coudre sur toute la longueur et de laisser au milieu du ruban une ouverture qui, tournée vers l’intérieur contre le poil de Bonbon, permettrait de glisser de petits mots dans le collier, entre deux épaisseurs de tissu, sans irriter le cou de l’animal.

Le temps d’achever tout ça par la fixation d’un bouton pression, et la nuit était tombée. La porte du salon s’ouvrit un bref instant sur Solange qui cria à sa fille de ne pas oublier qu’elle devait lire un livre pour son cours de français. Armelle détestait cette prof de lettres qui avait choisi de leur faire étudier le Journal d’Anne Franck. C’était un livre important, certes, mais elle ne supportait pas le contenu de ces cours dans lesquels on leur répétait mille fois par heure comme ils devaient être heureux de ne pas être confinés dans le grenier d’Anne Franck. Comme s’ils avaient besoin de cette idiote de prof pour savoir que leur situation n’était pas comparable à celle de la fillette juive qui y avait laissé la vie. Inutile de réciter les mantras de bonheur pondus par le ministère et diffusés par les enseignants les mieux notés et les plus zélés pour reconnaître que d’autres avaient été plus malheureux qu’eux. Les élèves reconnaissaient sans difficulté que la police et la gendarmerie ne voulaient ni les déporter dans des camps ni les tuer. Les forces de l’ordre veillaient au respect de la distanciation et du confinement, pour leur bien, certainement. Était-ce leur faute si cette distanciation et ce confinement perdaient leur sens au fur et à mesure que s’éloignait l’époque de leur mise en place ? Était-ce leur faute si leurs missions décidées en haut lieu et si l’encouragement de la délation, poussaient des gendarmes à enquêter sur des guirlandes et sur des manches à balai ?

Les plus jeunes enfants avaient oublié la crise de 2020 qui avait déclenché les premières mesures d’isolement. Que pouvaient-ils comprendre aux raisons qui les tenaient enfermés ? Rien sans doute, mais il était probable qu’ils ne se souvenaient pas non plus de ce qu’ils avaient perdu. Armelle voyait parfois son plus jeune frère comme ses animaux de zoo nés en captivité. Malo ne savait pas ce qu’il pouvait regretter. Elle, à treize ans, devait trop souvent étouffer dans son ventre des envies de rébellion. Les programmes scolaires, les journaux et les publicités le répétaient pourtant : le monde extérieur n’était plus sain. Sortir et avoir des contacts physiques avec des amis nous rendait vulnérables aux nouvelles maladies, ou pire, favorisait l’émergence de terribles pathologies. Heureusement, par son intelligence, par la recherche scientifique et par la création incessante de nouvelles technologies, l’humanité pouvait gagner la guerre menée depuis quelques années contre la malignité des virus et des bactéries. La dématérialisation de notre mode de vie n’était que le chemin qu’empruntait maintenant notre évolution. Après le feu, l’agriculture, la sédentarisation et l’industrialisation, nous inventions une autre forme de civilisation.

La nuit, seule encore éveillée dans la chambre des enfants, elle tournait dans son esprit échauffé cette question : « Que lui manquait-il ? » Ils avaient tous un toit et la nourriture était abondante. L’obligation de se confiner avait même contraint les politiques à trouver enfin des solutions de logement pour tous les SDF. Plus personne ne vivait dans la rue et la mendicité appartenait au passé. La pauvreté existait encore, mais au moins était-elle à l’abri des regards et des intempéries. On pouvait rire et parler sans crainte, on sortait une heure par jour, on communiquait, on vivait.

Personne – pas même des adolescents en pleine rébellion hormonale – n’aurait songé à se comparer à des victimes de génocides, mais tous en avaient marre de s’entendre dire qu’ils n’avaient pas le droit de se plaindre. Armelle voulait de plus en plus se plaindre : se plaindre de ne pas voir ses  anciennes amies en vrai et de ne pas pouvoir s’en faire de nouvelles, se plaindre de voir la mer sans la toucher (et encore, la voyait-elle !), se plaindre de ne plus être montée dans un bateau depuis plusieurs années et de ne plus avoir le droit de rêver au jour où elle recommencerait, se plaindre de vivre chaque minute avec ses frères, se plaindre de ne pas pouvoir se plaindre de sa famille avec d’autres filles qui auraient partagé ses griefs et rigolé de broutilles, se plaindre de ne plus jamais manger de barbes à papa dans le parc, se plaindre de ne plus courir les poches pleines de centimes à la boulangerie en sortant du collège pour acheter des bonbons à partager sur le chemin avec les copains, se plaindre de ne pas pouvoir voyager, se plaindre d’avoir peur du métier qu’elle ferait s’il devait encore la tenir cloisonnée, se plaindre de devoir cacher son visage à chaque sortie, se plaindre de ne plus aller au club de boxe avec les gosses du quartier, se plaindre de ne plus être retournée au cinéma depuis ses derniers dessins animés de bébé, se plaindre de se voir grandir dans un monde figé, se plaindre d’être contrainte par des murs, maintenue de force en enfance alors que ses pantalons, ses soutifs et son besoin de voir le large explosaient.

Ce n’était pas la Gestapo, mais n’avait-elle vraiment pas le droit de hurler ?

À suivre le 29 janvier 2022…

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Chapitre 9 : Enrhumés !

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La visite des gendarmes pesa sur la famille toute la semaine. Malgré ses airs au début bravaches, Solange s’était complètement effondrée, et Tarek, d’une humeur noire, désespérait d’une humanité de cons qui n’aurait pas dû avoir le droit de vote puisqu’elle les avait mis sous la botte d’un système autoritaire que la population, terrorisée et infantilisée par la peur des autres et de la maladie, applaudissait.

Pour ne rien arranger, Hélias avait attrapé un rhume qu’il avait, deux jours plus tard, passé à Malo. Les sanctions en cas de toux et de nez qui coulent étaient sévères. Tout éternuement était passible de trois semaines de confinement de niveau 4, c’est-à-dire d’une interdiction complète de sortie doublée d’un accompagnement renforcé de téléconsultations quotidiennes assurées par des médecins du centre de surveillance des maladies virales. Sans compter qu’après guérison, votre dossier restait fiché comme celui d’une personne suspecte de fragilité immunitaire ou de comportements à risques pour non respect des gestes barrière.

Où Hélias avait-il pu attraper son rhume ? Mystère. Depuis plusieurs années maintenant, les messages pédagogiques et publicitaires des autorités de santé avaient vaincu les expressions pourtant tenaces des grands-mères et de la sagesse populaire : on n’attrapait plus froid. Les courants d’air n’enrhumaient plus, et aucun membre de la famille ne pouvait en accuser un autre d’avoir laissé trop longtemps la fenêtre ouverte. Ce n’était même pas la faute d’Hélias qui était sorti jouer sur les parkings en oubliant son bonnet. Quel virus, parmi les quelques deux cents coronavirus, rhinovirus, virus syncytial respiratoire, virus parainfluenza et adénovirus avait bien pu franchir la barrière d’eau de javel régulièrement répandue dans le couloir et sur les poignées de portes ?

Il n’était plus temps de se questionner, même si Armelle avait eu la curiosité de chercher sur Internet et était tombée sur un article de 2007 qui incriminait le stress comme facteur de vulnérabilité aux contaminations. Vu l’état de tension des derniers jours, même un petit virus javellisé et moribond avait pu infecter sans peine toute la maison. Maintenant que le mal s’était installé, il importait qu’aucun voisin n’apprenne que deux malades morvaient sous leur toit.

On avait installé les garçons dans le canapé-lit du salon qui était la pièce centrale de l’appartement, et donc la plus éloignée des fenêtres et des portes donnant sur l’extérieur. Plusieurs épaisseurs de bois et de vitres étouffaient la toux et les plaintes des enfants que la voisine du 11 aurait pu surprendre lors des visites régulières qu’elle faisait au n°17 sous prétexte qu’elle possédait, faisant face à l’appartement de la famille d’Armelle, une location de vacances, aujourd’hui inhabitée mais qu’il fallait entretenir et surveiller.

Solange et Tarek avaient découpé à la va vite, sans même les ourler, des mouchoirs lavables dans un vieux drap, pour éviter d’avoir à sortir des poubelles remplies de mouchoirs en papier souillés, ce qui n’aurait pas manqué d’attirer l’attention de Columbo.

La pluie fine et froide qui tombait sans interruption depuis quatre jours avait justifié aux yeux des rares résidents des environs l’absence des enfants sur les parkings en fin d’après-midi. Même la précieuse heure de sortie, par ce temps glacial qui vous transperçait, ne faisait pas envie. Cette météo aurait pu être une chance si l’humidité n’avait pas poussé Columbo à s’installer, non plus dans l’allée devant l’immeuble, mais dans le hall d’entrée du 17. Elle restait là, à l’abri derrière la porte vitrée, à fumer. Elle connaissait les codes de toutes les portes. Pourquoi avoir choisi la leur ? Pour les entendre vivre ? Pour savoir ce qu’ils regardaient à la télévision ? Armelle la voyait parfois, à travers le judas, faire les cent pas devant les boîtes aux lettres. Son image déformée passait, puis disparaissait. On sentait sa cigarette dont la fumée s’infiltrait dans le couloir de l’appartement. Au début, cette odeur avait gêné Armelle, assise sur son lit, un bloc à dessin posé sur les genoux. Puis elle s’y était habituée. Elle ne quittait pas sa chambre, sauf pour aller à la porte de temps en temps surveiller la drôle de voisine. Parfois, Armelle écoutait de la musique, augmentant le volume quand ses frères se mouchaient fort.

On était samedi. Dans deux jours, le 15 janvier, ce serait l’anniversaire de Malo. Il aurait six ans. Armelle lui souhaitait d’être guéri et qu’une éclaircie lui offre enfin une belle heure de jeux en plein air. Elle lui dessinait, depuis plusieurs semaines sur son temps libre, un album de jeux pour apprendre à lire, à compter, et à voir le monde. Elle lui inventait des labyrinthes et des coloriages magiques avec des additions et des soustractions. Il devrait assembler des images et des mots, compter des pommes et des euros, faire des courses imaginaires dans un magasin de jouets, et payer ses achats en petite monnaie à une vendeuse avenante qui ne porterait pas de masque. Assise sur son lit, Armelle dessinait toutes sortes d’animaux qu’on ne pouvait plus aller voir au zoo, mais qu’elle copiait de photos téléchargées sur son téléphone, pour que Malo sache qu’ils existent et puisse leur donner un nom.

À son âge, la classe pour Malo n’était pas obligatoire. Pour des raisons tant économiques que pratiques, l’éducation officielle ne commençait maintenant qu’à partir de six ans révolus au 1er septembre. Avant cet âge, les enfants, pourtant de plus en plus tôt familiers des ordinateurs et des tablettes, ne pouvaient pas se plier à la discipline des classes virtuelles. Les médecins avaient donc été chargés par le Président d’expliquer au peuple que les enfants ne devaient pas être soumis si jeunes à des écrans, ce qui rendait inadaptées pour eux les nouvelles formes de scolarisation à distance. Les pédopsychiatres expliquaient d’ailleurs que pour nos chers petits, le meilleur éveil était la vie quotidienne, sans exercices, graphismes ni artifices, au sein de foyers aimants. Il serait bien temps de les brancher à des cursus scolaires à partir de six ou sept ans. La réalité était devenue que beaucoup de parents, trop occupés ou mal informés, avaient confié aux chaînes de dessins animés en continu l’éveil aimant du foyer. Certains se débrouillaient autrement, essayant de coller le plus possible aux méthodes d’avant le confinement. C’est ce que toute la famille avait choisi pour Malo. Non seulement papa et maman jouaient évidemment pour lui les profs en dehors des heures de boulot, mais Armelle les aidait, comme elle le faisait en ce moment, en créant des pages de jeux et d’activités graphiques dont Malo raffolait. Hélias quant à lui, s’appliquait à apprendre à son frère des nombres de plus en plus grands, le système solaire et des pliages d’avions en papier toujours plus performants. L’enfant, bien entouré, progressait.

C’est pendant qu’elle coloriait la dernière tache d’une girafe, tout en prêtant l’oreille aux bruits qui venaient du hall d’entrée, qu’Armelle fut surprise par Bonbon qui, de retour d’une promenade, sauta sur le rebord de la fenêtre de sa chambre. Sans l’entendre à cause de sa musique, Armelle la voyait miauler de l’autre côté de la vitre. Trempée, elle manifestait son impatience de rentrer se réchauffer.

Armelle ouvrit la fenêtre à la jeune chatte qui sauta sur le lit, et se laissa tomber sur le flanc au milieu des oreillers pour commencer sa toilette. Armelle, heureuse de cette distraction, ne put résister à l’envie d’agacer Bonbon en agitant sous son nez un crayon. Joueuse, la chatte en oublia d’abord sa toilette pour sauter sur le bâton qu’elle tentait d’attraper de ses pattes avant tendues. Mais quelque chose la perturbait. Un moment attirée par le crayon, elle abandonnait la chasse pour se gratter le cou avec sa patte arrière gauche, se contorsionnait, essayait de se lécher, en vain. Armelle s’approcha. Qu’avait donc cette chatte sous son collier ? Une brindille ? Une feuille séchée de panicaut, ce chardon bleuté, qu’elle aurait accrochée dans la dune ? Non, entouré autour de son collier, un petit morceau de papier était scotché. Sans rien dire, Armelle le détacha et le déroula. C’était un message secret !

À suivre le 22 janvier 2022…

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Chapitre 8 : Les gendarmes

Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.

Le lundi 8 janvier 2024 était une triste journée. On avait rangé, la veille, les jeux des vacances et la plupart des décorations de Noël. Seules quelques guirlandes restaient encore accrochées au plafond. La table des devoirs avait repris sa place sur la terrasse, et le soleil semblait ne pas vouloir se lever. Ni à dix heures ni à midi le moindre rayon n’avait percé. L’air bougeait à peine, la pluie n’arrivait pas. Le ciel d’habitude mouvementé et changeant par mauvais temps, était immobile, comme enfermé par le couvercle uniformément gris d’une cocotte en aluminium étouffant le paysage.

            Pour ne rien arranger la classe virtuelle d’anglais n’avait d’abord pas fonctionné. Le lien envoyé le matin par la prof n’était pas actif. Il avait fallu le copier, et le moteur de recherche ne l’avait, aux deux ou trois premiers essais, pas accepté. Puis il l’avait accepté mais il avait demandé un code secret, inexistant. Après six ou sept tentatives infructueuses, la connexion avait été établie, sans que l’on sache pourquoi ni comment, sans code secret, sans que rien ait été différent, mais Armelle était arrivée en retard. Quand elle allait au collège, elle était toujours à l’heure. Dans le casque, le son crachotait et Armelle n’entendait pas la moitié des phrases en anglais. Aurait-elle mieux compris avec une bonne réception ? Elle serait notée présente, c’était déjà ça. Quelques élèves échangeaient des messages écrits en marge du cours. C’était le moment de se dire bonne année, mais depuis 2020 plus personne ne le disait sans arrière-pensée. Quand pourrait-on espérer de bonnes années ? Armelle attendait mollement le moment de signaler sa présence pour prouver au professeur, une jeune femme dont les cheveux épais et bouclés remplissaient l’écran, qu’elle suivait le cours activement.

À l’autre bout de la table, Solange faisait travailler les garçons. Malo comptait et coloriait des ballons, qu’il décorerait ensuite de boucles et de lignes brisées. Hélias recopiait un texte au présent dont il lui faudrait à la fin mettre tous les verbes à l’imparfait. Il galérait. Dans la cuisine Tarek, branché et casqué lui aussi, se battait pour expliquer la continuité des fonctions et le théorème des valeurs intermédiaires : « Vous êtes d’un côté de la rivière et vous devez passer de l’autre côté sans avoir le droit ni de voler, ni de sauter. C’est ça que ça veut dire la continuité. Alors, oui ou non, est-ce que vous vous mouillez les pieds ? »

Chaque demi-journée, le père et la mère échangeaient les rôles entre celui qui s’occupait de la maison et des enfants, et celui qui faisait cours ou qui corrigeait des copies en ligne. La prof d’anglais parlait maintenant de civilisation. Difficile de croire que loin là-bas, de l’autre côté de cet océan aujourd’hui triste et plat, des gens, en cet instant, conversaient en anglais. Et puis à quoi bon y croire ? Armelle n’irait jamais. L’école continuait à vous apprendre des langues pour commercer sur Internet, mais la jeune fille s’en fichait car acheter des objets fabriqués à cinq mille kilomètres ne la faisait pas voyager.

Elle en était là de ses réflexions et de son ennui quand on sonna à la porte. Le tintement, inattendu, mit toute la famille en alerte. Les sens aux aguets, tous se turent mais personne ne bougea. Depuis des mois, aucun visiteur ne s’était présenté, et aucun livreur ne venait jamais dans leur résidence trop reculée et trop peu peuplée. Ce n’était pas non plus le jour du facteur dont la maigre tournée n’avait lieu que le jeudi.

Malo, jeune et spontané, fut le premier à réagir. Passé un instant de surprise, il bondit hors de sa chaise et courut à la fenêtre de sa chambre par laquelle on pouvait apercevoir l’entrée de l’immeuble. Il revint tout excité en criant : « Ya une voiture de gendarmes garée devant chez nous !!! ». Tarek, vite sorti de sa sidération, avait déjà affiché sur son écran une feuille d’exercices présentée d’urgence à ses élèves comme un travail – là, tout de suite, maintenant – de quinze minutes en autonomie. Il lança le chrono à leur intention, coupa son micro et alla ouvrir. Solange le suivit. Déjà, des coups impatients étaient frappés à la porte. Les deux gendarmes qui pénétrèrent dans l’étroit couloir n’avaient l’air ni de venir partager un café ni de vendre un calendrier au profit des orphelins des forces de l’ordre. Ils étaient équipés des nouveaux képis à visières intégrales transparentes, filtrantes et respirantes que les enfants voyaient de près pour la première fois.

« Qui dans ce logement a acheté des couvertures de survie le lundi 4 décembre 2023 ?, commença sans préambule le plus âgé qui s’imposait d’entrée comme le chef.

_ J’ai acheté des couvertures de survie avant Noël, répondit Solange, mais je ne suis plus très sûre de la date.

_ Vous reconnaissez donc les faits ?, insista le vieux gradé aux galons doublement chevronnés. Son visage mince semblait se réduire à un nez, fort long et fort tordu, qui descendait d’un front lisse prolongeant un crâne qu’on devinait quasi-chauve sous le képi. Solange, malgré son inquiétude et sa stupéfaction, ne pouvait en détacher son attention. Où qu’elle essaie de regarder, elle y revenait toujours, tant il lui faisait irrésistiblement penser à la courbe de la fonction cube dans un repère orthogonal.

_ Je m’en souviens, intervint Tarek, mais ma femme les a achetées au supermarché, comme tout ce que nous prenons lors de nos courses ordinaires. Où est le problème ?

_ Le problème monsieur, s’exprima l’imposant nez, c’est que des couvertures de survie n’ont rien d’un achat ordinaire.

_ Ce ne sont pas des achats de première nécessité. C’est même suspect, crut bon d’ajouter le plus jeune gendarme aux galons sans chevrons, un adjoint probablement.

_ Mais si elles étaient en rayon, c’est qu’on devait pouvoir les acheter, non ?, se défendit Solange.

_ Vous êtes autorisés à faire des achats de première nécessité et vous avez l’obligation de savoir quels articles correspondent et quels articles contreviennent à cette définition. Ce ne sont pas les rayons du magasin qui doivent dicter à une bonne citoyenne sa conduite, madame. Nous avons été alertés pour une suspicion d’infraction, et nous sommes là pour mener une enquête. Notre boulot n’est pas de vous faire la morale, mais sachez que tout comportement sanitairement irresponsable met la vie des autres en danger. S’il y a lieu, nous serons contraints de vous verbaliser, madame.

_ S’il y a lieu ?, s’étonna Solange.

_ Si l’infraction est constatée, précisa le sous fifre.

_ Mais quelle infraction ?, parvint à articuler calmement Tarek malgré la moutarde qui lui montait au nez, un nez certes un peu busqué, mais loin d’égaler la courbure de celui du brigadier. Quelle idée la nature avait-elle eu de disposer au milieu de cette figure un tel point d’inflexion ?

_ L’infraction de vous être procuré un matériel utilisable uniquement en extérieur dans des conditions extrêmes alors que vous n’êtes pas titulaires des autorisations indispensables à de telles sorties. D’autre part un témoin assure vous avoir vue, madame, acheter une quantité de balais pour le ménage, disproportionnée à l’usage domestique desdits balais. Sans explications valables de votre part, nous serons contraints de vous perquisitionner, conclut l’officier fier d’avoir si bien parlé.

Pour toute réponse, Solange se plaqua contre le mur du couloir, faisant signe à son mari de l’imiter. Elle dégageait ainsi le passage vers le salon, et elle invita de la main les gendarmes à s’avancer. Suspendues du lustre au lampadaire allogène, accrochées des cadres des tableaux jusqu’à la tringle à rideaux, les guirlandes dorées et argentées, fabriquées par les enfants en découpant les couvertures de survie, égayaient encore la pièce et témoignaient des efforts de décoration du Noël tout juste passé.

Les deux équipiers armés et lourdement bottés contemplaient, leurs deux nez levés, les rubans brillants assemblés en anneaux dont ils devaient se demander l’usage que pourrait faire de ce découpage, une famille de terroristes sanitaires. Le chef détourna le premier son immense tarin du plafond pour s’adresser à Solange : « Vous avez acheté quatre couvertures de survie. Quelle preuve avez-vous qu’elles sont toutes là ? »

_ Mais monsieur, c’est bien simple, répondit Solange, chaque couverture de survie est un rectangle qui mesure 220cm par 140cm. Il vous suffit de calculer son aire puis de la multiplier par le nombre de couvertures que j’ai achetées, et enfin de diviser par l’aire des petits rectangles qui ont formés les anneaux et qui mesurent approximativement 20cm par 2,5cm – même si c’est parfois 3cm ou 1,2cm, ou s’ils ressemblent pour certains à des trapèzes car mon plus jeune fils a souvent découpé de travers – pour trouver le nombre total d’anneaux qui doivent former les guirlandes. Comptez les anneaux suspendus au travers du salon et, selon la comparaison de votre résultat du calcul avec celui du comptage, vous saurez si toutes les couvertures de survie sont là. C’est un calcul qui se fait les doigts dans le nez, si vous me permettez l’expression, ce qui ne doit pas être difficile pour vous . Voulez-vous que nous le fassions ensemble ?

Tarek, partagé entre la peur d’une catastrophe imminente et l’envie de rire, passa sa main sur sa bouche, frottant sa barbe de deux jours, et baissa les yeux sur ses chaussons. Armelle qui avait oublié depuis longtemps son cours d’anglais regardait avec inquiétude les représentants de l’autorité qui salissaient de leurs chaussures réglementaires pleines de virus et de bactéries le carrelage blanc soigneusement désinfecté de son logement. Hélias trouvait l’idée du calcul géniale et cherchait déjà une feuille de brouillon pour le poser. Quant à Malo, très fier que son bricolage suscite tant d’intérêt, il venait de faire tomber toutes les casseroles du placard sous évier pour attraper le rouleau de papier aluminium rangé tout au fond, et redécouper des rectangles métalliques pour montrer aux messieurs en bleu comme c’était facile et joyeux de décorer sa maison.

Le fracas des gamelles sur le sol de la cuisine mis une fin brutale aux discussions sur les guirlandes que les militaires n’avaient envie ni de mesurer, ni de compter, ni de calculer. Soucieux de ne pas perdre la face, et d’assez mauvaise humeur, le gradé interrogea Tarek au sujet des manches à balais. Les avaient-ils sculptés en bougeoirs pour la table du réveillon ? Tarek prit un air désolé, suggérant par quelques mimiques que le sujet était sensible et qu’il ne tenait pas à trop en parler devant Solange. « Ma femme est sujette au stress, voyez-vous… Elle balaie, elle balaie, elle tape dans tous les coins, elle cogne sous les lits, elle s’appuie sur son balai, elle le tord, elle le serre, elle les casse tous. »

Appuyant les dires de son père, Armelle était allée chercher sur la terrasse deux morceaux de manches à balais cassés que les garçons avaient brisés la veille en jouant aux chevaliers et aux pirates après le démontage du tipi des vacances. Elle avait pris un air navré de circonstance et montrait de loin aux gendarmes les morceaux de bois martyrisés. Solange, appuyée contre le mur du couloir, ne disait plus rien et, les yeux vagues, arrachait avec ses dents les peaux mortes de ses doigts irrités par l’eau de javel.

La tension s’effondra d’un coup. Le vieux gendarme désolé dodelina de la tête et posa, pour un bref instant de compassion et de solidarité, sa main droite gantée sur l’épaule de Tarek. « Je vois que tout est en ordre, nous allons clore la procédure, mais évitez, dans la mesure du possible, de vous faire encore remarquer ».

Quand la porte se referma sur les gendarmes, toute la famille retint son souffle le temps d’entendre claquer les portes de leur Peugeot 5008 garée devant l’immeuble. Quand le véhicule eut disparu du champ de vision perceptible depuis la fenêtre de la chambre des enfants, tous rirent de soulagement et rejouèrent la scène improbable qui venait de se dérouler. Tarek en avait oublié ses élèves en ligne qui, de toutes façons, étaient tous partis vers d’autres espaces numériques, sans aucun égard pour son théorème des valeurs intermédiaires. Ils discutèrent longtemps, mi-soulagés, mi-terrifiés de ce que cette visite impliquait de surveillance et de délation. Ce n’est qu’au bout d’un moment qu’Hélias levant la tête de sa feuille de brouillon et cessant de mâchouiller son crayon annonça : « Il reste deux couvertures de survie qui n’ont pas été découpées pour le plafond ! »

À suivre le 15 janvier 2022…

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Chapitre 7 : Sortie au bourg

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Noël arriva. La famille d’Armelle n’avait personne à qui rendre visite dans un rayon de cent kilomètres, et aucun prétexte ne les autorisa à quitter la ville en ce jour de fête. Avaient-ils eu tort de s’éloigner de la Région parisienne et des êtres aimés ? Les avaient-ils abandonnés en passant de l’autre côté du cercle autorisé ? Auraient-ils dû rester dans leur appartement de banlieue pour conserver le droit de retrouver leurs parents en cette seule journée ? Personne n’en parla.

Les premiers temps, les gens avaient essayé de rester proches. On se téléphonait, on s’envoyait des messages, on se promettait de vite se revoir. Les mesures de confinement annoncées par le gouvernement à partir du mois de mars 2020 prédisaient chaque fois leur propre fin dans quelques semaines. On assurait que la victoire contre la pandémie viendrait des sacrifices importants mais brefs que la population consentirait. On menait une guerre mondiale contre un ennemi microscopique, mais les combats se déroulaient au chaud, au milieu des coussins moelleux et des miettes de chips dispersées sur nos canapés. On pensait à la vie plus difficile de nos grands-parents, aux guerres passées, et on riait des râleurs oisifs et bien nourris.

Et puis la fin 2020 était arrivée, ponctuée de nouvelles toujours plus nombreuses de décès. Du virus souvent, mais pas forcément. D’infarctus, de cancers foudroyants, d’accidents, de vieillesse et de tristesse. La grippe aviaire était revenue, se répandant dans les départements ruraux comme pour profiter du vide laissé par les touristes et par les promeneurs confinés. On entendait presque le monde de l’infiniment petit rire des hommes. Le virus qu’on tentait de tenir à distance en nous bâillonnant et en nous barbouillant de gels désinfectants, recevait le renfort d’un autre de ses congénères qui nous attaquait à revers, infectant les élevages de volailles. Les canards passaient du gavage à l’abattage. De partout les paysans, jusqu’alors économiquement épargnés par la crise sanitaire puisque le seul plaisir qui restait au peuple était la bouffe, criaient à la ruine. Le dérèglement climatique ne pouvait plus se cacher, ni se prédire pour dans cent ans. Il était là, et comme seule réponse les actionnaires et les gouvernements vantaient les achats de voitures électriques à des citoyens cloîtrés chez eux. En panne d’imagination, l’avenir de l’humanité s’envisageait par la consommation.

2020 nous abandonna pour nous précipiter début 2021 dans un scénario qui ressemblait aux sombres films d’anticipation des années 70 et 80, Blade runner ou Soleil vert. On ne pouvait hélas plus se rassurer en éteignant la télé. Trop de signaux inquiétaient et aucun super héros ne semblait pointer sa cape à l’horizon.

C’est ainsi que les amis et les parents cessèrent d’évoquer par Skype les futures retrouvailles, les mariages et les cousinades. La foi se perdait. Quelques mois plus tard, on se retrouva un temps, mais quand il fut question en 2023 d’un reconfinement sans fin, les appels s’espacèrent. On avait peur d’apprendre de mauvaises nouvelles et peur d’être impuissants à partager ou à consoler d’écran à écran. Les familles nombreuses, confinées dans des appartements encombrés et bruyants, finissaient par se croire privilégiées malgré la promiscuité, et n’osaient plus affronter le regard d’envie des solitaires crevant de silence et d’ennui dans des logements qu’aucune visite ne rendait vivants. L’appel vidéo qu’on avait cru pouvoir être une compensation à l’absence, devenait frustration et souffrance. Sans perspective de fin, sans espoir d’embrassades, beaucoup trouvèrent le salut de leur santé mentale dans l’oubli. Le virus avait organisé l’humanité en atomes isolés : des noyaux de quelques particules collées, soudées devant la télé, et quelques électrons gravitant de temps en temps autour d’eux, mais coincés dans une orbite de mille mètres, et ne croisant que très rarement d’autres cercles habités.

C’est un de ces cercles qui venait pourtant d’apparaître dans le champ de vision d’Armelle.

En ce lundi 25 décembre 2023, la famille avait décidé de profiter de la relative liberté offerte ce seul jour par tolérance présidentielle spéciale, en sortant se promener tout simplement dans le centre ville de leur petite station balnéaire. Protégés par l’esprit de largesse et de fraternité soufflé aux autorités pour la Nativité, ils avaient tous les cinq pris à pied le chemin de quelques deux kilomètres à travers la forêt qui reliait la côte aux commerces survivants du bourg. Une tempête s’annonçait. Le vent, pourtant moins fort à couvert que sur la côte, agitait déjà les branches des pins et se chargeait de gouttes d’eau. De la terre trempée montaient des odeurs de feuilles mortes et de mousses qu’Armelle respirait, son masque légèrement baissé sous le nez. Hélias regrettait son vélo. Malo, intimidé par la perspective d’un si long chemin, marchait dans les jambes de maman, aveuglé par la pluie qui maintenant lui fouettait le visage. La nuit tombait.

À 17 heures 30, quand ils arrivèrent en ville, le ciel était noir. Sombre et mouillé, l’asphalte de la place de l’église brillait. Des guirlandes lumineuses se balançaient dans les arbres, eux-mêmes secoués par des rafales de vent. Des haut-parleurs crachaient des chants de Noël et des airs de comédies musicales américaines. Cette gaieté forcée sonorisée par la municipalité tranchait étrangement avec le silence des rues, augmentant encore l’impression de visiter une ville fantôme.

Ils en étaient là quand Armelle aperçut quatre silhouettes qui débouchaient d’une rue derrière l’église et qui pressaient le pas vers le parking. Le goémonier et sa famille avançaient, les bras chargés de paquets. Avaient-ils, eux, rendu visite à des proches ? Sorti de la nuit, apparaissait enfin un autre cercle de vie. Solange osa dire bonsoir d’un signe de la main. Elle connaissait le goémonier pour l’avoir prié par la fenêtre de lui donner quelques poignées d’algues rouges qu’elle avait laissées pourrir, au dégoût des enfants, au pied de son ficus. On pouvait être confinés et déshumanisés, mais son ficus de vingt ans, acheté à l’état de frêle arbrisseau le jour où elle avait fait la connaissance de Tarek, ne devait pas crever sans engrais. Ni le déluge qui s’abattait maintenant sur les deux familles, ni les presque trois ans de méfiance envers les postillons de son prochain, n’encourageaient les conversations, mais les adultes se saluèrent de loin. Malo allait courir remercier pour les plumes, mais Armelle le retint. L’échange d’un regard complice pour ce soir était déjà bien.

Il était plus que temps d’ailleurs de se mettre à l’abri. Tandis que le goémonier et les siens disparaissaient dans leur voiture, la famille d’Armelle s’engouffra dans l’église. D’un coup la tempête s’assourdit. Les lustres étaient allumés, des cierges brûlaient. Les lumières parsemaient de taches jaunes la nef centrale et le transept. L’immense crèche avec ses personnages de plâtre, et l’épaisseur des murs de l’église créaient un sentiment de sécurité alors que dehors se déchaînaient les éléments. Vidé de ses fidèles en cette fin des fêtes de Noël, le temple ne verrait plus ce soir venir personne. La famille allait donc rester là, rassurée par le sentiment d’être à l’abri dans cette froide et silencieuse forteresse de pierres. Seuls et ne comptant que sur eux cinq, ils écoutaient le cri assourdi du vent, protégés de la pluie et unis malgré les chamailleries.

À suivre le 10 janvier 2022…

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Chapitre 6 : Vacances de Noël

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Le samedi 23 décembre 2023 débutaient les vacances de Noël. Il avait été question pendant quelques mois de supprimer les vacances scolaires d’hiver. Le débat avait fait rage entre les membres du gouvernement, les économistes et les médecins. Pour les économistes les vacances ne servaient plus à rien. Les stations de ski avaient disparu avec le confinement, fort opportunément d’ailleurs pour éviter de trop mettre en avant le réchauffement climatique sur nos massifs. Quant aux déplacements exceptionnels pour aller voir sa famille à Noël, ils avaient été limités à huit heures et cent kilomètres le 25 décembre uniquement, ce qui ne nécessitait pas de congés particuliers. On mettait en revanche en avant le danger qu’il y avait à continuer de donner quinze jours d’oisiveté à des adolescents et à de jeunes adultes non encore résignés aux nécessités de politique sanitaire. Ne risquaient-ils pas de se rebeller quand ils se trouveraient désœuvrés ? Les médecins avaient argué que les enfants les plus disciplinés, ceux qui suivaient assidûment les programmes d’enseignement à distance, risquaient, sans repos, de développer plus encore de troubles psychiatriques que ceux dont on constatait déjà l’augmentation depuis la restriction des libertés et des déplacements. A l’heure où la société s’interrogeait sur son avenir et sur la pérennité d’un mode de vie dans lequel l’évolution des jeunes, actuellement confinés avec leurs parents, posait question, personne ne souhaitait nourrir dans les foyers les plus structurés et chez les enfants les plus prometteurs, des bombes à retardement. Il fut donc décidé qu’on garderait le calendrier des vacances scolaires pour rythmer la vie des Français.

Armelle aurait pu faire la grasse matinée, encouragée par Bonbon qui, sortie dans la fraîcheur du petit matin, était rentrée manger avant de se glisser près d’elle dans son lit pour se réchauffer. Gavée depuis plus de deux semaines de terrines de sanglier à tous les repas, la chatte ronronnait, prélude à sa sieste digestive, en piétinant la couette épaisse de ses pattes avant. Les bruits qui parvenaient à Armelle depuis le salon et la cuisine lui indiquaient que ses frères avaient pris leur petit déjeuner mais qu’ils rechignaient à s’habiller. Leurs cris trahissaient une excitation inhabituelle, même pour un début de vacances. Curieuse, Armelle embrassa Bonbon entre les oreilles, et sauta hors du lit, enfouissant la chatte sous un flot de couvertures. Ignorant le carrelage froid sous ses pieds nus, elle enfila juste une robe de chambre, et fut saisie, en ouvrant la porte donnant sur le couloir, par la température glaciale du reste de l’appartement.

La terrasse, ouverte à tous les vents, débarrassée de sa table et de ses chaises pliantes, avait perdu son aspect de salle de classe. Un courant d’air chargé de sel et d’humidité agitait dans le salon les guirlandes dorées découpées dans les couvertures de survie. Leurs anneaux de polyéthylène métallisé, agrafés en maillons de chaînes brillantes, bruissaient en se balançant. On se croyait presque sur le pont d’un paquebot au matin d’une fête organisée sur les flots. En pyjama sur la terrasse, les garçons découvraient le tipi en manches à balai que leurs parents avaient fabriqué et qu’ils y avaient monté pendant la nuit. La toile du tipi en rideaux de douche était imperméable aux intempéries, et sous la tente, le sol était recouvert de tapis de bain en chenille dont les moelleuses bouclettes n’avaient presque rien à envier à de véritables peaux de bêtes.

Au début émerveillés, les garçons regardaient maintenant leur nouveau terrain d’aventures d’un œil critique. Armelle, aussi surprise et intéressée que ses frères, mais moins démonstrative comme il seyait à une grande fille, s’approcha.

« C’est le carrelage qui ne va pas, s’exclama le premier Hélias, ça glisse et puis c’est froid.

_ Nous n’aurons qu’à ramasser du petit bois, des herbes et des pommes de pin sur le parking quand nous sortirons jouer, proposa Armelle.

_ Bonne idée, et il nous faudrait un foyer pour faire cuire des galettes et du pain. Tu crois qu’ils faisaient des galettes et du pain les Indiens ?, interrogea Hélias.

_ Aucune idée, mais les pionniers oui, je l’ai lu dans la Petite maison dans la prairie. On peut faire comme eux. Il faut cuire des galettes de farine de blé ou de maïs et manger du bœuf séché. Maman ! Tu as du bœuf séché ?, hurla Armelle.

_ J’ai de la viande des grisons, et un saucisson de bison, répondit Solange qui préparait son activité tipi depuis des semaines. Je vous les donnerai quand vous serez installés. »

L’enthousiasme et l’imagination gagnaient du terrain. Les accessoires de salle de bains se métamorphosaient en esprit en éléments naturels d’un décor hivernal du Grand Ouest. Armelle voulait faire des biscuits de levain comme ceux dont se nourrissait la famille de Laura Ingalls lors de leur périple en chariot dans les plaines américaines en 1880. Elle pétrirait un peu de farine, de sel et d’eau avec le dernier sachet de levure de boulangerie qui restait. De leur côté, ses frères, à force de promesses enfantines et de regards implorants qui jouaient sur la corde sensible, avaient plutôt bien négocié. Ils avaient obtenu le droit de déjeuner dans le tipi, et après mille recommandations maternelles de prudence pour ne pas se brûler, Solange avait accepté de prêter sa crêpière électrique pour servir de foyer. Malo et Hélias voulaient faire des gâteaux. Sans four, sans chocolat, sans beurre et sans fruits ?

« Vous devriez essayer de faire des makrouts, proposa leur père.

_ Des quoi ?, demanda Armelle.

_ Des makrouts, tu en mangeais chez les boulangers marocains à Paris : des petits gâteaux de semoule ronds fourrés à la pâte de datte.

_ C’est pas un peu compliqué papa de la patte de datte sous un tipi ?

_ Contente-toi de faire le gâteau de semoule et de le cuire en galettes sur ton feu. Ma grand-mère n’y mettait pas de dattes. Elle étalait la pâte comme une pâte à tarte épaisse et la coupait simplement en rectangles qu’elle faisait frire et qu’on tartinait de miel. Je peux te donner un pot de miel, on en a plein la maison, et je suis sûr que du miel aurait sa place dans les provisions de pionniers… Au lieu de beurre, tu peux faire la pâte avec un peu d’huile et d’eau chaude. Tu mélanges et tu pétris comme pour une pâte brisée.

_ Tu as de la semoule maman ?, cria Hélias déjà partant.

_ Oui, répondit sa mère, je voulais profiter des vacances pour essayer de faire des petits pots de semoule cuite dans le lait avec des raisins secs. C’est une recette de ma grand-mère…

_ Et bien faisons honneur aux grand-mères, dit Tarek, tu nous donnes la moitié du paquet pour les makrouts de ma grand-mère à midi et on te laisse l’autre moitié pour les petits pots de la tienne au dîner !

_ Mais les Indiens ils ont des plumes, intervint soudain Malo.

_ T’as rien compris ! On est des pionniers qui font du pain, pas des Indiens, le coupa Hélias.

_ Non !! On a un tipi et je veux des plumes !!!, Malo commençait à pleurnicher. »

Il fallait trouver une solution pour que les deux garçons ne cassent pas le jeu par leurs querelles avant même d’avoir commencé à jouer. Les plumes ne se trouvaient ni au Drive ni au supermarché. Armelle avait peut-être passé l’âge de jouer aux cowboys et aux Indiens, mais elle avait bien envie de passer ses journées sur la terrasse ouverte malgré le froid, de s’emmitoufler dans une couverture colorée, et d’inventer des histoires tout en cuisinant des recettes improbables de soupes aux herbes sauvages et de galettes du Grand Ouest. Il ne fallait pas compter sur Bonbon, rassasiée comme elle l’était, pour aller chasser un pigeon… Il y avait bien les plumes des mouettes, sur la plage, mais… Si seulement… Devant la terrasse passaient le goémonier et son fils. Les cris de plus en plus aigus de Malo attirèrent l’attention du garçon qui partait travailler sur la plage avec son père. Armelle en profita : « Hep, pardon ! Mon frère pleure parce qu’il voudrait des plumes de mouettes. Si vous en trouvez prises dans les algues, vous pourriez nous en rapporter ? Ce serait tellement gentil s’il vous plaît. » Surpris, l’adolescent poursuivit sa route avec son père sans répondre, mais la demande étonnante d’Armelle avait soudain calmé Malo, flatté que son désir attire tant de considération.

Ce jour-là ils sortirent dès le matin sur les parkings et remplirent des sacs de brindilles, de branches mortes, de mousses et d’aiguilles de pin. De retour sur la terrasse, alors qu’ils allaient étendre sur le sol carrelé de la terrasse leur butin, ils remarquèrent six grandes plumes de mouette, propres et lisses, posées sur le rebord du garde-corps de la terrasse. Malo criait de joie, Hélias avouait que c’était plutôt sympa, et Armelle se sentit pour la première fois depuis des mois une envie de danser. Trois plumes firent des coiffures d’Indiens acceptables, et les enfants décidèrent d’insérer au bout du calamus, la tige creuse des trois qui restaient, des mines de graphite prises sur leurs compas pour en faire des crayons.

Ils firent des galettes un peu brûlées au puissant goût de levure, et toute la famille assise en tailleur sur la terrasse déjeuna fort tard de viande des grisons, de saucisson de bœuf, de quelques makrouts grillées sur la crêpière, et d’autres plus grasses et plus savoureuses, frites dans la cuisine. Toutes, dégoulinaient de miel. Il faisait froid et le miel, tiédi au contact des pâtisseries chaudes, coulait sur les écharpes et les blousons. On était à la veille de Noël, on se léchait les doigts, et tout paraissait meilleur qu’un réveillon d’oie et de foie gras.

Quand la lumière commença à décliner, il fallut bien fermer la terrasse, remonter les radiateurs et se pelotonner sur le canapé pour se réchauffer. Cette journée étonnante dans un quotidien morne avait été riche en émotions et Solange remplaça le dîner par une orgie de petits pots de semoule aux raisins secs et aux pépites de chocolat devant un western à la télé.

À suivre le 27 décembre 2021…

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Chapitre 5 : Bonbon

Voici la suite du roman Un kilomètre publié au rythme d’un chapitre par semaine environ. Pour le lire par ordre chronologique dans son état d’avancement actuel, vous pouvez cliquer sur l’onglet « Un kilomètre (roman) » du menu d’accueil. Merci de votre visite.

Armelle avait gardé ses amis d’école primaire et de début de collège. Le confinement avait balayé les réticences de ses parents à lui acheter un téléphone portable, et cet accès un peu magique à des conversations secrètes, à des messages abrégés lancés parfois à minuit sous la couette, lui avaient fait apprécier ce nouvel isolement. Et puis c’était devenu, avec les mois, un peu moins marrant. Les messages ne se nourrissaient plus de nouvelles anecdotes vécues ensemble. Armelle comprenait bien que rester bloqués sur l’évocation du bon vieux temps avec d’autres adolescents de treize ou quatorze ans n’était pas naturel. Quelque chose clochait.

Il lui devenait difficile d’être sincère, même avec ses meilleures amies. Elle n’osait pas leur parler de ses journées, ni leur envoyer des photos de son escapade quotidienne sur les parkings arborés et désertés de l’immeuble. Aussi réduites qu’étaient ces sorties, elles lui donnaient l’occasion de tourner en roller, de grimper aux arbres, de lire allongée dans l’herbe ou encore de combattre âprement ses frères, tous trois armés de pistolets à eau. Les parkings grands comme la cour de récréation de l’école et du collège, étaient un terrain de jeu idyllique en comparaison des cours sombres et encombrées de poubelles des immeubles de petite couronne parisienne où vivaient ses amies. Les rues fréquemment contrôlées de la capitale et de ses environs, les trottoirs encombrés de promeneurs de chiens et de joggeurs, les parcs fermés qu’on n’entretenait plus, décourageaient d’utiliser l’heure de sortie autorisée. Beaucoup de jeunes préféraient rester enfermés. Parallèlement, chaque cage d’escalier devenait un monde en soi. Clos, curieusement interdits aux contrôles policiers, les immeubles des banlieues s’organisaient et se hiérarchisaient en micro-sociétés. Malheur à qui aurait dénoncé des voisins partageant un dîner. D’ailleurs il fallait s’entraider. Dans beaucoup de familles l’argent manquait. Si des pères et des fils adultes s’étaient faits livreurs ou croque morts, de nombreuses familles avaient perdu presque tous leurs revenus : ceux des petits métiers sacrifiés et ceux des petits travaux non déclarés – nounous occasionnelles, ménages, taxi sans le dire, serveurs et cuisiniers en extra sans contrat – qui autrefois payaient les loyers. Dans ce contexte, les enfants d’un même escalier traînaient souvent ensemble sur les paliers et dans les caves, jouant à se faire peur, et partageant pour le dîner un paquet de chips assaisonné d’histoires de trahisons et d’amitiés. Armelle, derrière son écran, les sentait s’éloigner.

Un autre coup dur avait été porté à la camaraderie quand, dès mars 2023, les concepts d’écoles, de collèges et de classes avaient volé en éclats. Les cours virtuels ne justifiaient plus de regrouper les enfants par quartiers ni même par âge. Les années scolaires avaient été remplacées par des modules de trois mois qu’il fallait valider pour pouvoir avancer. Conseillée par ses parents, épargnée par les soucis ménagers et pécuniaires, Armelle étudiait et avançait. Là-bas dans son ancien chez elle, la plupart de ses amis renonçaient, redoublaient, stagnaient. Armelle avait essayé de se tourner vers ses nouveaux camarades de classe. Après tout, eux aussi étaient vivants, quelque part de l’autre côté de l’écran. N’avaient-ils rien à partager ? Ils bavardaient parfois, coupant le micro du prof, court-circuitant la marche ordinaire du cours en visio. Ils pouvaient rire un peu, parler de leurs devoirs et de leurs vies, mais au bout de trois mois les résultats des examens et les choix des matières tombaient, les groupes étaient brassés, et les visages sur l’écran changeaient.

Ainsi isolée, Armelle devait se contenter, comme seules relations approfondies, d’avoir des frères et des parents. Un « mieux que rien » qui se révélait parfois agaçant pour une jeune fille de treize ans. Privée de véritables amis, elle manquait d’échanges et d’affection. C’est obsédée par ces tristes pensées qu’elle aperçut un jour de printemps 2023 toute une portée de chatons sortir de dessous les buissons. La mère avait dû mettre bas dans un renfoncement de l’un des parkings souterrains, désormais désertés. Armelle les voyait pour la première fois depuis sa fenêtre de chambre, celle qui donnait sur l’arrière de l’immeuble. Ils devaient avoir dans les deux mois et leur pelage gris était strié de roux. Ils avançaient hardiment vers les poubelles, alléchés par les restes odorants de sardines que Solange avait cuisinés la veille au déjeuner.

A partir de ce jour et pour tout l’été, la sortie du soir sur les parkings se para d’un nouvel intérêt. Armelle décida d’adopter au moins l’un des petits chats. Elle sortait avec des morceaux de viande dans ses poches, agitait des ficelles, tentait les félins ou s’asseyait patiemment sur leur chemin dans l’espoir d’attirer le plus hardi. Parfois ses frères l’aidaient. Parfois ils faisaient tout rater. Mais généralement ils se lassaient  car ils avaient des façons bien plus amusantes de jouer à chat, et dehors chaque minute comptait.

Une petite chatte, moins craintive que les autres, s’habitua petit à petit à la main qui, chaque fin d’après-midi lui déposait des friandises. Solange avait rapporté d’une de ses expéditions au supermarché un paquet de croquettes pour chatons avec lesquelles Armelle jouait au Petit Poucet, la jeune chatte bientôt sur ses talons.

Plusieurs mois passèrent ainsi à s’observer, à s’éviter et à se rapprocher dans de complexes manœuvres de séduction. Les croquettes l’avaient attirée, mais les pluies d’automne la décidèrent : Bonbon, ainsi nommée par Armelle en raison de sa gourmandise, s’installa dans l’appartement sec et chaud en octobre. Il serait bien temps de reprendre une vie indépendante au retour des beaux jours…

À suivre le 23 décembre 2021…

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